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WSWS : Histoire et culture

L'auteur et la révolution : un entretien entre David Walsh, directeur artistique du WSWS, et Trevor Griffiths

Première partie

21 mai 2009

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À l'Université de Manchester a eu lieu mercredi 12 novembre 2008 un débat exceptionnel sur la relation entre l'écrivain et la révolution. Le célèbre auteur Trevor Griffiths y discutait avec David Walsh, le rédacteur artistique du World Socialist Web Site (WSWS).

Griffiths a écrit autant pour le théâtre et la télévision que pour le cinéma depuis la fin des années 60. Son œuvre a été présentée dans le monde entier, et il a reçu de nombreuses récompenses, dont le prix du WGA [Writers Guild of America - Syndicat Américain des Auteurs, ndt] du meilleur scénario et une nomination aux oscars pour son film Reds écrit en collaboration avec Warren Beatty.

Un article rendant compte de cet entretien a déjà été publié le 18 mai 2009. Ceci est la première partie d'une transcription éditée et quelque peu abrégée de cet entretien.

David Walsh : Je ferais quelques remarques préliminaires après quoi Trevor et moi aurons un échange, puis nous laisserons la place aux questions et aux commentaires sur tout ce que nous aurons abordé.

Je voudrais essayer d'expliquer pourquoi je trouve que c'est une occasion particulièrement propice, une occasion qui tombe bien, pour tout un ensemble de raisons liées entre elles. Il peut y avoir une part de coïncidence dans tout cela, mais à mon avis, et d'une manière plus profonde, nous assistons à la convergence, ou au début de la convergence, d'un certain nombre de processus sociaux et culturels.

En premier lieu, au sens le plus général, nous sommes réunis sur le thème général de « l'écrivain et la révolution » en plein milieu d'une crise mondiale d'ampleur historique, et, par conséquent, de l'effondrement, de presque tout ce qui était tenu pour acquis au sujet du miracle du marché, etc., depuis les trente dernières années. L'idéologie et l'économie capitalistes ont reçu des coups dévastateurs. Cette situation à fait dire à Martin Wolf, journaliste économique en chef au Financial Times, qu'une révolution était possible.

Au cours de la dernière campagne électorale aux États-Unis, la question du socialisme et de la redistribution des richesses a été soulevée à la surprise générale. Cela a pris la forme d'une controverse entre le républicain John McCain qui qualifiait le programme d'Obama de socialiste et ce dernier qui niait avec véhémence, mais ces questions ont néanmoins été soulevées, et contrairement aux espoirs de McCain, il s'est révélé que la notion de redistribution des richesses ne déplaisait pas à des millions d'Américains.

Et cette question de la vie politique américaine est aussi liée à la discussion de cet après-midi, en partie du moins. Nous nous entretenons avec un auteur qui a passé un temps considérable à travailler sur un drame, These are the Times [1] qui traite de la vie de Thomas Paine, une figure importante et populaire de la Révolution américaine, et aussi un acteur et presque une victime de la Révolution française. Nous aimerions consacrer du temps à ces questions un peu plus tard, mais je voudrais juste mentionner qu'une bonne partie de la gauche universitaire à travers le monde fait une croix sur la Révolution américaine en prétendant que c'est une révolte de propriétaires d'esclaves et considère la population américaine comme désespérément conservatrice et arriérée.

Je pense que ces deux idées sont terriblement fausses. En ce qui concerne la population des États-Unis, il est clair qu'une radicalisation, dont l'élection d'Obama n'était que le plus pâle et le plus déformé des reflets, est en marche avec de profondes implications. En fait, il ne faudra pas longtemps, une fois l'euphorie retombée et la réalité du programme du nouveau gouvernement mise en évidence, pour que de larges couches de la population entrent en conflit avec M. Obama.

Ces questions sont soulevées dans le cadre d'une discussion à propos d'un artiste en particulier et de son œuvre, et c'est tout à fait indiqué de ce point de vue également. Car Trevor Griffiths est, incontestablement, du point de vue historique, l'un des auteurs les plus sagaces de notre temps. Et ce, de plusieurs manières.

En premier lieu, il a traité d'un grand nombre de moments historiques décisifs, et à plusieurs reprises pour certains d'entre eux : la Révolution américaine, la Révolution française, la Russie prérévolutionnaire, la formation du Parti bolchevique, les horreurs du stalinisme, la vague de grèves révolutionnaires italiennes de 1920, la guerre civile espagnole, John Reed et Louise Briant et la formation du Parti communiste américain, la course aux pôles, la grève des transporteurs de 1911 dans ce pays, le Parti travailliste sous plusieurs angles, le Parti conservateur, l'expérience du thatchérisme, le néo-nazisme, la guerre du Golfe, Et notre propre parti en Grande-Bretagne à une période antérieure de son développement.

Et d'autres sortes de scénarios également, sur des sujets plus intimes : la famille, les relations entre maris et femmes, les conséquences de la maladie, la mort de l'amour et des relations.

Ses oeuvres historiques saisissent les émotions et les comportements humains, ses oeuvres intimes sont enrichies par une approche historique. Même lorsque les maris et les femmes se crient dessus, il y a un sens aigu du moment historique et un ensemble de relations sociales plus larges dans le cadre desquels cela a lieu. En tant que réaliste historique, si je peux me permettre cette expression, je pense que Trevor Griffiths est vraiment exceptionnel dans notre période, peut-être même unique. Quand je dis réaliste, je ne l'entends pas au sens d'un courant artistique en particulier, mais comme quelqu'un qui, sous diverses formes, cherche à parvenir à la vérité du processus historique pour des raisons impérieuses et très contemporaines.

Je dirais de ses écrits, et je ne vois personne d'autre de qui je pourrais en dire autant en ce moment : si vous lisiez et plus encore voyiez, ses pièces et ses films vous gagneriez une certaine compréhension, dans les grandes lignes, de la première moitié du vingtième siècle ainsi que de certains des problèmes fondamentaux des trente dernières années qui trouvent leur source dans ces événements, comme les gens de l'époque les ont véritablement vécus et ressentis.

Ma dernière remarque : je pense que c'est un écrivain remarquablement honnête, doué d'une objectivité considérable. Comme avec n'importe quel artiste, tout n'est pas d'une qualité égale et je ne suis pas forcément d'accord avec les implications de chaque pièce, mais aucune personne honnête avec elle-même ne pourra nier que Trevor fait des efforts titanesques pour arriver à une vue correcte des choses, pour rendre justice à chacun. Il se met lui-même à la place de ses personnages et comprend pourquoi ils agissent comme ils le font.

« Tout le monde a ses raisons » dans ses pièces, mais pas au sens d'une platitude du genre « Il y a du pour et du contre partout » parce que le tout est toujours nourri d'une envie de s'opposer à l'ordre existant. Le fait qu'il aborde ses sujets de multiples côtés et en fait à la fois ressentir l'urgence est très inhabituel.

Ce n'est pas du prédigéré, lorsqu'on parle de sujets « politiques » on a parfois tendance à se fermer, parce qu'il s'agit généralement de donner un peu de corps à une idée toute faite et déjà comprise. Les vrais écrivains et les vrais artistes explorent ce qu'ils ne comprennent pas entièrement, c'est tout l'intérêt du processus artistique. Il s'agit de se tourner vers des moments déterminants, mais aussi de se tourner vers les aspects de ces moments pour lesquels il subsiste encore des problèmes politiques et moraux importants. Des questions toujours brûlantes. Il s'agit à la fois de savoir quelque chose, quelque chose d'important, mais pas tout – d'ouvrir des espaces plutôt que de les fermer. C'est très rare, en particulier de nos jours.

Après cette introduction, j'aimerais commencer en demandant à Trevor ce qui l'intéresse chez Thomas Paine. L'éditeur d'un livre sur l'oeuvre de Paine, Common Sense and other writings [Le sens commun et autres écrits, ndt], écrit « Thomas Paine est arrivé à Philadelphie fin 1774 avec de grands espoirs, pas d'argent et une lettre de recommandation de la part de Benjamin Franklin. Paine a laissé derrière lui [en Grande-Bretagne] une suite d'échecs, avec de fréquents changements d'emplois, de multiples banqueroutes et deux mariages qui se sont terminés l'un par la mort et l'autre par une séparation. À 37 ans c'était un inconnu. » Quatorze mois plus tard, la publication de Common Sense – un plaidoyer pour l'indépendance américaine – l'a propulsé sur le devant de la scène, le livre s'est vendu à 150 000 exemplaires pour un public que l'on estime à 700 000 lecteurs dans ce qui était à l'époque les treize colonies.

Est-ce que tu pourrais nous donner un aperçu de ton intérêt pour ce personnage et la manière dont tu l'appréhendes en tant qu'homme politique et être humain ?

TG : Qu'est-ce qui m'a attiré chez Thomas Paine ? Je suppose que ce sont ses œuvres. J'ai lu ses œuvres lorsque j'étais à l'université ici, mais ce n'était pas quelque chose que je pouvais partager avec mes amis étudiants ou ceux qui enseignaient, parce que Thomas Paine n'est pas très étudié en littérature anglaise, que ce soit ici ou dans n'importe quelle autre université. Il me faisait l'effet d'un type en marge qui avait une attitude passionnée par rapport à des principes liés aux droits des hommes et des femmes et par rapport aux injustices auxquelles étaient confrontés les hommes et les femmes tout au long de leur vie, il était né pauvre et il mourut pauvre, sans l'assistance d'un médecin, sans assurance-vie, toutes ces choses que nous considérons comme faisant partie d'un Etat développé moderne.

Il m'a semblé en lisant ça que c'était comme une répétition pour le vingtième siècle en Grande-Bretagne. Il parle fréquemment de l'Etat-providence, du fait que nous avons besoin d'un Etat qui soutient ses membres, et que sans cela les gens auront des vies misérables. À la fin de sa vie, au début du XIXe siècle, il écrivait assez consciemment sur la nécessité d'une révolution. Il écrit que si nous ne sommes pas préparés à la faire, à faire cette révolution de notre civilisation, les gens vivront dans la misère continuellement et que cela causerait plus de difficultés politiques pour les dirigeants que s'ils reconnaissaient l'humanité de ceux qu'ils dirigent. C'était il y a 200 ans, et si quelqu'un veut trouver la citation, c'est dans Agrarian Justice, en 1797, page 98.

L'autre élément qui m'a intéressé ici, c'est que j'avais déjà fait un film. C'est l'autre aspect. Dans ce métier, vous ne faites pas simplement votre boulot, vous travaillez le médium, vous travaillez la forme. J'avais atteint une certaine maîtrise de l'écriture de scénarios. J'avais travaillé très dur pendant dix ans. Ce qui a débouché sur l'écriture d'un film avec Warren Beatty intitulé Reds.

En fait, il s'appelait Comrades au départ, mais Comrades faisait un peu trop communiste. Reds, qui est un terme péjoratif en Amérique, est un titre gentiment ironique, sur lequel je n'avais aucun contrôle de toute façon, donc je l'ai accepté mais j'aurais préféré qu'il s'appelle Comrades, parce que ça représente la structure ouvertement politique du film et aussi la relation d'amour et de confiance entre Louise Bryant et John Reed.

Donc, durant les années 80 j'ai commencé à écrire des films, il était alors possible de trouver des commandes pour ce genre de travail. J'en ai écrit un à propos de l'ANC [African National Congress] en Afrique du Sud. J'ai fait de recherches cachées là-bas et de retour, j'ai écrit ce film pour Warner Brothers qui n'en a pas voulu. Ce n'est qu'un des cinq ou six films que j'ai écrits et qui n'ont pas vu le jour.

Qu'est-ce qu'il y avait d'autre à propos de Paine qui me semblait important ? Le socialisme. Où était-ce ? Quand est-ce que ça arriverait ? Quand est-ce que la « classe » allait devenir une force majeure dans le développement de l'Amérique et de l'Europe ? Paine fut un incroyable héraut de tous les changements qui allaient se mettre en marche, au moins en Grande-Bretagne, avec les chartistes et tout le mouvement chartiste.

Donc, voilà d'où vient mon intérêt pour Paine. Je dois en être à ma quatrième réécriture à présent. Le scénario a été publié en 1997. Il a pris sa propre vie qui n'a rien à voir avec le fait d'être un film. Il a été adapté à la radio. Il le sera au théâtre. En fin de compte, j'ai de plus en plus la certitude qu'il sera adapté à l'écran. Lorsque j'ai écrit, il faisait cinq heures et demie. J'y ai travaillé pendant dix ans pour le réduire à quatre heures et demie, et cette année, je dois essayer de le ramener à trois heures pour le Sheakspeare's Globe [Théâtre à Londres]. Restez à l'écoute je vous ferai savoir lorsqu'il y sera. J'espère qu'il sera prêt pour juillet prochain, à temps pour le 200e anniversaire de la mort de Paine.

DW : La question de l'égalité sociale se dégage de toute son œuvre, et c'est incontestablement une question brûlante pour nous tous. Peut-on dire que cela vient à la fois du contexte social qui se mettait en place et des Lumières ? Dans quelle mesure était-il un lecteur des Lumières ?

TG : Oui, c'était un grand lecteur, bien qu'il ne lise que l'anglais. Il ne connaissait pas le latin, ni l'italien ou le français. Mais il sentait le poids de sa propre classe. Il était né dans une famille d'artisans à Thetford [une petite ville du Norfolk, à 140 kilomètres au nord-est de Londres]. Son père était un quaker repenti qui fabriquait des corsets. À 14 ou 15 ans, Paine a repris l'affaire de son père, devenu corsetier. Il a beaucoup voyagé à travers le pays.

Il a aussi travaillé pour le service des douanes. Il a écrit un papier très intéressant – une remontrance au comité qui était responsable des conditions de travail et des salaires des gens qui travaillaient dans ce service. C'est son premier écrit, et il est absolument brillant et mérite d'être lu, même si peu de gens se sont penchés dessus. J'en ai tenu compte dans la pièce que j'ai écrite.

Paine s'est marié deux fois. Aucun des deux mariages n'était vraiment satisfaisant pour les deux parties. Puis il a passé quelque temps à Londres et cette période a été très importante pour me permettre de comprendre le personnage. Il s'est découvert un intérêt pour les sciences et les sociétés d'éducation pour adultes, il s'est joint à des gens qui étaient impliqués dans ce réseau assez distendu des sociétés d'éducation pour adultes à la fin du XVIIIe siècle à Londres. Et certaines de ces personnes étaient remarquables – Oliver Goldsmith et Ben Franklin.

C'est par l'intermédiaire de son amitié avec Franklin, à base de littérature et de Crown Green Bowling [une variante de la pétanque, ndt], qu'il a décidé qu'il aimerait découvrir le monde, il a emprunté trente livres et il est parti pour l'Amérique. Sur le bateau, il a attrapé le typhus et a été débarqué enveloppé dans une voile, ce qu'on faisait généralement pour ceux qui étaient morts trop près du port pour être jetés à l'eau. Donc, ils l'ont débarqué et jeté sur un tas de paille près des docks et il a été sauvé par un type qui a trouvé une lettre de Ben Franklin à son gendre lequel vivait et travaillait à Philadelphie. Franklin faisait partie des notables de Philadelphie, une grande figure politique. Cela se passait en 1774 ou 75. On l'a emmené chez un logeur, il s'est rétabli, et il est devenu ce que l'on sait.

DW : À ce sujet, c'était un parfait inconnu en arrivant aux États-Unis, pour ainsi dire, et pourtant en l'espace de 14 mois… C'est exceptionnel et c'est le genre de choses qui se produit durant les révolutions.

TG : Absolument, et dans les moments prérévolutionnaires. Il est arrivé en octobre 1774. En 12 mois, il avait écrit l'un des plus grands livres du XVIIIe siècle – Common Sense – un bouquin extraordinaire. De plus, il est devenu éditeur d'un journal, le Pennsylvania Magazine, qui appartenait à un Ecossais nommé Robert Aitken, qui était installé depuis peu. C'était un petit homme assez fier – une relation intéressante s'est nouée entre eux.

Comme tu le dis, dans les moments révolutionnaires, les gens qui étaient corsetiers deviennent tout d'un coup des faiseurs de constitutions. C'est ce qu'a fait Paine.

DW : Zinoviev travaillait dans un laboratoire de chimie et Lénine faisait ce qu’il faisait à Zurich et six mois plus tard… Et je dirais qu'aujourd'hui il y a des gens dans le monde, peut-être même dans cette salle, qui ne sont pas connus mais arriveront tout-à-coup sur le devant de la scène.

Est-ce que tu vois une progression dans ses écrits ? De Common Sense à The Rights of Man, il me semble qu'il y a une progression. Il est plus complexe. Il réagit également à ce qu'écrit Edmund Burke. Il y a une certaine élévation, une sophistication dans son œuvre, il grandit et mûrit…

TG : Certainement, tout cela est vrai. Mais la chose la plus importante à son sujet, et la chose qui n'a pas changé pour lui, c'est qu'il n'écrivait pas pour les aristos, les gens déjà bien installés et qui possèdent la richesse. Il écrivait pour les gens comme lui et ses parents.

Et je me suis fait la promesse que je chercherais toujours à écrire pour ceux que j'appelle les miens. J'ai ma mère, mon père, mon frère et ma sœur, ma grand-mère, ils sont très présents là-dedans. Le faire au dix-huitième siècle était extrêmement difficile. Wordsworth a essayé de le faire à un autre niveau, en poésie. La préface des Lyrical Ballads vous le montrera très bien.

Mais Paine avait un langage plus rustique. Ce n'était pas le langage de la rue. C'était un langage élégant à sa manière. Mais un langage qui n'exigeait pas des gens qu'ils en sachent beaucoup sur d'autres livres avant de pouvoir comprendre celui-là, un langage qui disait suivez votre cœur, et votre tête, entrez dans ce monde des mots et vous y trouverez quelque chose qui, je l'espère, vous sera utile. Ça ne l'a jamais quitté. Il n'est jamais devenu à la mode. Il n'est jamais devenu Edmund Burke.

Il est intéressant de lire Rights of Man, Part 1, qui est une critique des Réflexions sur la Révolution française, il y contredit Burke. Il parle du style de Burke. Ce livre, selon Paine, part comme une fusée de feu d’artifice et retombe comme la baguette de bois de la fusée. C'est une très bonne image du style pompeux de Burke comparé aux structures simples de l'écriture du simple corsetier que Paine a toujours continué d'être au fond.

DW : Là, je voudrais élargir la discussion parce que je pense que la question de ceux qui à notre propre période sont devenus des Burkes n'est pas une mince affaire. La flatterie et les louanges ne sont peut-être pas de ton goût, en particulier de la part de quelqu'un qui est assis juste à côté de toi, mais permets-moi de te dire que tu n'est pas devenu l'un d'eux. Je pense que ton approche historique a pesé dans ce sens.

Évidemment, il y avait des difficultés dans les années 1980 et 1990. Comme nous le savons tous, en 1989, ou 1991, l'histoire s'est arrêtée, ce fut la fin du socialisme et un âge d'or de paix et de prospérité s'est ouvert. Bon, évidemment ça n’a pas été le cas, mais ça a impressionné certaines personnes à l'époque. Ils ont dit adieu à tout ça, et ont beaucoup changé. Ce n'est pas une question mineure.

Dans l'entretien que tu as accordé au WSWS, tu as parlé de deux aspects de la solitude. La solitude de l'écrivain, qui est en quelque sorte un risque du métier, et la solitude du fait d'appartenir à une génération particulière, de voir ses camarades disparaître. Tu as accordé un entretien prophétique en 1979 où tu déclarais que les gens se cacheraient derrière des portes pour t'éviter, et j'imagine que d'une manière ou d'une autre c'est ce qui s'est passé.

Le fait que tu aies méticuleusement étudié ces événements historiques, en d'autres termes : que tu aies une perspective historique, est forcément lié au fait que tu aies pu poursuivre ta route.

TG : Je crois que c'est vrai, mais je ne pense pas être très bon pour parler de moi. Ce dont je voudrais parler, et que tu n'as pas encore mentionné, c'est que ma décennie formatrice, ça a été les années 70. De 68 à 79 disons. Bon, je vois qu'il y a des personnes dans cette pièce qui comprendront ce que ça veut dire, mais les autres pourront s'en faire une idée par les journaux et les films. Ce sont de bonnes sources. Ma source, c'est ma vie. J'ai vécu cette période et tenté de la transformer, d'empêcher que l'on dénigre les années 60 comme c'était souvent le cas aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans la plupart des sociétés développées.

Pour ceux parmi vous qui n'ont pas vécu cette époque, je voudrais que vous imaginiez une société dans laquelle le marxisme était présent partout pour ce qui est du vocabulaire. Il est presque impossible actuellement de se l'imaginer, mais j'ai relu la nuit dernière le programme du National Theater pour ma pièce The Party, écrite en 1972-73, et qui a été montée en 1973 avec Laurence Olivier dans un des rôles principaux et dirigée par le principal directeur du National Theater à l'époque, un type qui appelait John Dexter.

Ce programme avait été réalisé par un critique qui appelait Kenneth Tynan, basé sur ce que j'avais rassemblé pour mes recherches. C'est un livret de 48 pages.

The Party est une pièce qui se déroule à Londres en 1968 lors d'une réunion un vendredi soir chez un des producteurs de Play for Today, qui a invité le secrétaire général de la Socialist Labour League [SLL] – je l'ai appelé le RSP [Revolutionnary socialist party] mais en fait il est calqué sur la SLL/WRP [la Socialist Labour League est devenue le Workers Revolutionnary Party en 1973].

Cet homme arrive et prend les rênes de la réunion. En un sens, il est la réunion et il se lance dans un monologue de 22 minutes, sans interruption. Ce qui est certainement le plus long discours politique donné sur une scène britannique depuis Shaw. Et il y a également une anecdote à propos du gros mot qui est dedans, Olivier m'a dit « c'est la première fois que ce mot est employé sur cette scène, tu t'en rends compte Trevor ? » et j'ai répondu, « Bien, non, je ne m'en suis pas rendu compte » et il a ajouté « en tout cas comme faisant partie du texte ».

Ce qui est abordé dans la pièce constitue un calendrier de l'année 1968, avec à peu près tous les détails politiques que l'on puisse imaginer : le Vietnam, la France, la Suède, le Danemark, l'Italie et l'Amérique. C'est absolument extraordinaire. Et toute la scène est couverte de graffitis sur les murs, des graffitis politiques, dont un fameux de Paris, le poème très connu, « Je participe, tu participes, il participe, nous participons, vous participez… ils profitent. »

En plus, il y a des pages et des pages de texte. J'en lirais quelques lignes pour vous donner une idée de ce dont je traite.

Voilà les notes pour ma pièce, et à plusieurs moments dans la pièce j'ai extrapolé dessus – pas directement la plupart du temps, mais à l'occasion.

« La spontanéité est la forme embryonnaire de l'organisation », Lénine.

« L'exécutif de l'Etat moderne n'est qu'un comité de gestion des affaires de toute la bourgeoisie », Marx.

« En France, chaque classe de la population est politiquement idéaliste, et ne se considère pas comme une classe en particulier, mais comme une représentante des besoins généraux de la société. Le rôle de libérateur peut donc passer successivement dans un mouvement dramatique par les différentes classes de la population jusqu'à ce qu'il incombe finalement à la classe qui réalisera la liberté sociale », Marx.

« Le communisme est l'abolition positive de la propriété privée, de l'aliénation de l'homme par l'homme, et par conséquent la véritable appropriation de la nature humaine par et pour l'homme. C'est donc le retour de l'homme en soi, en tant qu'être social, c'est-à-dire vraiment humain, un retour complet et conscient qui assimile toute la richesse des développements antérieurs. Le communisme est la résolution définitive de l'antagonisme entre l'homme et la nature et entre l'homme et l'homme. C'est la solution du conflit entre l'existence et l'essence, entre l'objectivation et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il est la solution de l'énigme historique et il le sait », Marx.

Et ainsi de suite, encore et encore, à n'en plus finir, enfin si. Ça se termine par un poème de Brecht, que je voulais vraiment utiliser, car il est peu connu.

« Quelle bassesse ne commettrais-tu pas pour en finir avec la bassesse ? Si tu pouvais enfin changer le monde, à quoi t'arrêterais-tu ? Qui es-tu ?  Plonge dans la fange. Embrasse le boucher. Change le monde. Il en a besoin », Bertolt Brecht.

Nous n'avions pas seulement un programme entièrement marxiste. Nous avions une pièce dont le sujet était le marxisme. Et à l'époque, c'était donné sur la scène du Théâtre national à l'Old Vic et chaque soir durant quatre ou cinq semaines, 900 personnes venaient voir cette pièce. Et ils s'asseyaient, écoutaient, regardaient et s'étonnaient sincèrement comme si c'était une de leurs pièces.

Cependant, au cours de cette période une partie de la clientèle du National a renâclé, même si le grand homme [Laurence Olivier] en personne était sur scène, dans le rôle principal – ils ont laissé la place à ce que le directeur à l’époque disait être des gens des lycées techniques et des écoles professionnelles. Les « gens de moindre qualité » voulaient voir la pièce, ils en avaient beaucoup entendu parler, bien qu'elle ait généralement été descendue par les critiques, elle fut très admirée par beaucoup d'autres gens.

Alors de quoi parle-t-on ? On parle d'une époque très différente de l'époque actuelle. Il se pourrait aussi que l'on soit en train de parler d'une époque sur le point de se répéter. Il se pourrait très bien qu'il y ait alors nettement plus de marxisme dans les pièces et les livres qu'à présent.

Ce n'est pas tout. Ce n'était pas qu'un changement dans le théâtre. Je n'ai jamais considéré que le théâtre était si important que ça. Le changement le plus important, c'était à la télévision. J'ai écrit une série intitulée Bill Brand, 11 heures de télévision aux heures de grande écoute, au sujet d'un député travailliste de gauche, un marxiste. Une année dans la vie de cet homme qui devient parlementaire suite à une élection anticipée à Stockport. On a eu dix millions de spectateurs chaque semaine, chaque lundi à 9h du soir.

C'est la société que nous étions en train de créer, et c'est la société que tant le Parti travailliste que le Parti conservateur se devaient d'anéantir. On s’est trompé, vous savez, on a mal fait les choses. C'était une période agitée, sale, très mauvaise par moments, mais, nom de dieu, c'était vivant. C'était vraiment vivant. Les universités étaient des lieux très, très différents de ce qu'elles sont aujourd'hui.

DW : 40 ans ont passé depuis 1968 et beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Cette vague de radicalisation a duré de 1968 à 1975. Et les raisons de son épuisement sont complexes, mais à mon avis, les organisations qui avaient la charge de diriger la classe ouvrière ont été incapables de prendre avantage de la situation et les occasions révolutionnaires n'ont pas été saisies, ou ont été trahies, surtout en France, en 1968.

En conséquence, une ambiance très différente s'est installée au milieu des années 70. On a eu une nouvelle stabilisation de la politique, puis Thatcher et Reagan, un virage à droite de la classe moyenne et un virage à droite parmi certaines sections de la classe ouvrière, ou tout du moins un détachement de la politique.

Mais en tant que marxistes, nous voyons ces événements comme des processus historiques objectifs. À des périodes historiques différentes… même sans tomber dans les louanges et la flatterie, quelques personnes se sont élevées contre le paysage relativement désolé des années 1980 et 1990… mais la question n'est pas celle de l'avenir du « socialisme » en soi, mais celle de l'avenir de la classe ouvrière. Est-ce que le capitalisme a résolu ses contradictions ? Est-ce qu'il a résolu ces problèmes par l'effondrement de l'Union soviétique, grâce à Thatcher et Reagan ? Nous avons maintenu que non, qu'il n'avait pas surmonté ces contradictions, qu'elles ressurgiraient à un niveau plus élevé.

Maintenant, ces décennies ont causé des difficultés idéologiques, incontestablement pour les États-Unis et ce pays. Nous les avons rencontrées, nous en sommes conscients. Mais finalement, à quoi sommes-nous confrontés ? Un monde qui depuis 1989 a plongé dans la guerre. Rappelez-vous, si nous n'avions pas eu l'effondrement de l'économie nous serions peut-être en train de parler de la guerre entre la Russie et la Géorgie, ou entre la Russie et les États-Unis, sauf qu'un certain nombre de choses se sont produites.

Alors, nous avons une situation exceptionnelle dans laquelle toutes les conséquences objectives se sont réunies. En quelques semaines, les ventes de Marx ont décollé et tout ce qui était censé avoir disparu nous revient. Pourquoi ? Parce que les contradictions n'ont pas été résolues et, selon nous, que le capitalisme offre un futur fait de pauvreté, de misère, de la menace de la dictature et de la guerre. Tout cela devient visible.

C'est pourquoi la question de ce qu'il est advenu à certains représentants de cette génération est une question objective et non personnelle. Pourquoi ont-ils abandonné ? C'est un problème social que ce renoncement, ces gens qui fuyaient en abandonnant leurs principes le plus vite possible. Nous sommes encore confrontés à certaines de ces difficultés aujourd'hui.

TG : Je pense que les années 80 ont permis à des gens, à certaines personnes qui se cachaient, de se déclarer. Des gens qui pensaient vraiment que le socialisme c'était de la merde, mais qui avaient dû se plier à la mode des années 70 et sont donc devenus des radicaux, comme ça se faisait à l'époque, puis quand ils ont commencé à écrire dans les années 1980 et 1990… ce que je veux dire c'est qu'on avait affaire à du thatchérisme light en ce qui les concerne.

Ce que je veux dire aussi, c'est quelque chose sur l'écriture en soi. Il y a beaucoup de jeunes gens ici, et certains sont peut-être venus parce qu'ils se disent qu'écrire n'est peut-être pas une si mauvaise idée. Quoi que vous étudiiez, écrire ça reste écrire, vous pouvez le faire, n'importe qui le peut.

Je voudrais lire un extrait que je lisais la nuit dernière pour l'inclure dans ce mélange d'idées. C'est de Kurt Vonnegut.

« Voici une leçon de littérature.

« Première règle : N'employez pas de points-virgules. Ce sont des hermaphrodites travestis qui ne représentent absolument rien. Tout ce à quoi ils servent, c'est de montrer que vous êtes allés au lycée.

« Et je réalise que certains d'entre vous peuvent avoir du mal à savoir si je blague ou pas. Donc, à partir de maintenant je vous dirai quand je blague.

« Par exemple, enrôlez-vous dans la Garde nationale ou les Marines et enseignez la démocratie. Je blague.

« Nous sommes sur le point d'être attaqués par al-Qaïda. Agitez des drapeaux si vous en avez. Ça les fait fuir à tous les coups. Je blague.

« Si vous voulez vraiment choquer vos parents, et que vous n'avez pas le courage d'être homo, vous pouvez au moins faire de l'art. Je ne blague pas. L'art n'est pas un moyen de gagner sa vie. C'est une manière très humaine de rendre la vie plus supportable. Pratiquer un art, bien ou mal peu importe, est un moyen de faire grandir votre âme, pour l'amour de dieu. Chantez sous la douche. Dansez en écoutant la radio. Racontez des histoires. Écrivez un poème à un ami, même un poème mal fichu. Faites-le du mieux que vous pouvez. Vous en retirerez une récompense énorme. Vous aurez créé quelque chose. » [2] Kurt Vonnegut, un grand homme, un grand homme.

À suivre

Notes :

1. These Are The Times: A Life of Thomas Paine—an original screenplay by Trevor Griffiths, Nottingham: Spokesman Books 2005, 195 pages.

2. « Here is a lesson in creative writing, » tiré de A Man Without a Country, Kurt Vonnegut, New York: Seven Stories Press 2005, 146 pages.

(Article original publié le 11 décembre 2008)


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