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WSWS : Histoire et culture

Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme 1973-1985

Déclaration du Comité international de la Quatrième Internationale

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Première partie: du trotskysme à l'opportunisme
 

1. Pourquoi le WRP s’est effondré
2. Internationalisme et lutte pour le trotskysme en Grande-Bretagne
3. Conflit avec l’OCI
4. La fondation du Workers Revolutionary Party

1. Pourquoi le WRP s’est effondré

La crise politique qui a éclaté brusquement pendant l’été 1985 dans le Workers Revolutionary Party et qui a évolué rapidement vers une scission dévastatrice entre ses principaux dirigeants est un événement qui a une importance extraordinaire pour la Quatrième Internationale. En l’espace de quelques semaines, la plus ancienne section du comité international de la Quatrième Internationale, qui était aussi une de ses sections fondatrices, se désintégra littéralement. Les trois principaux dirigeants du WRP – Gerry Healy, Michael Banda et Cliff Slaughter – qui totalisaient à eux trois près de 140 années d’expérience dans le mouvement socialiste, se trouvèrent engagés, presque du jour au lendemain, dans la lutte de fraction la plus virulente que le mouvement trotskyste ait jamais connue. En dépit du fait qu’ils avaient étroitement collaboré pendant trente ans, Slaughter et Banda se sont retrouvés d'un côté de cette lutte et Healy de l’autre. Et puis, l’instable coalition entre Banda et Slaughter s’étant rapidement effondrée, ils se lancèrent à leur tour, et avec non moins de frénésie qu’ils ne l’avaient fait contre Healy, dans une lutte à couteaux tirés.

L’effondrement du Workers Revolutionary Party entre juillet et octobre 1985 ne fut cependant une complète surprise que pour ceux qui n’avaient pas remarqué la dégénérescence prolongée dans les positions politiques du parti au cours de la décennie précédente. Les circonstances entourant la scission – la désorientation politique et la démoralisation qui suivirent la reprise du travail par les mineurs en mars 1985, la guerre intestine sauvage au sein du Comité central, l’éruption d’un scandale fangeux impliquant Healy, la dissimulation sans principe par le Comité politique de son abus grossier d’autorité, l’effondrement apparemment soudain de la structure financière du WRP ainsi que la conspiration en vue de tromper le comité international (CI) – provenaient de la dégénérescence nationaliste et de la croissance incontrôlée de l’opportunisme au sein de la direction du Workers Revolutionary Party.

Cette conclusion qui découle inexorablement d’une analyse marxiste de l’évolution d’ensemble du WRP depuis sa formation est rejetée par toutes les tendances issues de l’effondrement de l’organisation de Healy. A l’exception de l’International Communist Party nouvellement formé dont les membres - et c’est révélateur, représentaient la seule opposition de principe à la direction de Healy avant la scission - fondaient leur lutte sur l’Internationalisme, toutes les autres tendances affirment qu’il faut rendre le trotskysme ou le Comité International de la Quatrième Internationale responsable de la crise au sein du WRP. D’une façon ou d’une autre, ils soutiennent que la dégénérescence du WRP (pour autant qu’ils admettent qu’il y a eu dégénérescence) est le résultat inévitable d'une lutte pour défendre les principes trotskystes.

Malgré les différences que présentent en surface leurs attaques, toutes les tendances hostiles au CIQI s’accordent sur un point central: le trotskysme aurait été incapable historiquement de s’implanter dans la classe ouvrière et l’isolement qui en résulte serait la cause de toutes les dégénérescences politiques et de toutes les scissions ayant eu lieu au sein de la Quatrième Internationale.

En se défendant, face au comité international, Healy dit que ses opposants trotskystes croient en « un socialisme pur et dur, de la plus pure eau et du plus petit nombre… » (Déclaration du Comité politique du WRP, 30 mai 1986). Son allié, le nationaliste petit-bourgeois grec, S. Michael, accuse le CIQI de demander « un retour réactionnaire aux pratiques de la période des défaites et de l’isolement du trotskysme... » (« Une nouvelle ère pour la Quatrième Internationale », 21 janvier 1986). Puisque le principal dirigeant de la Quatrième Internationale durant « la période des défaites et de l’isolement » était Léon Trotsky, les pratiques contre lesquelles Michael se bat sont celles associées à la fondation et à la construction du Parti mondial de la révolution socialiste, c’est-à-dire à la lutte contre le stalinisme et le centrisme. Il affirme que la lutte pour des principes marxistes « signifie oeuvrer dans le but d’imposer des défaites à la classe ouvrière mondiale et à la Quatrième Internationale. » (Ibid.)

Dans une autre déclaration, Healy défendit ses agissements en insistant sur la nécessité de recourir à l’opportunisme et attaquait ainsi David North, un dirigeant sympathisant du comité international: « Pour lui ... la question déterminante est le maintien de la pureté de la doctrine, ce qui n’est possible que dans les groupes de discussion de toute petite taille: le nombre ne fait qu’encourager le délayage de la doctrine. » (News Line, le 14 février 1986)

En résumé, la position de Healy est qu’il est impossible de construire un mouvement dans la classe ouvrière sans trahir les principes du trotskysme. C’est la première fois qu’une tendance se disant adhérer au trotskysme déclare ouvertement que son principe directeur est de ne pas avoir de principes !

Banda partage, avec plus d’emphase dans le style certes, la même opinion et en a conclu qu’il faut détruire le mouvement trotskyste. Dans un document infâme publié en février et sur lequel la fraction Slaughter-Banda-Bruce (depuis défunte) s’est appuyée pour rompre avec le comité international, Banda déclara:

« Ce n’est certainement pas un hasard – en réalité c’est plutôt la conclusion logique et pratique de cette même conception du CI de 1953 – si aucune section du CI, et cela inclut la Workers League aux Etats-Unis, ne fut capable à aucun moment dans les trente-deux dernières années d’élaborer une perspective viable pour la classe ouvrière. » (Workers Press, le 7 février 1986)

Les conceptions sur lesquelles le CIQI était fondé, et que Banda attaque, sont celles de l’hégémonie révolutionnaire du prolétariat et de la théorie de Lénine et de L. Trotsky concernant le parti. La lutte historique contre le stalinisme, le centrisme et tous les agents de l’impérialisme au sein du mouvement ouvrier qui restent accrochés aux basques de la bourgeoisie, est une partie intégrante de ces conceptions.

Il est révélateur que Banda ait déclaré, quelques semaines seulement avant d’écrire les lignes précitées, que « le parti se divisa non sur des questions tactiques et programmatiques, mais sur la question fondamentale de la moralité révolutionnaire. » (News Line, le 2 novembre 1985) Ce qui n’était qu’une façon petite-bourgeoise et fantaisiste d’admettre que la rupture entre Banda et Healy n’avait rien à voir avec des questions principielles ou programmatiques.

Cliff Slaughter, parti lui aussi en croisade pour la « moralité révolutionnaire », a tiré la conclusion que la dégénérescence de Healy, tout comme la sienne, était le produit de « l’isolement » du mouvement trotskyste. « A aucun moment, depuis la mort de Trotsky, la Quatrième Internationale (QI) n’a fait la preuve de sa capacité à surmonter son isolement face aux grandes luttes de masses... Cette petitesse et cet isolement furent bien sûr des facteurs décisifs qui empêchèrent que la théorie marxiste ne soit développée avec succès. » (Workers Press, le 26 avril 1986) Cette déclaration, qui semble plausible à ceux qui sont organiquement des opportunistes et à ceux qui ne sont pas familiers avec l’histoire du mouvement marxiste, est fondamentalement en accord avec ce que dit Healy. Les trotskystes, affirme-t-il, sont incapables de développer le marxisme parce qu’ils sont peu nombreux. Et, s’ils sont peu nombreux, c’est parce qu’ils sont isolés de la classe ouvrière. Pourquoi sont-ils isolés de la classe ouvrière ? Slaughter ne le dit pas, mais considère longuement avec un brin de nostalgie la réponse déjà apportée par Healy, qui déclarait que l’isolement est le prix inévitable payé pour la défense des principes.

Il va de soi que, lorsqu’ils parlent d’isolement, ce n’est pas de la classe ouvrière, mais bien plutôt des bureaucraties staliniennes et social-démocrates ainsi que des multiples courants radicaux et nationalistes petits-bourgeois. Ils soutiennent que les trotskystes restent « isolés » tant qu’ils rejettent les pots-de-vin et les flatteries de ceux qui occupent pour l’instant des postes influents dans le mouvement ouvrier ou qui jouissent d’un soutien momentané dans les classes moyennes ou dans les masses des pays semi-coloniaux.

Un autre groupe ayant déserté le comité international après la scission a résumé de la manière la plus claire la position de toutes les tendances anti-trotskystes. La Liga Comunista du Pérou a déclaré que la dégénérescence de Healy, et toutes les luttes antérieures au sein de la Quatrième Internationale, démontrent la faillite totale du trotskysme, lequel, affirment-ils, n’a existé que « sous la forme de petites sectes révolutionnaires, de plus en plus isolées des masses .» (Comunismo, mars 1986)

Pour justifier leur décision d’abandonner la lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie nationale au Pérou, ils soutiennent que la Quatrième Internationale est restée « à l’écart du nouveau développement de la révolution mondiale, lorsqu’elle connut un renouveau dans les années 1940, avec l’Albanie, la Chine, la Yougoslavie, l’Europe de l’Est, le Vietnam, la Corée, l’Algérie, etc.

« Le mouvement trotskyste ne put rien apprendre de ces développements... Son existence de secte le dégagea de toute obligation immédiate de donner une direction aux masses et leur permit ainsi d’ignorer tous ces développements ou de les caractériser d’une façon tout à fait arrogante .» (Ibid.) Les caractérisations auxquelles ils s’opposent sont des termes marxistes tels que bourgeoisie nationale, bureaucratie stalinienne, radicalisme petit-bourgeois, centrisme, etc.

Le leader théorique de ce groupe, Jose B., a poussé cette analyse jusqu’à son ultime conclusion en affirmant que le trotskysme est isolé des masses parce qu’il s’appuie sur le prolétariat: « Manifestement, il s’agit du cas d’un mouvement implanté dans des forces sociales qui sont absolument hostiles aux forces sociales objectivement révolutionnaires. C’est pourquoi il faut qu'il soit objectivement détruit. » (Ibid.)

A peine ce document était-il publié que Cliff Slaughter s’envolait pour le Pérou afin de serrer la main de son auteur et ce, dans une telle hâte, qu’il en oublia le numéro de téléphone de l’organisation et fut ainsi immobilisé plusieurs jours à l’aéroport de Lima.

Il est remarquable, mais non surprenant, que tous ces renégats soient forcés de donner une interprétation de la crise du WRP qui, quant au fond, correspond essentiellement à l’analyse présentée en décembre dernier par le Socialist Workers Party américain, aujourd’hui l’organisation dirigeante anti-trotskyste dans le monde. Dans le numéro du 2 décembre 1985 d’Intercontinental Press, Doug Jenness, l’un des principaux dirigeants du SWP, remonte jusqu’à 1961-1963 pour retracer les origines de la dégénérescence du WRP, alors que ses dirigeants défendaient le trotskysme « orthodoxe » contre le révisionnisme pabliste:

« La révolution cubaine ne s’est pas développée comme le mouvement trotskyste international s’y attendait, c’est-à-dire sur la base de sa ‘ théorie de la Révolution permanente ‘. Toutefois, la majorité des forces se considérant comme étant de la Quatrième Internationale embrassèrent la révolution de tout coeur et commencèrent à ajuster leur théorie pour prendre en considération la façon dont la lutte de classe se déroula dans les faits.

« Au contraire, Healy et ses partisans firent de la ‘ théorie de la Révolution permanente’  un dogme. Partant de là, ils considérèrent que parce que la révolution cubaine n’avait pas été menée par un parti trotskyste, elle n’était pas une révolution socialiste. » (p. 726)

Cette déclaration, qui constitue la première admission par les révisionnistes du SWP que la scission de 1963 dans le comité international fut entraînée par leur rejet de la théorie de la Révolution permanente, démontre la véritable signification de la position de tous ceux qui attaquent actuellement le CIQI, peu importe qu’ils soient « pro-Healy » ou « anti-Healy ». Le SWP déclare que la dégénérescence du WRP provient de sa défense des principes trotskystes « dépassés ». Les renégats de toutes sortes sont d’accord sur ce point. Aussi, quand Healy justifie sa trahison des principes en prétendant qu’on ne peut pas gagner la classe ouvrière au trotskysme, les renégats sont d’accord avec lui sur cette question décisive.

Il y a un terme scientifique précis pour désigner la tendance que représentent tous ces renégats: le liquidationnisme. Ils représentent l’aile la plus réactionnaire de l’opportunisme et ont désormais rompu avec le trotskysme en demandant la destruction de son expression organisée, le Comité International de la Quatrième Internationale et ses sections nationales.

La base sociale de cette tendance est la petite-bourgeoisie de tous les pays capitalistes qui a succombé aux pressions de l’impérialisme et ne croit plus dans la viabilité des perspectives révolutionnaires basées sur le prolétariat international. Cette tendance est des plus prononcées dans les principaux centres impérialistes, où la classe ouvrière demeure dominée par les bureaucraties staliniennes et social-démocrates, et dans les pays moins développés où la petite-bourgeoisie radicale domine la lutte anti-impérialiste des masses.

La dégénérescence opportuniste du WRP, dont Healy fut l’incarnation, a facilité la croissance de tendances de droite non seulement en Grande-Bretagne mais aussi dans d’autres sections – particulièrement en Grèce, au Pérou, en Espagne et en Australie (quoique, dans ce dernier pays, l’aile droite n’ait représenté qu’une petite minorité et que leurs tentatives de détruire la Socialist Labour League aient été vaincues avec détermination). Comme l’a révélé la scission dans le WRP et le CIQI, ces forces opportunistes sont devenues une tendance liquidatrice pleinement développée dont le cri de guerre est « A la ferraille, le vieux trotskysme ! »

Pour cette raison, même si la séparation sans équivoque entre le CIQI et tous ces liquidateurs fut explosive et non anticipée, ce n’est qu’à cette condition que l’avant-garde révolutionnaire à travers le monde est en mesure de se renforcer et de réaliser l’indépendance politique du prolétariat face aux agences petites-bourgeoises de l’impérialisme dans le mouvement ouvrier de tous les pays.

Contrairement à ses adversaires parmi les liquidateurs, le Comité International de la Quatrième Internationale ne se contente pas de simples affirmations. Tous les liquidateurs, avec à leur tête une armée d’universitaires petits-bourgeois, répandent toutes sortes de théories pour expliquer l’effondrement du WRP. Mais pas un n’a entrepris une analyse sérieuse de la position politique et de la ligne de classe du WRP durant la dernière décennie. Ce n’est pas là simplement une question de faiblesse personnelle. Ils ne veulent pas d’analyse objective sur la façon dont le WRP a dégénéré de crainte que la classe ouvrière ne puisse s’armer des leçons de cette expérience. Ils préfèrent à cela une atmosphère imprégnée d’un maximum de confusion et de démoralisation, ce qui leur permet de remettre en question la validité du trotskysme et de la révolution socialiste.

Le comité international en revanche a réalisé l’étude nécessaire de la dégénérescence du WRP – et il a démontré de façon irréfutable qu’à chacune de ses étapes, cette dégénérescence s’accompagna d’un renoncement au trotskysme et à sa stratégie de la révolution socialiste mondiale. Loin d’être en rupture avec cette dégénérescence, les liquidateurs en sont le produit le plus malsain.

2. Internationalisme et lutte pour le trotskysme en Grande-Bretagne

Il ne fut possible de construire un parti trotskyste en Grande-Bretagne qu’à condition de lutter contre la perspective nationaliste qui exprimait la pression exercée par l’impérialisme et son idéologie sur la plus vieille classe ouvrière du monde. Dans la période qui précéda le congrès de création de la Quatrième Internationale, L. Trotsky lutta, sans faire la moindre concession, contre les tentatives de l’ILP britannique [Independent Labour Party - Parti ouvrier indépendant] de maintenir son autonomie nationale et, plus tard, il critiqua sévèrement la Workers Internationalist League (WIL), dont Healy était membre, pour son refus de subordonner ses divergences fractionnelles en Grande-Bretagne aux intérêts du prolétariat international et de travailler sous la discipline du parti mondial. Il fit aux dirigeants de la WIL la mise en garde suivante:

« Il n’est possible de maintenir et de développer un groupement politique révolutionnaire d’une importance sérieuse que sur la base de grands principes. Seule la Quatrième Internationale incarne et représente ces principes. Il n’est possible à un groupe national de suivre d’une manière conséquente une marche révolutionnaire que s’il est étroitement uni dans une seule organisation avec ses compagnons d’idée du monde entier et que s’il maintient avec eux une collaboration régulière dans la politique et la théorie. Seule la Quatrième Internationale est une telle organisation. Tous les groupements purement nationaux, tous ceux qui refusent l’organisation, le contrôle et la discipline internationaux sont essentiellement réactionnaires. » (Les congrès de la Quatrième Internationale, I. Naissance de la Quatrième Internationale 1930-1940, Editions la Brèche, p. 289)

La WIL ne tint pas compte tout d’abord de cet avertissement et un temps précieux fut perdu jusqu’à ce que ses dirigeants reconnaissent finalement qu’il était impossible de développer leur organisation sans accepter l’autorité politique de la Quatrième Internationale. En 1944, la WIL accepta la réunification avec la section britannique existante. Le Revolutionary Communist Party se développa à travers une dure lutte interne contre une clique petite-bourgeoise au sein de la direction, ayant pour leader Jock Haston. Cette lutte faisait partie d’une lutte internationale menée contre une tendance petite-bourgeoise qui sympathisait avec Shachtman et qui était représentée dans le Socialist Workers Party par Felix Morrow et Albert Goldman. C’est au cours de cette lutte que Healy devint le dirigeant de la section britannique.

En 1953, la section britannique se scinda. Cette scission était due à l’émergence d’une tendance révisionniste internationale menée par Pablo et Mandel, qui proposait de dissoudre le mouvement trotskyste dans le stalinisme. L’existence même de la Quatrième Internationale était menacée après avoir été minée théoriquement par les conceptions révisionnistes introduites dans les documents du Troisième congrès de 1951. En dépit des concessions faites auparavant, tant par les directions britanniques qu’américaines et portant sur des questions théoriques et politiques importantes, les forces qui se basaient sur la classe ouvrière au sein de la Quatrième Internationale se rassemblèrent pour vaincre les révisionnistes. Cette lutte atteignit son paroxysme avec la publication par le leader du SWP, James P. Cannon, en novembre 1953 de la « Lettre ouverte » qui créa le comité international de la Quatrième Internationale afin de mobiliser et de diriger les trotskystes orthodoxes contre les liquidateurs pablistes dans le Secrétariat International. Healy, qui avait collaboré de près avec Cannon pour combattre Pablo et son représentant en Grande-Bretagne, John Lawrence, soutint la publication de la « Lettre ouverte ».

Ce document historique dénonçait la fraction pabliste et l’accusait d’« œuvrer (aujourd’hui) et délibérément pour disloquer, scissionner et briser les cadres trotskystes, créés par l’histoire dans divers pays et pour liquider la Quatrième Internationale. » (La Vérité, n° 325, 20 novembre 1953)

Plus loin, la lettre réaffirmait les principes historiques sur lesquels se fonde le trotskysme:

« (1) L’agonie du système capitaliste menace la civilisation de destruction par des crises de plus en plus graves, des guerres mondiales et des manifestations de barbarie comme le fascisme. Le développement des armes atomiques souligne aujourd’hui le danger de la façon la plus sérieuse.

« (2) La chute dans l’abîme ne peut être évitée qu’en remplaçant le capitalisme par l’économie socialiste planifiée à l’échelle mondiale et en entrant ainsi dans la voie du progrès dans laquelle était engagé le capitalisme à ses débuts.

« (3) Cette oeuvre ne peut être accomplie que sous la direction de la classe ouvrière, seule classe réellement révolutionnaire de la société. Mais la classe ouvrière elle-même doit faire face à une crise de direction bien que le rapport des forces sociales dans le monde n’ait jamais été aussi propice à la marche des travailleurs vers le pouvoir.

« (4) Pour s’organiser afin de mener à bien cette tâche historique, la classe ouvrière de chaque pays doit construire un parti révolutionnaire sur le modèle qu’a développé Lénine: c’est-à-dire un parti de combat apte à combiner dialectiquement la démocratie et le centralisme, la démocratie dans l’élaboration des décisions, le centralisme dans leur exécution; une direction contrôlée par la base, une base apte à marcher au feu avec discipline.

« (5) Le principal obstacle dans cette voie est constitué par le stalinisme qui, exploitant le prestige de la révolution d’Octobre 1917 en Russie, n’attire les travailleurs que pour les rejeter ensuite, une fois qu’il a trahi leur confiance, dans les rangs de la social-démocratie, dans l’apathie ou dans les illusions à l’égard du capitalisme. Le prix de ces trahisons, ce sont les travailleurs qui le paient, sous la forme de l’affermissement de forces monarchistes ou fascistes, et l’explosion de nouvelles guerres fomentées par le capitalisme. Dès le début, la Quatrième Internationale a défini comme l’une de ses tâches principales le renversement révolutionnaire du stalinisme, à l’intérieur et à l’extérieur de l’URSS.

« (6) La nécessité, pour beaucoup de sections de la Quatrième Internationale, et de partis ou de groupes qui sympathisent avec son programme, d’adopter une tactique souple, rend d’autant plus indispensable pour eux qu’ils sachent comment combattre l’impérialisme et ses agences petites-bourgeoises (comme les formations nationalistes ou les bureaucraties syndicales) sans capituler devant le stalinisme: et inversement qu’ils sachent comment combattre le stalinisme (qui est en dernière analyse une agence petite-bourgeoise de l’impérialisme) sans capituler devant l’impérialisme.

« Ces principes fondamentaux établis par Léon Trotsky, conservent leur pleine validité dans la réalité toujours plus complexe et plus fluide du monde politique actuel. En fait, les situations révolutionnaires qui, comme Trotsky l’avait prévu, surgissent de toutes parts, ont maintenant rendu entièrement concret ce qui pouvait autrefois apparaître comme des abstractions un peu éloignées, non intimement liées à la réalité de l’époque. La vérité est que ces principes ont acquis aujourd’hui une force plus grande, à la fois dans l’analyse politique et dans la détermination des actions pratiques. » (Ibid.)

La lettre poursuivait en examinant les principaux points du programme de Pablo et ses agissements perturbateurs et fractionnels à travers le monde, puis elle lançait cet appel aux trotskystes du monde entier:

« En résumé: l’abîme qui sépare le révisionnisme pabliste du trotskysme est si profond qu’aucun compromis n’est possible ni politiquement ni organisationnellement. Pablo et ses agents ont démontré leur volonté de ne pas permettre que des décisions démocratiques reflétant réellement l’opinion de la majorité soient prises. Ils exigent une soumission complète à leur politique criminelle. Ils sont déterminés à expulser tous les trotskystes de la Quatrième Internationale ou à les museler et les ligoter.

« Leur plan consistait à injecter le conciliationnisme pro-stalinien à petites doses, tout en se débarrassant graduellement de ceux qui se rendent compte de ce qui arrive et y objectent. Telle est l’explication de l’étrange ambiguïté de bien des formulations et des échappatoires diplomatiques pablistes.

« Jusqu’à présent, la fraction pabliste a remporté certains succès au moyen de ses manoeuvres sans principe et machiavéliques. Mais le point de transformation qualitative a été atteint. Les questions politiques en jeu ont fait irruption à travers les manoeuvres, et la lutte est maintenant une épreuve de force.

« Si nous pouvons donner un avis aux sections de la Quatrième Internationale, nous qui sommes par force hors de ses rangs, nous pensons que l’heure est venue d'agir, et d’agir de façon décisive. L’heure est venue pour la majorité trotskyste de la Quatrième Internationale d’affirmer sa volonté contre l’usurpation d’autorité de Pablo. » (Ibid.)

Quelques mois plus tard, le premier mars 1954, Cannon analysait les implications historiques de la scission: 

« Nous seuls sommes les partisans inconditionnels de la théorie du parti formulée par Lénine et Trotsky, selon laquelle le parti représente l’avant-garde consciente du prolétariat dont le rôle est de diriger la lutte révolutionnaire. A notre époque, cette théorie devient une question brûlante et elle domine toutes les autres.

« Le problème de la direction ne se limite plus maintenant aux manifestations spontanées de la lutte de classe au cours d’un processus prolongé, ni même à la conquête du pouvoir dans tel ou tel pays où le capitalisme est particulièrement faible. C’est celui de la question du développement de la révolution internationale et de la transformation socialiste de la société. Admettre que ceci peut arriver automatiquement revient en fait à abandonner l’ensemble du marxisme. Non, cela ne peut qu’être une opération consciente et il lui faut la direction d’un parti marxiste représentant les éléments conscients dans le processus historique. Aucun autre parti n’est apte à réaliser cette tâche. Aucune autre tendance dans le mouvement ouvrier ne peut être reconnue comme un substitut satisfaisant. Pour cette raison, notre attitude envers tout autre parti et tendance est irréconciliablement hostile.

« Si le rapport des forces exige une adaptation des cadres de l’avant-garde à des organisations dominées, pour le moment, par de telles tendances hostiles – staliniennes, social-démocrates ou centristes – alors une telle adaptation doit toujours être vue comme une adaptation tactique pour faciliter la lutte contre elles, jamais pour se réconcilier avec elles, ni pour leur attribuer le rôle historique décisif. Tandis que les tâches des marxistes, se réduiraient à donner des conseils amicaux et à faire des critiques ‘ loyales ‘, à la manière des commentaires pablistes sur la grève générale en France. » (traduit de Trotskyism Versus Revisionism, New Park, Vol. 2, p. 65)

La lutte internationale contre Pablo fut décisive pour le développement ultérieur du mouvement trotskyste en Grande-Bretagne. En dépit de leur petit nombre et de leur extrême pauvreté – condition aggravée encore par les provocations organisées contre eux par le groupe pabliste de Lawrence, ouvertement pro-stalinien – les trotskystes britanniques avaient été extrêmement fortifiés par les leçons théoriques tirées de la lutte au sein de la Quatrième Internationale. Elle s’avéra être une préparation indispensable à l’intervention des trotskystes britanniques dans la crise qui éclata en 1956 dans le Parti communiste à la suite des révélations partielles faites par Khroutchev sur les crimes de Staline et de l’invasion soviétique de la Hongrie peu de temps après.

S’étant armés politiquement grâce à la lutte contre le pablisme, les trotskystes furent capables de gagner d’importantes forces dans les rangs du Parti communiste britannique – créant ainsi de nouvelles possibilités pour un développement du travail théorique dans le mouvement ainsi que pour son travail dans les syndicats et dans le Parti travailliste. Ces gains se trouvèrent consolidés par la fondation de la Socialist Labour League en 1959.

Les trotskystes britanniques commencèrent à jouer à cette époque un rôle politique de plus en plus actif dans le travail du comité international, surtout après que Cannon eût donné des signes d’affaiblissement de ses positions intransigeantes contre les pablistes. Healy et son proche collaborateur, Mike Banda, avaient suivi de près l’évolution des pablistes en Europe – spécialement leur réaction centriste à l’invasion de la Hongrie – et ils étaient convaincus qu’il n’y avait aucune raison de croire que les divergences politiques entre le Secrétariat International et le comité international se soient amoindries. En fait, ils étaient persuadés du contraire. Aussi, la croissance d’une position conciliatrice à l’égard des pablistes dans le SWP américain les inquiétait de plus en plus.

Derrière la tension politique croissante entre la SLL et le SWP il y avait un accroissement des divergences concernant l’orientation des deux sections. Depuis que le SWP avait lancé en 1957 aux Etats-Unis une campagne dite de « regroupement », le travail politique du SWP s’était de plus en plus orienté vers les milieux du radicalisme petit-bourgeois. La politique du SWP à l’égard des ennemis historiques du trotskysme s’affaiblissait et devenait plus conciliatrice et cela même au niveau de son organe théorique. Dès 1958, Hansen désavouait publiquement la révolution politique contre la bureaucratie du Kremlin. La SLL en revanche s’implantait plus profondément dans le mouvement de masse de la classe ouvrière grâce à une lutte inlassable contre la bureaucratie social-démocrate de droite. En 1958 et en 1960, Healy rencontra Cannon et d’autres dirigeants du SWP pour tenter de freiner leurs démarches précipitées en vue d’une réunification avec les pablistes. Son but consistait à atteindre la plus grande clarification possible des cadres internationaux. Cette clarté politique devrait être la condition préalable à toute discussion en vue d’une réunification avec le Secrétariat International.

Mais les divergences politiques entre le SWP et la SLL ont continué à s'aggraver. En 1960, plus d’un an après la prise du pouvoir par Castro, le SWP changeait de position pour adopter celle, selon laquelle un Etat ouvrier venait d’être créé à Cuba et que « l’équipe de Castro » consistait en « marxistes inconscients ». Ces derniers représentaient un substitut adéquat, capable de remplacer un parti trotskyste de la classe ouvrière cubaine.

Le 2 janvier 1961, le Comité national de la Socialist Labour League adressa une lettre à la direction du SWP par laquelle il exprimait sa profonde inquiétude devant le fait que les pionniers trotskystes des Etats-Unis s’éloignaient des objectifs stratégiques de la Quatrième Internationale. Il y exhortait le SWP à considérer l’énorme importance de la lutte pour les principes:

« Nous entrons dans une période dont la signification est comparable à celle de 1914-1917 et il est maintenant aussi vital qu’à l’époque de rompre de façon nette et déterminée avec les tendances centristes de toutes sortes existant dans nos propres rangs. Si nous voulons accomplir nos tâches révolutionnaires dans les années qui viennent, comme l’ont fait les bolcheviques, nous devons suivre l’exemple de Lénine et non celui de Luxembourg, et nous ne devons pas nous contenter de critiquer, mais aussi nous séparer, sans faire de compromis, des divers Kautsky d’aujourd’hui et par-dessus tout de la bande à Pablo. » (traduit de Trotskyism Versus Revisionism, New Park, Vol. 3, p. 46)

Il est important de noter que la SLL insistait sur le fait que la lutte contre le centrisme et contre toute forme d’opportunisme revêt une importance capitale au moment même où la situation objective entraîne une intensification de la lutte de classe et élargit les possibilités de construction du parti dans la classe ouvrière. De plus, cette attitude d’intransigeance théorique venait au moment précis où la SLL commençait à étendre son influence dans le mouvement ouvrier – en particulier dans l’organisation de jeunesse du Parti travailliste, dans lequel la SLL développait ses fractions et éduquait des jeunes comme des cadres trotskystes.

La SLL avertit le SWP que « le pire danger pour le mouvement révolutionnaire est le liquidationnisme, qui provient d’une capitulation soit devant la puissance de l’impérialisme, soit devant les appareils bureaucratiques dans le mouvement ouvrier, ou encore devant les deux à la fois. Le pablisme représente encore plus clairement aujourd’hui qu’en 1953 cette tendance liquidatrice dans le mouvement marxiste international. Pour le pablisme, la classe ouvrière avancée n’est plus l’avant-garde de l’histoire, le centre de toute théorie et de toute stratégie marxiste à l’époque de l’impérialisme, mais le jouet de ‘ facteurs historiques mondiaux ‘, contemplés et évalués de façon abstraite. » (Ibid., p. 48)

La SLL attaqua le mélange d’impressionnisme et d’objectivisme des pablistes. Elle analysa l’importance de leur révisionnisme pour la Quatrième Internationale: « ... toute responsabilité historique pour le mouvement révolutionnaire est rejetée, tout est subordonné à des forces panoramiques; les questions du rôle de la bureaucratie soviétique et des forces sociales dans la révolution coloniale sont laissées sans aucune réponse. Cela est naturel, car la clé de ces problèmes est le rôle de la classe ouvrière dans les pays avancés et la crise de direction de leurs mouvements ouvriers. » (Ibid., p. 49)

Les trotskystes britanniques faisaient cette mise en garde: « Toute retraite vis-à-vis de la stratégie de l’indépendance politique de la classe ouvrière et de la construction de partis révolutionnaires s’avérera être de la part du mouvement trotskyste une erreur historique à l’échelle internationale. En Grande-Bretagne nous avons vu le résultat du révisionnisme de Pablo dans les agissements des pablistes depuis la formation de la Socialist Labour League et dans la crise politique actuelle au sein du Parti travailliste. Nous sommes plus que jamais convaincus de la nécessité de construire un parti léniniste débarrassé de fond en comble du révisionnisme représenté par le pablisme .» (Ibid.)

En opposition à ceux qui affirment que les principes sont un obstacle à la construction d’un parti et en contradiction directe avec ce qu’affirme ce charlatan de S. Michael, selon lequel le soulèvement des masses rend inutile la nécessité de toute intransigeance théorique, la SLL déclarait:

« C’est précisément à cause des possibilités énormes qui s’ouvrent au trotskysme que la nécessité d’une clarté politique et théorique est si grande. C’est pourquoi nous devons de façon urgente nous démarquer de toutes formes de révisionnisme. Il est temps d’en finir avec la période où le révisionnisme pabliste était considéré comme une tendance à l’intérieur du trotskysme. Nous ne pourrons, sans cela, nous préparer aux luttes révolutionnaires qui commencent. C’est dans cet esprit que nous voudrions voir le SWP aller de l’avant. » (Ibid.)

Le SWP répondit avec hostilité aux propositions de la SLL. Cannon, qui avait abandonné la classe ouvrière américaine et s’était résigné à jouer le rôle de président national émérite d’une organisation qui devenait de plus en plus petite-bourgeoise, écrivait le 12 mai 1961 à Farrell Dobbs: « De toute évidence la brèche entre nous et Gerry s’élargit. Il est plus facile d’admettre ceci que de voir comment on peut renverser la tendance actuelle. A mon avis, Gerry avance vers un désastre et entraîne avec lui toute son organisation. » (Ibid., p. 71)

Malgré toutes les tentatives de Hansen d’empêcher une clarification quelconque quant à l’importance historique de la scission de 1953, la SLL avait imposé qu’une discussion sur les problèmes fondamentaux du programme et de la méthode marxiste ait lieu au cours des deux années suivantes. Les documents produits par les dirigeants de la SLL, en particulier par Cliff Slaughter, comptent parmi les documents les plus importants écrits pour développer le trotskysme depuis la grande lutte contre l’opposition petite-bourgeoise en 1939-1940. Cela reste le mérite impérissable de ceux qui menèrent cette lutte, d’avoir permis à la SLL de combattre courageusement la vague liquidatrice qui était en train d’engloutir de larges sections du mouvement trotskyste. La SLL s’opposa à la vague apparemment irrésistible d’adaptation aux divers dirigeants petits-bourgeois qui dominaient temporairement la lutte anti-impérialiste dans les pays semi-coloniaux et osa prendre position pour des principes que l’on tournait en dérision et que l’on considérait comme démodés et sans importance. Elle défendit la perspective de la dictature du prolétariat et répondit à l’avilissement de la théorie marxiste par les pragmatistes et les impressionnistes qui cherchaient un moyen facile d’abandonner la construction de la Quatrième Internationale. La SLL ne se contenta pas seulement de défendre la « Lettre ouverte »: elle lutta aussi pour tirer l’essence même des enseignements de L. Trotsky et de leurs rapports historiques avec la lutte à laquelle Lénine consacra toute sa vie pour construire un parti véritablement prolétarien. Travaillant dans un pays dans lequel les traditions théoriques étaient dominées par l’empirisme, les trotskystes britanniques devinrent les pionniers d’une renaissance de la théorie marxiste, démasquant la faillite de l’objectivisme qui constitue l’échafaudage anti-dialectique des attaques pablistes contre le trotskysme.

Alors que le bruit commençait à circuler que la SLL ne coopérerait pas avec le plan de Hansen pour liquider le trotskysme sous prétexte d’une réunification, les calomniateurs entreprirent de faire passer la SLL et son secrétaire national, Gerry Healy, pour des sectaires « gauchistes ». Mais, malgré la calomnie et les falsifications, la SLL commença à nouer des liens avec des trotskystes dans différentes parties du monde. Avec une patience hors du commun, ses dirigeants entreprirent d’éduquer une fraction trotskyste au sein du SWP. Ils insistèrent pour bien faire comprendre à leurs membres que la seule façon de défendre la Quatrième Internationale et de construire ses sections mondiales consistait à mener une lutte systématique et intensive contre le révisionnisme. Ils n’eurent de cesse de répéter qu’à moins de placer la lutte pour la construction de la Quatrième Internationale au centre du travail politique dans chaque pays, aucune section – même pas en Grande-Bretagne – ne pourrait avancer.

En juin 1963, alors que le SWP réalisait sa réunification sans principe avec les pablistes – ce qui allait détruire d’innombrables sections et allait, à cause des erreurs catastrophiques qui en résultèrent, coûter la vie à des centaines de trotskystes en Amérique latine, Healy adressa une dernière lettre au parti avec lequel il avait collaboré étroitement pendant plus de 20 ans. Il dénonçait avec indignation le fait qu’on avait masqué les trahisons du LSSP au Sri Lanka et les campagnes publicitaires en faveur de divers nationalistes bourgeois tel que Ben Bella. Il exprima aussi son mépris pour ceux qui justifiaient leur abandon des principes en prétendant qu'ils étaient sortis de « l’isolement ».

« Vous n’avez naturellement pas de temps à perdre avec les ‘ sectaires ‘ de la SLL. Nos camarades, aussi bien parmi les militants que dans la direction, luttent jour et nuit contre le réformisme et le stalinisme et ce, dans les meilleures traditions du mouvement trotskyste. Mais ils ne s’adressent pas encore à des dizaines de milliers de gens dans des meetings comme Ben Bella, Castro, et comme au prétendu rassemblement du premier mai, à Ceylan. A vos yeux, nous ne sommes que des petits ‘ farfelus gauchistes ‘.

« Nos camarades ont récemment pris la direction de la campagne contre le chômage, ont organisé un meeting de 1 300 personnes et y ont pris la parole, mais ce ne sont là que des bagatelles. Tandis que, malgré une violente chasse aux sorcières, nos camarades frappent durement les sociaux-démocrates dans le mouvement de jeunes, votre correspondant T. J. Peters (un ancien adhérent du SWP qui écrit maintenant comme un libéral en retraite) ne parle que du brillant avenir s’ouvrant devant le ‘ travaillisme britannique ‘.

« Les ‘ sectaires ‘ démodés que nous sommes, croient que la Quatrième Internationale, dont votre organisation a toujours été partie intégrante, offre la seule alternative à la direction du soi-disant ‘ travaillisme britannique ‘. Mais Peters n’a pas de temps à nous consacrer. Tout comme vous, il a eu son illumination.

« Cela vous a pris un certain temps. (Comme dit le dicton : ‘ Ceux qui viennent tard à Dieu y viennent le plus sûrement ‘). Voilà environ 12 ans que George Clarke a rejoint les forces de Pablo et qu’il publiait dans The Militant et dans ce qu’était à l’époque le magazine Fourth International, le message de cet infâme Troisième congrès. A l’époque, vous ne compreniez pas ce que Pablo représentait, puis il y eut la scission de 1953. Cannon salua cette scission en disant que nous ‘ n’allions jamais retourner au pablisme ‘. Mais vous avez fini par le faire. A présent vous avez des alliés partout, de Fidel Castro à Philip Gunawardene et Pablo.

« Encore une chose pour finir et ici notre congrès est unanime. Nous sommes fiers de la position que notre organisation a prise contre une capitulation aussi honteuse et aussi complète de la part de la majorité de la direction de votre parti devant des forces extrêmement réactionnaires. » (Ibid., pp. 163-64)

Un an plus tard, en juin 1964, le LSSP – qui s’était opposé à la « Lettre ouverte » et avait par la suite joué un rôle clé lors des manoeuvres menant à la réunification – entrait dans le gouvernement de coalition bourgeois de Madame Bandaranaike. Les avertissements de la Socialist Labour League se trouvaient confirmés. Healy alla à Colombo pour participer à la conférence du LSSP et pour faire campagne contre les traîtres qui complotaient pour entrer dans la coalition gouvernementale. Le 6 juin 1964, le jour de la conférence, il se tenait aux portes du Town Hall demandant à être admis et à parler aux délégués pour les inciter à rejeter la décision prise par N.M. Perrera, Colvin De Silva et d’autres dirigeants du LSSP de participer au gouvernement bourgeois. Bien qu’il réussît à obtenir un vote sur la question de son admission à la conférence, Healy se vit opposer un refus. Il resta à l’extérieur devant les portes de l’assemblé exhortant les délégués à rompre avec les dirigeants du LSSP et à soutenir l’aile révolutionnaire. Lorsque la conférence prit fin, Healy alla s’adresser aux ouvriers du port de Colombo, aux travailleurs des filatures de Wellawatta et à un groupe d’étudiants de l’université. Dans tous ces meetings, il expliqua les conséquences historiques de la trahison commise par le LSSP en collaboration avec le « Secrétariat unifié » de Hansen et Mandel. Son appel à la défense du trotskysme contre les traîtres du LSSP trouva un écho puissant. Le travail qu’il mena au Sri Lanka – et qui fut développé lors de voyages ultérieurs par Michael et Tony Banda – jeta les bases pour la reconstruction du mouvement trotskyste dans ce pays.

Aux Etats-Unis, la SLL se mit à l’oeuvre pour réorganiser le mouvement trotskyste après que le SWP ait déserté la Quatrième Internationale. Il apporta une aide politique immense, non seulement en analysant la scission, mais aussi en développant une perspective révolutionnaire pour le prolétariat américain. La SLL lutta contre les tendances qui voyaient dans la scission une question ne concernant que le mouvement radical aux Etats-Unis, elle lutta pour développer un véritable parti marxiste, orienté vers la classe ouvrière et s’appuyant sur l’internationalisme. Grâce à cette longue clarification aussi bien théorique que politique, le caractère radical petit-bourgeois et anti-internationaliste du groupe spartaciste fut démasqué et les conditions furent créées pour transformer, en 1966, l’American Committee for the Fourth International (le Comité américain pour la Quatrième Internationale) en Workers League (WL).

Le travail mené par la Socialist Labour League entre 1961 et 1966 représente une contribution historique à la construction de la Quatrième Internationale. Elle avait pris la direction de la lutte contre le révisionnisme et, conjointement avec l’Organisation communiste internationaliste (OCI) en France, celle du mouvement trotskyste mondial.

C’est durant cette période de travail théorique intense mené sur un front international que la SLL jeta les bases des progrès politiques et organisationnels gigantesques qu’elle allait accomplir en Grande-Bretagne. En 1964, elle conquit la direction des Jeunes Socialistes (Young Socialists) du Parti travailliste. Elle répondait aux purges menées dans le Parti travailliste par la direction Wilson en faisant des Young Socialists l’organisation de jeunesse du mouvement trotskyste.

L’influence de cette nouvelle génération rendit possible l’extension du travail politique de la SLL. La perspective révolutionnaire pour laquelle elle avait lutté, en s’opposant aux pablistes, se trouva entièrement confirmée par la grève générale de mai-juin 1968 en France. Ce développement entraîna une croissance rapide de l’OCI en France et, dans les conditions d’un conflit croissant entre la classe ouvrière et le gouvernement travailliste et réformiste de droite en Grande-Bretagne, un accroissement considérable des forces de la Socialist Labour League. En septembre 1969 était fondé le premier journal quotidien trotskyste, le Workers Press  (« La presse des ouvriers »).

En juin 1970, les Travaillistes, se basant sur les sondages d’opinion pronostiquant une victoire facile contre les Tories, organisèrent des élections. Mais une longue suite de trahisons de la part du gouvernement travailliste, sa tentative manquée, par exemple, d’introduire des lois anti-syndicales, créa les conditions d’une victoire pour les Tories. Ceci déclencha une escalade de conflits de classe telle qu’on n’en avait pas vue depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Travailleurs, intellectuels et jeunes commencèrent à adhérer à la Socialist Labour League dans des proportions inconnues jusque-là. Les moyens organisationnels et les ressources du mouvement grandirent avec une extrême rapidité. Des acteurs et des écrivains assistèrent aux conférences de la SLL, adhérèrent au parti et aidèrent à organiser des rassemblements aussi impressionnants que celui d’Alexandra Palace qui attira une audience de 4 000 personnes. Ripostant à l’introduction de lois anti-syndicales (l’Industrial Relations Act) par le gouvernement de Heath ainsi qu’à la montée croissante du chômage, la SLL organisa une campagne nationale contre le chômage s’appuyant sur des marches de jeunes, qui obtinrent un soutien immense en Grande-Bretagne et dont les progrès furent suivis avec fierté par toutes les sections du Comité International.

Pendant l’été des années 1970, 1971 et 1972, des camps d’éducation furent organisés dans l’Essex, attirant des délégations internationales de plus en plus importantes. La force de la SLL et sa cote de crédit auprès des révolutionnaires du monde entier s’accrurent énormément. Grâce à sa lutte contre le révisionnisme, elle avait été capable de développer la première analyse marxiste sérieuse du boom capitaliste d’après-guerre jamais tentée par le mouvement trotskyste. En outre, elle avait expliqué les contradictions explosives contenues dans le système monétaire international de Bretton Woods, basé sur la convertibilité du dollar en or. Les trotskystes britanniques démasquèrent l’impressionnisme qui caractérisait la théorie du néo-capitalisme de Mandel qui tentait de faire du Capital de Marx une justification de la subordination de la classe ouvrière aux mouvements protestataires petits-bourgeois.

3. Conflit avec l’OCI

Après la scission du Socialist Workers Party, de nouveaux problèmes surgirent au sein du comité international, et ce, malgré ces progrès – ou plutôt, pour être inséparablement liés à ces progrès. Dès 1966, des divergences commençèrent à se manifester entre la SLL et l’OCI concernant le rôle du CIQI. La divergence qui apparut pour la première fois pendant le Troisième congrès du CIQI, en avril 1966, sur la question de la continuité historique du trotskysme, indiquait clairement qu’il y avait une déviation centriste dans le mouvement mondial. Bien que l’OCI se soit opposée, aux côtés de la SLL, aux Robertsonniens et au groupe Voix ouvrière, qui niaient ouvertement le fait que la lutte contre le pablisme fût un critère fondamental de continuité historique, les divergences entre les deux sections allèrent en grandissant. L’insistance des Français à dire que la Quatrième Internationale devait être « reconstruite » n’était pas seulement une question de terminologie. Sous couvert d’un regroupement international, on suggérait une orientation politique vers des éléments centristes, remettant ainsi en question les gains de la lutte contre le révisionnisme pabliste. En faisant des concessions à ceux qui affirmaient que la Quatrième Internationale était « morte » et devait être « reconstruite », les dirigeants de l’OCI disaient, même si ce n’était qu’implicitement, que les leçons des luttes passées contre le révisionnisme n’étaient pas d’une importance décisive. Ils s’orientaient donc directement vers le marais politique du centrisme où il était possible de se réunir indépendamment de l’histoire politique antérieure des tendances représentées.

Avec la situation créée en France en 1968 par le soulèvement de la classe ouvrière et de la jeunesse étudiante, ces vacillations centristes jouèrent un rôle important dans l’évolution politique de l’OCI et du CIQI. L’organisation française, qui avait lutté pendant des années pour arriver tout juste à payer ses factures et à établir une présence dans le mouvement ouvrier, prit soudain des proportions toutes différentes, enflant littéralement comme un ballon de baudruche. Dès 1970, elle fut capable d’organiser un rassemblement à l’aéroport du Bourget, près de Paris, auquel participèrent 10 000 travailleurs et jeunes. Or, la direction de l’OCI, dominée par Lambert et Just, s’adapta aux éléments petits-bourgeois comme Charles Berg qui se mirent à inonder le mouvement. Bientôt, ce fut l’aile droite qui tint le parti en laisse.

Durant toute cette période, les divergences entre la SLL et l’OCI se développèrent sur toute une série de questions de principes, allant du refus de l’organisation française de soutenir l’Egypte semi-coloniale contre l’Etat sioniste durant la guerre de 1967, jusqu’à l’attitude syndicaliste et abstentionniste de l’OCI durant la grève générale de mai-juin et lors des élections présidentielles de 1969.

Ayant connu une croissance considérable, malgré leur politique, les dirigeants de l’OCI s’installèrent de plus en plus dans la complaisance et ne nourrirent plus que dédain pour le comité international. Après s’être établis dans un immeuble imposant aux allures de forteresse – ce qui reflétait les prétentions qu’ils tiraient de leur nouvelle importance – Lambert et Just entreprirent d’organiser leur propre opération internationale basée sur des marchandages avec des centristes de par le monde. Parmi les relations sans principe de l’OCI, on pouvait compter celle qu’il cultivait avec le POR (Partido Obrero Revolucionario) bolivien dirigé par G. Lora, une organisation dotée d’une longue histoire de collaboration avec des nationalistes bourgeois et qui, en 1953, avait soutenu Pablo.

En juillet 1971, l’OCI organisa un rassemblement de la jeunesse à Essen, en RFA, sur des bases totalement centristes, invitant des représentants non seulement du POUM – l’organisation centriste qui avait joué un rôle majeur dans la défaite du prolétariat espagnol – mais aussi les Robertsonniens et le National Students Association des Etats-Unis, une organisation qui avait reçu des fonds de la CIA. Au cours de ce rassemblement, auquel la SLL avait consenti à participer, une résolution fut présentée par la délégation des Young Socialists britanniques demandant aux jeunes de se consacrer à la lutte pour le développement du matérialisme dialectique. Après avoir polémiqué avec la SLL contre la présentation de la résolution, l’OCI vota publiquement contre celle-ci.

Un mois plus tard, l’armée bolivienne organisait un coup d’Etat menant au renversement du régime militaire « de gauche » du général Torres et à la dissolution de l’Assemblée populaire. Parce qu’il avait soutenu le gouvernement Torres et parce qu’il s’attendait à ce que le régime militaire fournisse des armes à la classe ouvrière dans l’éventualité d’un coup d’Etat, Lora était profondément impliqué dans ce désastre politique. Avec le consentement de la SLL, le secrétaire de la Workers League à l’époque, Tim Wohlforth, publia une critique de la politique du POR.

L’OCI répliqua en organisant une réunion de sa fraction internationale à Paris et elle présenta une déclaration dénonçant la SLL et la Workers League pour avoir capitulé devant l’impérialisme en attaquant publiquement le POR. De plus, elle eut l’audace d’affirmer que Lora était un membre du CIQI.

La majorité du CIQI, dirigée par la SLL, répondit à cette attaque le 24 novembre 1971 en déclarant publiquement la scission avec l’OCI. Il était sans aucun doute politiquement justifié de caractériser l’OCI d’organisation centriste et il était tout à fait légitime de critiquer la position politique de l’organisation française. De plus, sur la question de la philosophie, la SLL s’opposa correctement à la tentative de l’OCI de nier que le matérialisme dialectique était la théorie de la connaissance du marxisme et d’affirmer que le Programme de Transition rendait superflu tout développement ultérieur de la théorie marxiste.

Or, contrairement à la lutte dirigée contre le Socialist Workers Party – qui avait été menée dans les rangs du parti durant une longue période – la scission avec l’OCI eut lieu sans aucune discussion de fond au sein du CIQI ou parmi ses cadres dans les sections nationales. Les implications internationales de la scission furent traitées à la hâte, contrairement à la lutte menée par la SLL entre 1961 et 1966. Il suffit de dire que le CIQI n’a pas gagné un seul membre de l’organisation française et ce, malgré la faillite théorique et politique de la direction de Lambert et Just. Pire encore, aucun effort ne fut fait pour développer une fraction au sein de l’OCI. Dans aucun de ses documents, la SLL n’a lancé un appel de soutien aux membres de l’organisation française.

Contrastant avec la patience et la ténacité énormes dont la SLL avait fait preuve au cours de sa lutte contre la dégénérescence du SWP – qui s’était poursuivie même après la scission (les sympathisants américains du CIQI étant restés dans le SWP une année de plus) – la rupture avec l’OCI se fit avec une hâte politique qui ne pouvait que semer la confusion et faire le jeu des centristes français. Il nous faut dire aussi que la scission eut lieu cinq ans après le dernier congrès du CIQI et qu’elle fut proclamée quelques mois seulement avant la date prévue pour la tenue du prochain congrès (le quatrième). L’OCI demanda la convocation d’une réunion d’urgence du comité international et exigea à plusieurs reprises la poursuite de la discussion. La Socialist Labour League rejeta cet appel, déclarant tout simplement que la scission était inévitable et historiquement nécessaire.

Du point de vue de l’éducation des cadres du comité international et de la clarification politique des couches les plus avancées de la classe ouvrière à travers le monde, la scission était certainement prématurée. Il s’agissait d’une retraite de la Socialist Labour League devant les responsabilités internationales qu’elle avait prises en 1961 en entreprenant la lutte contre la dégénérescence du Socialist Workers Party. Bien qu’il fût nécessaire de faire une critique des racines méthodologiques du centrisme, et malgré les affirmations selon lesquelles la scission concernait des questions philosophiques fondamentales, la question du matérialisme dialectique n’épuisait pas, ni ne dépassait en importance au point de les éclipser, les questions fondamentales de la politique et du programme sur lesquelles il restait encore à se pencher.

Bien que la scission eût été précipitée par les événements de Bolivie, la SLL affirma très bientôt qu’il ne s’agissait là que d’une question secondaire et que la scission au sein du CIQI avait déjà eu lieu à Essen, quand l’OCI s’était opposée à la résolution sur le matérialisme dialectique. Ceci était une fausse polémique. Les événements de Bolivie – durant lesquels l’OCI servit de couverture à Lora – étaient d’une énorme importance historique pour la classe ouvrière internationale et, par-dessus tout, pour le prolétariat d’Amérique Latine. Il était absolument indispensable pour le CIQI d’analyser cette expérience dans ses moindres détails – tout comme L. Trotsky avait analysé les événements en Chine, en Allemagne et en Espagne – afin de mettre en évidence les conséquences contre-révolutionnaires du centrisme dans la période présente. Déclarer que Lora et l’OCI avaient tort ne suffisait pas. Du point de vue du marxisme et de la construction du CIQI en tant que Parti mondial de la révolution socialiste, il était plus important encore de faire de cet événement une expérience stratégique du prolétariat international. C’était d’autant plus nécessaire que le prolétariat bolivien avait eu une longue association avec la Quatrième Internationale. En 1951, Pablo avait donné son consentement à l’accession au pouvoir par voie parlementaire en Bolivie, ouvrant ainsi la voie à la défaite de la révolution de 1952. Lors du Quatrième congrès du CIQI en avril 1972, les événements boliviens furent à peine évoqués.

La SLL fut en mesure, et elle avait raison, de souligner les erreurs sérieuses commises par l’OCI en France en 1968-1969. Mais, le problème était que le CI n’avait pas discuté de ces divergences avant la scission. De plus, la critique des positions de l’OCI tourna court et n’alla jamais jusqu’à développer une perspective révolutionnaire concrète pour le prolétariat français fondée sur une analyse marxiste de l’abstentionnisme de l’OCI.

Il s’agit là d'une question fondamentale. Les tâches auxquelles sont confrontés les dirigeants de la Quatrième Internationale ne consistent pas seulement à démasquer les trahisons et à démontrer les erreurs, mais aussi à trouver le bon chemin. Au cours de la lutte contre le SWP, la SLL avait remis la tactique du parti ouvrier à la place qui lui était due dans le travail des trotskystes américains. Plus tard, elle avait corrigé une tendance dans la Workers League à s’adapter au nationalisme noir et avait encouragé le développement d’un travail théorique sérieux visant à acquérir un point de vue programmatique correct sur cette question.

Malgré l’importance stratégique qu’occupe la France pour le développement de la révolution socialiste mondiale, tout travail sur les perspectives dans ce pays fut abandonné de la part du CIQI une fois la scission accomplie. Ainsi, en dépit des liens historiques profonds du mouvement trotskyste avec le prolétariat de ce pays – et dont les problèmes avaient été le sujet d’écrits qui comptaient parmi les plus importants que L. Trotsky ait publiés – la SLL laissa tout simplement tomber la classe ouvrière française.

Pour quelles raisons la Socialist Labour League a-t-elle procédé de la sorte ? La réponse à cette question se trouve tout d’abord dans l’évolution politique de la lutte de classe en Grande-Bretagne et dans le travail de la section britannique. L’intensification de la lutte de classe qui se produisait sous le gouvernement conservateur entraîna un profond élan de la classe ouvrière qui, comme nous l’avons déjà fait remarquer, permit à la SLL de recruter des centaines de nouveaux membres. Mais, en dépit de ces nombreux succès organisationnels et de leur importance, un processus d’adaptation politique à cet élan spontané de la classe ouvrière en Grande-Bretagne commença à se produire ce qui, en termes politiques, se traduisit presque immédiatement par un changement d’attitude des dirigeants britanniques envers le comité international de la Quatrième Internationale.

La direction de la SLL, et il y a une certaine ironie à cela, réagit à la croissance de sa propre organisation de manière presque identique à celle dont l’OCI avait réagi à ses propres progrès politiques. Healy, Banda et Slaughter commencèrent à regarder le CIQI comme étant subordonné au travail pratique mené en Grande-Bretagne. La croissance de la SLL était de plus en plus perçue comme une condition préalable à la construction ultérieure du CIQI, au lieu de voir la construction du CIQI comme étant nécessaire à la consolidation et à la progression des gains du mouvement en Grande-Bretagne. Leur attitude à l’égard du CIQI et de ses petites sections, politiquement inexpérimentées, ressemblait au mépris qu’avait le « grand » ILP (Parti ouvrier indépendant – Grande-Bretagne) des années 1930 pour la Quatrième Internationale.

La précipitation avec laquelle la SLL conduisit la scission avec l’OCI – sans que soit menée une lutte approfondie contre le centrisme ni au sein du Comité International ni dans ses propres rangs – constituait une adaptation à l’essor spontané du mouvement ouvrier britannique et était l’indice d’un sérieux recul dans la lutte pour construire la Quatrième Internationale. Malgré la mise en garde qu’elle avait faite dix ans auparavant, la SLL négligea de développer la lutte politique contre le centrisme dans la Quatrième Internationale et d’utiliser les leçons de cette lutte pour l’éducation politique de ses propres cadres. Cela ne pouvait pas se produire à un pire moment. C’est précisément parce que de larges couches sociales venaient d’adhérer à la SLL, qu’il était plus nécessaire que jamais de donner comme base à ces éléments les fondements historiques du mouvement trotskyste international et sa longue et continuelle lutte contre toute forme de révisionnisme.

Cette retraite politique mina inévitablement les gains réalisés par la SLL. Puisque les nouveaux membres ne s’appuyaient pas sur de grands principes internationaux, et n’étaient pas affermis par une idée claire des perspectives mondiales, les rapports dans le parti prirent inévitablement un caractère de plus en plus pragmatique, se basant sur des accords tactiques restreints et visant des objectifs immédiats (« Renverser le gouvernement conservateur »). De plus, les membres qui manquaient de formation politique étaient vulnérables aux changements d’humeur des différentes forces de classe auxquelles les dirigeants eux-mêmes commençaient à s’adapter, faute d’avoir compris théoriquement les leçons fondamentales des luttes de la période précédente.

La SLL commença ainsi à se déplacer rapidement vers le centrisme sous la pression de forces de classe considérables libérées par l’éclatement de la crise capitaliste mondiale en 1971-1973. Ce fut le prix énorme payé par la direction de Healy pour avoir manqué à l’engagement pris vis-à-vis de la Quatrième Internationale en 1961.

4. La fondation du Workers Revolutionary Party

La campagne pour transformer la SLL en parti révolutionnaire fut lancée en 1973. C’était un événement qui avait une importance historique pour le Comité International de la Quatrième Internationale. Mais ce n’est pas ainsi que la direction de la SLL envisagea cette décision et c’est bien différemment qu’elle l’expliqua à ses membres.

La fondation du Socialist Workers Party en 1938, qui fut supervisée par Léon Trotsky, avait été précédée par un énorme travail préparatoire: des centaines de pages de documents furent produites exposant avant toute chose les fondements historiques de la section américaine de la Quatrième Internationale et de ses perspectives internationales. Toutes les questions cruciales de programme et de principes furent élaborées dans ces documents. La création d’un nouveau parti révolutionnaire était conçue comme une conquête historique des sections les plus avancées du prolétariat et non comme une manoeuvre tactique passagère destinée à faciliter le recrutement. Elle fut présentée comme le résultat d’une lutte internationale de longue haleine dans le mouvement communiste et dans les sections les plus avancées du prolétariat.

On expliqua toutefois la fondation du WRP d’une façon toute différente. Une résolution du Comité central, datée du premier février 1973, avançait une perspective pour la transformation de la SLL en parti, sans même mentionner la stratégie centrale du trotskysme, la révolution socialiste mondiale. De plus, elle ne réaffirmait pas les positions programmatiques de base de la Quatrième Internationale et ne reliait pas la décision de fonder le parti aux conquêtes théoriques réalisées par la lutte contre le révisionnisme pabliste.

Rien, dans la résolution sur les perspectives, ne laissait entendre que la transformation de la SLL en Workers Revolutionary Party était fondée sur autre chose que des considérations pratiques liées à la croissance du mouvement anti-Tory dans la classe ouvrière. Le document était manifestement écrit pour s’adapter au niveau général de la conscience syndicale et le programme qu’il ébauchait se limitait donc presque entièrement à des revendications à caractère démocratique. La question de la dictature du prolétariat, en tant que but stratégique de la révolution socialiste en Grande-Bretagne, n’était absolument pas mentionnée. Les perspectives n’expliquaient pas et ne démasquaient pas la nature de classe de la démocratie bourgeoise, nécessité requise à l’élaboration de tout programme révolutionnaire pour la classe ouvrière britannique.

Le document ne disait rien ni sur la lutte contre l’impérialisme britannique, ni sur la relation entre la classe ouvrière britannique et les luttes de libération nationale et anti-impérialistes à travers le monde. La section du document traitant du programme n’appelait pas à l’autodétermination de l’Irlande.

De par son contenu et de par sa conception fondamentale, le programme de fondation du WRP n’avait rien de commun avec le trotskysme. Pas un seul passage de ce document n’allait au-delà des limites du centrisme. Ceci était lié aux perspectives essentiellement nationalistes sur lesquelles le WRP était fondé. En appelant à la transformation de la SLL, la direction de Healy déclarait qu’elle n’avait qu’un but: l’élection d’un gouvernement travailliste pour remplacer les Tories !

« La Socialist Labour League, une fois transformée en parti révolutionnaire, aura une tâche politique spécifique à accomplir: unifier la classe ouvrière sur la base d’un programme socialiste pour renverser le gouvernement conservateur et le remplacer par un gouvernement travailliste; mener la lutte pour démasquer et remplacer les dirigeants travaillistes qui servent le capitalisme; amener le mouvement anti-conservateur de masse à lutter pour une politique socialiste sous un gouvernement travailliste; dans cette lutte, gagner au marxisme des milliers de personnes et chasser les dirigeants réformistes des syndicats et du mouvement ouvrier.

« Un tel parti révolutionnaire travaillera dans les usines, les syndicats, le mouvement de jeunesse, le mouvement des locataires, parmi les chômeurs, parmi les étudiants – et partout où on lutte contre le gouvernement Tory– afin de donner à ces forces la véritable alternative socialiste.

« Les membres du parti seront les combattants les plus actifs à la tête de chacune de ces luttes pour les salaires, les emplois, les loyers, les programmes sociaux et les droits démocratiques. Mais, dans ces luttes, ils combattront avant tout afin de construire le mouvement politique pour chasser les conservateurs, mouvement dont le pivot est le rassemblement et l’entraînement des forces du parti révolutionnaire lui-même. » (traduit de Fourth International, Hiver 1973, p. 132)

Pour la première fois dans l’histoire, un parti trotskyste était fondé dans le but spécifique d’élire un gouvernement social-démocrate! Difficile d’imaginer perspective plus provinciale. Dans sa Critique du programme de l’Internationale Communiste L. Trotsky avait écrit: « A notre époque, qui est l’époque de l’impérialisme, c’est-à-dire de l’économie mondiale et de la politique mondiale, dirigées par le capitalisme, pas un seul Parti communiste ne peut élaborer son programme en tenant essentiellement compte, à un plus ou moins haut degré, des conditions et tendances de son développement national. » (L’Internationale Communiste après Lénine, PUF, p. 85-86)

Or, en 1973 la SLL proposait d’établir un parti sur la base d’un programme électoral ! De plus, en affirmant son droit de former un parti révolutionnaire, la SLL ne se présentait plus que comme le combattant le plus conséquent contre les Tories et pour la défense des droits démocratiques. Il expliquait la nature du parti révolutionnaire presque entièrement par la nécessité de défendre les droits « de base » dont le contenu de classe n’était pas spécifié:

« En appelant aujourd’hui à soutenir sa transformation en un parti révolutionnaire, la SLL se réclame de sa propre tradition de défense de ces droits fondamentaux et de lutte pour une direction d'alternative...

« L’actuelle SLL est issue de toute la lutte menée pour une politique fondamentale et pour la défense des droits élémentaires tel que le droit au travail. » (Fourth International, Hiver, 1973, p. 130)

Pendant un certain temps, Healy jongla avec l’idée d’appeler la nouvelle organisation le « Basic Rights Party (Parti pour les droits fondamentaux) » ! Heureusement, il abandonna cette proposition. Mais la perspective politique qui avait donné naissance à cette idée apparaissait en filigrane tout au long du document de fondation. Dans la section concernant le programme, qui semblait avoir été empruntée à la politique du T&GWU (le syndicat des routiers), on énumère les droits fondamentaux de la façon suivante: le droit de travailler, le droit démocratique de faire grève et de s’organiser dans un syndicat, le droit de défendre les acquis du passé et de changer le système [ ! ]), le droit à un niveau de vie plus élevé, le droit à des prestations médicales et le droit à un logement décent.

La transformation de la ligue en parti fut précédée, sur le plan organisationnel, d’une campagne de recrutement massif, qui invitait tous ceux qui étaient d’accord avec ce programme, à adhérer à la section britannique. Mais ce programme était rédigé de telle sorte que l’adhésion était possible même à ceux qui faisaient tout juste preuve de vagues tendances sociale-démocrates. Aussi, la transformation de la SLL en WRP alla-t-elle de pair avec une baisse dangereuse des exigences de qualifications politiques à une adhésion au parti. Le recrutement était organisé non pas pour la révolution prolétarienne, mais pour l’élection d’un gouvernement travailliste et la réalisation d’un programme social-démocrate.

En outre, le document parlait à peine du fait que la Socialist Labour League était une section du comité international de la Quatrième Internationale. Il y avait en tout et pour tout quatre petits paragraphes consacrés à l’histoire du mouvement trotskyste. Quant au révisionnisme, on n’y faisait référence que sous sa forme britannique, l’International Marxist Group. Ainsi donc, il ne contenait aucune allusion aux luttes historiques de la précédente décennie. Ceux qui furent par conséquent recrutés sur la base de ce programme ne savaient pas nécessairement qu’ils devenaient membres d’une organisation communiste internationale, et ils n’avaient donc pas à être d’accord avec les perspectives du CIQI et avec son autorité sur leur travail politique. Dans son explication de la croissance et du développement politique de la SLL au cours de la décennie précédente, le programme ne mentionnait pas la lutte pour l’internationalisme prolétarien contre les trahisons du révisionnisme pabliste.

La décision de fonder le Workers Revolutionary Party ne fut pas discutée au Quatrième congrès du comité international. Elle fut abordée comme s’il s’agissait d’une question nationale sans lien avec la lutte internationale contre le révisionnisme. La lutte pour transformer la SLL en WRP n’avait pas été menée consciemment pour en faire le point culminant d’une longue lutte contre le liquidationnisme pabliste et contre le centrisme de l’OCI, grâce à laquelle la continuité du trotskysme fut défendue et préservée. Au lieu de cela, cette « transformation » devint un moyen de rabaisser le programme et d’obscurcir les principes historiques pour lesquels la SLL avait combattu. C’est ainsi que le fait que la section britannique se soit détournée de la construction du Comité International se manifesta dans la fondation même du parti.

Prétendre que la fondation du WRP en 1974 était une erreur, serait toutefois incorrect. Il ne serait pas juste non plus de dire que le caractère centriste du programme signifiait que le parti n’était pas trotskyste. Une série de documents incorrects et inadéquats ne change pas à elle seule le caractère d’un mouvement qui est le produit de plusieurs décennies de lutte dans la classe ouvrière. Mais la façon dont fut fondé le WRP portait la marque d’une déviation opportuniste reflétant les pressions grandissantes du mouvement de masse sur le parti – en particulier, une adaptation à son niveau de conscience syndicaliste. La forme de cette adaptation était directement liée au manque de lutte contre le centrisme à l’intérieur de la Quatrième Internationale. Une fois de plus, cette vieille vérité se révélait exacte: ceux qui se lancent à la hâte dans une scission, sans mener jusqu’au bout la lutte théorique contre les centristes, finissent par adopter leur programme.