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La lutte des pompiers de Montréal
et la défense des services publiques
Par Jacques Richard 9 janvier 1999
« Il y a de la tension dans l'air; les gars veulent en finir,
bien qu'ils ne cesseront que si la Ville nous accorde le respect. »
Ces remarques d'un pompier de l'est de Montréal résument l'état
d'esprit qui règne dans les casernes de la ville.
Les quelque 1600 pompiers qui y travaillent sont engagés dans
un dur conflit de travail depuis décembre 1996, et font face à
une administration municipale déterminée à réduire
leurs effectifs et les équipements qui leur sont nécessaires,
hypothéquant ainsi la sécurité de la population.
L'administration Bourque, dans son assaut sur les emplois et les conditions
de travail des pompiers et des autres employés municipaux, est secondée
par diverses branches de l'appareil d'État : tribunaux de travail,
arbitres, Conseil des Services Essentiels, et avant tout, le gouvernement
Bouchard. Ce qu'elle applique au niveau municipal, c'est la même politique
de féroces coupures budgétaires qui est universellement appliquée
par les paliers supérieurs de gouvernement.
Dans ce contexte, la lutte de 24 mois des pompiers de Montréal
dépasse de loin la simple question du renouvellement de leur convention
collective, et soulève des questions fondamentales sur l'avenir de
la société. Les services sociaux vitaux, comme la santé,
l'éducation ou en l'occurence, la proctection contre les incendies
ou autres sinistres, doivent-ils être sacrifiés sur l'autel
de l'équilibre budgétaire? Ou bien les besoins de la population
doivent-ils passer avant la course aux profits des marchés financiers?
Mais loin de lier les revendications des employés de Montréal
à ces grandes questions sociales, leurs syndicats, y compris l'Association
des pompiers de Montréal, ont accepté le dogme de la « responsabilité
fiscale », et entraîné leurs membres dans un cul-de-sac.
Sans direction politique, la colère légitime de ces derniers
s'est transformée en frustation et a pris des formes rétrogrades.
Ainsi, des actes de sabotage mineur commis récemment dans certaines
casernes de Montréal ont été exploités par la
Ville pour mener, de concert avec les journaux à sensations, une
campagne hystérique contre le « vandalisme »
des pompiers, accompagnée de supensions, de menaces de congédiements
et de spéculations sur une éventuelle décertification
de leur syndicat.
Pour répliquer à cette campagne, et surtout pour faire
ressortir les véritables enjeux de la lutte des pompiers de Montréal,
une analyse détaillée est nécessaire.
Ressources insuffisantes
De 2500 qu'il était au début des années 70, le nombre
de pompiers à Montréal a chuté à 1662 en 1996.
Depuis, plus de 100 autres emplois ont été éliminés,
alors que 6 des 90 camions alors en opération ont été
retirés. Pourtant, de nombreuses études ont documenté
le manque criant de ressources qu'accuse Montréal à ce niveau.
Selon un relevé de l'Association des pompiers de Montréal
(APM) couvrant la période du 28 mars au 22 mai 1996, les pompiers
ont mis plus de cinq minutes dans 44% des cas pour se rendre sur les lieux
d'un incendie à Montréal, alors que l'objectif du Service
de la prévention des incendies de Montréal (SPIM) est de quatre
minutes et demie. Il a fallu également 1,58 minute de trop en moyenne
pour répondre à des appels de catégorie quatre, considérés
comme des événements où les risques sont élevés
(hôtels, hôpitaux, centres d'accueils, universités, cégeps,
immeubles en hauteur, centres commerciaux, etc).
L'année auparavant, pour laquelle les plus récentes statistiques
du SPIM sont disponibles, le total des décès et des blessures
causés par des incendies avait augmenté de façon sensible.
En 1995, seize personnes avaient trouvé la mort au cours de 1 597
incendies, comparativement à six en 1994, au cours de 1 684 sinistres.
Toujours en 1995, 299 personnes ont été brûlées,
blessées ou ont souffert d'asphyxie dans des incendies, et vingt-quatre
incendies ont fait des dommages de 250 000 $ et plus.
Par ailleurs, une étude réalisée par la Ville en
1989 avait identifié plusieurs secteurs de Montréal qui, en
raison de l'absence ou de l'éloignement d'une caserne d'incendie,
étaient mal protégés. Les auteurs de l'étude,
membres de l'état-major du SPIM, avaient recommandé la construction
de deux nouvelles casernes et le déménagement de neuf autres.
Québec exige des coupures de 500 millions
Dix ans plus tard, non seulement ce n'a pas été fait, mais
les ressources nécessaires pour prévenir et combattre les
incendies -- en premier lieu les pompiers -- passent sous le couperet pour
permettre au gouvernement Bouchard d'atteindre la cible du déficit
zéro qu'il a imposée à la population.
Dès son budget de mars 1997, le gouvernement québécois
décidait de transférer 500 millions en nouvelles factures
aux municipalités. Un mois plus tard, le ministre des Affaires municipales,
Rémy Trudel, faisait savoir que la moitié de cette somme serait
récupérée dans la masse salariale municipale, et annonçait
la création d'une « table de concertation »
pour permettre aux municipalités d'examiner les façons de
réduire de 6 % la rémunération globale des employés
municipaux.
C'est sous un tel diktat, doublé de la menace d'une loi d'exception
émanant de Québec, que se sont déroulées durant
toute l'année 1997 les négociations entre la Ville de Montréal
et ses employés, y compris les pompiers. D'ailleurs, comme l'a noté
La Presse du 27 février 1998, « le gouvernement du Québec
est très présent dans les négociations et c'est lui
qui dicte les grands paramètres ».
Négociation bidon
Qualifier de « négociations » le type d'ultimatum
lancé par l'administration Bourque aux employés de la Ville
ne correspond nullement à ce qui s'est passé tout au long
de 1997. À la moindre réticence des représentants syndicaux
à souscrire à ses demandes, la Ville s'en remettait à
l'arbitrage, tout en exigeant du gouvernement provincial une loi d'exception.
Au moindre geste de protestation, aussi inoffensif et futil soit-il, comme
le fait de peinturer les camions de pompier, la Ville allait en cour pour
demander une injonction -- qu'elle ne manquait jamais d'obtenir. Pendant
ce temps, les coupures d'emploi continuaient.
Par exemple, en août 1997, un arbitre rejetait un grief déposé
par le syndicat des pompiers de la Ville de Montréal, qui contestait
l'abolition de certains postes, ce qu'a célébré la
Ville dans un communiqué réaffirmant son « droit
de diminuer le nombre de ses pompiers selon le besoin », peu
importe les dispositions de la convention collective.
Durant la même période, dans une décision rendue
à la municipalité de Mont-Royal en faveur de l'employeur,
l'arbitre Nicolas Cliche écrivait: « Il est presque de
notoriété que depuis une dizaine d'années, les travailleurs
municipaux sont un peu les chouchous du système. Les élus
municipaux, pour des raisons qui leur étaient propres, continuaient
d'augmenter les salaires de leurs employés. On avait l'impression
que les villes vivaient dans un monde à part où on n'aurait
jamais besoin d'appliquer les freins.»
Une lutte politique
Ainsi, les pompiers et les employés municipaux faisaient face,
non seulement à l'administration Bourque, mais à tout l'appareil
d´État, y compris les tribunaux de travail, le mécanisme
d'arbitrage, et surtout, le gouvernement provincial.
Par contre, ils avaient comme alliés naturels les 400 000 travailleurs
du secteur public québécois, confrontés au même
ultimatum de la part du gouvernement Bouchard, sans parler de la majorité
de la population, de plus en plus opposée aux coupures budgétaires
qui ont saigné à blanc les réseaux de la santé
et de l'éducation. (Rappelons que l'été 1997 a vu le
gouvernement Bouchard effectuer une réduction massive de l'emploi
dans le secteur public québécois, lorsque 35 000 professeurs
et travailleurs de la santé ont accepté une offre de retraite
anticipée, proposée par les centrales syndicales elles-mêmes
comme contribution au déficit zéro de Québec.)
Mais loin de lier les préoccupations tout à fait légitimes
des pompiers et des autres employés municipaux à ces grandes
questions sociales, et d'en faire le coup d'envoi d'une lutte politique
pour la défense des services sociaux vitaux, y compris la protection
contre les incendies, les divers syndicats représentant les employés
municipaux et l'APM, se sont pliés au cadre établi par le
premier ministre Bouchard.
Impasse du syndicalisme
Dès juin 1996, avant l'expiration de la convention collective
des pompiers, l'APM offrait des concessions de 10 millions à la Ville,
notamment en proposant un «plan de rajeunissement de la main-d'oeuvre»
et en acceptant un gel salarial en 1997, mais cette proposition a été
rejetée parce que «ce n'était pas suffisant, dans le
contexte actuel.»
Un peu plus d'un an plus tard, en septembre 1997, le président
de l'APM, Gaston Fauvel, s'écriait sur un ton pathétique:
«Nous avons déjà fait une offre représentant
une réduction des coûts de 25 % supérieure aux demandes
de l'employeur. Que veulent-ils de plus?»
Pendant ce temps, le président du Syndicat des pompiers du Québec,
Gilles Raymond, soutenait que les pompiers étaient capables de tenir
compte des problèmes financiers de telle ou telle municipalité,
déclarant : «Nous sommes conscients qu'un groupe ne peut pas
s'enrichir quand la société s'appauvrit». Il devait
ensuite appeler les pompiers à solliciter, durant la campagne électorale
fédérale à venir, l'appui des députés
et des candidats du ... Bloc québécois, dont le fondateur
n'est nul autre que Lucien Bouchard.
Le résultat était prévisible. En juin 1997, les
syndicats représentant les 70 000 enmployés municipaux acceptaient
de mettre de côté leur première condition à l'ouverture
de négociations : que le gouvernement s'engage au préalable
à ne pas recourir à une loi d'exception. En septembre, la
Ville se retirait des négociations pour s'en remettre aux arbitres,
tout en rappelant que ces derniers étaient tenus par la loi à
tenir compte de la capacité de payer des municipalités. En
mars 1998, le gouvernement Bouchard déposait une loi spéciale
qui accordait 21 jours de médiation, suivis d'une séance d'arbitrage
de 10 jours, après quoi un juge choisirait la meilleure option pour
réduire de 6 % les coûts de main-d'oeuvre dans les budgets
municipaux. Le mois suivant, les employés municipaux, y compris les
pompiers, entérinaient une entente conclue entre la Ville de Montréal
et leurs représentants syndicaux, où la réduction de
6% était réalisée par une diminution des versements
de la Ville aux caisses de retraite.
Un avertissement aux pompiers
Dans le cas des pompiers, l'entente comprenait un engagement de la Ville
à maintenir un plancher de 1557 emplois, engagement qu'elle a constamment
violé depuis, de ses propres aveux : « Ils [les pompiers]
veulent qu'on remplace un poste le jour même où quelqu'un prend
sa retraite. C'est impossible d'embaucher quelqu'un immédiatement;
ça prend du temps », a affirmé un représentant
de la Ville, du nom de Brunelle.
C'est cette violation qui semble avoir fait déborder le vase parmi
les pompiers, lesquels ont été impliqués en fin d'année
dans une série d'incidents : graffitis sur des camions de pompier,
tuyaux perforés, menaces à l'endroit de cadres supérieurs,
sabotages mineurs d'équipements. Ces incidents ont été
exploités par la Ville et la presse officielle dans une campagne
hystérique dénonçant le « vandalisme »
des pompiers.
Le week-end dernier, 18 pompiers du poste 48, rue Hochelaga, ont été
suspendus parce qu'ils refusaient de se plier aux ordres de nettoyer les
camoins noircis par la peinture. Plus de 25 autres pompiers ont également
été suspendus mardi après avoir refusé de remplacer
les 18 autres. (Toutes ces suspensions ont ensuite été annulées
après que les pompiers aient plié sous la menace d'un congédiement.)
Tout en condamnant officiellement ces actes de frustration, le président
du syndicat des pompiers de Montréal, Gaston Fauvel, les encourage
implicitement: «Je n'ai pas encore mon diplôme de dompteur de
lions, a-t-il averti en septembre dernier. Quand le troupeau va se mettre
en marche, vous pouvez être sûr que je vais me tasser pour le
laisser passer».
Les pompiers, et tous les travailleurs, devraient prendre garde: ayant
entièrement endossé la politique de coupures budgétaires
et du déficit zéro, la direction syndicale cherche à
détourner la colère légitime des travailleurs victimes
de ces coupures dans une direction qui ne pose aucune menace au système
de profit qu'elle défend.
Les récents actes de frustration de certains pompiers, qui sont
allés parfois jusqu'à du sabotage mineur, ne contribuent nullement
à la lutte contre le véritable sabotage des services sociaux
vitaux, que mènent sur une très grande échelle, tous
les niveaux de gouvernement. Au contraire, ils donnent à la Ville
un prétexte pour cibler les travailleurs les plus militants; de plus,
ils tendent à obscurcir et à affaiblir le lien profond qui
existe entre la lutte des pompiers et la défense des services publics.
Celle-ci requiert plutôt un programme politique alternatif, qui
fait passer les besoins de la population avant les intérêts
étroits de l'élite financière. Les pompiers doivent
faire appel aux autres sections des travailleurs dans une lutte commune
pour la sauvegarde et l'expansion des services sociaux vitaux, ainsi que
les emplois de ceux qui les fournissent.
L'immense potentiel de la technologie moderne doit servir, non pas à
enrichir les spéculateurs obsédés par la balance comptable
des gouvernements, mais à assurer la santé, l'éducation,
l'emploi et la sécurité á toute la population.
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