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Que des excuses pour l'impérialisme en Afrique
Aid to Africa: So much to do, so little done, par Carol Lancaster

Ann Talbot
4 août 2000

University of Chicago Press, 1999, ISBN: 0226468399

La thèse du livre de Carol Lancaster est que la pauvreté et le retard économique qui affligent aujourd'hui l'Afrique ne sont pas redevables à des siècles d'exploitation mais plutôt à la politique adoptée par les gouvernements africains eux-mêmes depuis que leur pays a accédé à l'indépendance.

Lancaster a été administrateur adjoint de l'Agence américaine pour le développement international et également secrétaire adjoint du Bureau des affaires africaines du département d'État aux Affaires étrangères américain.

Elle affirme que le «socialisme africain » a empêché le continent de se développer parce qu'il a entraîné une croissance énorme de l'appareil d'État, la mise en place d'un système d'aide sociale coûteux et des projets de construction par trop ambitieux. Ce type de politique est attribué à dirigeants tels que Kwame Nkrumah du Ghana ou Julius Nyerere de la Tanzanie, dirigeants dont le panafricanisme constituait un appel pour l'unification de tous les Africains, peu importe leur classe.

Selon Lancaster, les politiques économiques étatiques ont encouragé les nouveaux dirigeants à concentrer encore davantage de pouvoir entre leurs propres mains, consacrant plutôt les ressources qui auraient dû être utilisées pour des investissements profitables au patronage politique ainsi qu'à l'enrichissement personnel de la clique des dirigeants.

Le livre de Lancaster fait preuve d'un effroyable niveau d'ignorance, pour ne pas dire d'inhumanité et d'arrogance, face à la catastrophe sociale qui a pour cause les guerres prolongées, la famine, la pauvreté, les morts dues à des maladies qui sont guérissables, sans parler de l'actuelle propagation du SIDA sur ce continent déjà ravagé. Il y a 30 ans, Robert McNamara, alors président de la Banque mondiale, a pu déclarer : « Les riches et les puissants ont l'obligation morale d'aider les pauvres et les faibles ». Le livre de Lancaster illustre bien combien les attitudes ont changé depuis.

Vers le milieu du 20e siècle, il était généralement admis que l'aide avait pour but de redresser dans une certaine mesure les effets du colonialisme. Lancaster affirme aujourd'hui que «dès le milieu des années 90, près d'un demi-siècle après les débuts de l'indépendance africaine, les théories attribuant l'échec du développement africain au colonialisme ne jouissaient déjà plus que de peu de crédibilité auprès des spécialistes ». [1]

Lancaster exprime là une vision maintenant consensuelle, pas tant parmi les universitaires que parmi les gouvernements occidentaux, le FMI et la Banque mondiale, qui essaient d'imposer une économie de marché en Afrique. Comme eux, elle insiste sur le fait que les gouvernements africains doivent devenir «transparents » et être capables de «rendre des comptes ». Elle ne veut pas dire par là que les activités gouvernementales devraient être rendues publiques ou que les gouvernements doivent démocratiquement rendre des comptes à la masse de la population ; non, elle veut dire que les gouvernements devraient répondre de leurs actes devant les institutions internationales qui représentent les intérêts du capital financier global et accueillir favorablement les demandes qui leur rapporteraient plus de profit.

Désigner le «socialisme africain » comme le coupable pour l'échec de l'Afrique à se développer est une invention bien pratique. N'importe quelle étude sérieuse de l'histoire de ce continent montre que le retard de l'Afrique a pour origine les siècles de domination étrangère qu'elle a subis, domination qui remonte à la traite des esclaves. Si la traite a alimenté l'essor du capitalisme en Europe, elle a par contre privé l'Afrique de millions d'hommes et de femmes parmi les plus solides et provoqué des guerres prédatrices qui ont complètement bouleversé son économie.

Et cela fut succédé par plus d'un demi-siècle de domination coloniale directe. Alors que, théoriquement, les colonies africaines ont obtenu leur indépendance dans les années 1960, en pratique elles ne pouvaient se libérer ni du joug politique de leurs anciennes puissances coloniales, ni de l'exploitation économique des gigantesques sociétés qui régissaient le commerce et les finances en Afrique. Ce système d'exploitation continue aujourd'hui. Les pays africains endettés sont des exportateurs « nets » de capitaux bien qu'ils soient parmi les plus pauvres du monde. L'allégement de la dette n'a eu que très peu d'effet, malgré tout le battage lors de son annonce.

Pour comprendre comment les puissances impérialistes ont pu continuer à exploiter l'Afrique, il faut s'intéresser de plus près à la relation entre le monde occidental et des dirigeants tels que Nyerere et Nkrumah. Les régimes que Lancaster rend responsables de tous les problèmes africains sont arrivés au pouvoir avec l'appui de l'occident. Ces gouvernements occidentaux les ont encouragés à produire un système d'aide sociale limité, en particulier en ce qui concerne la santé et l'éducation. La Banque mondiale a soutenu des projets d'industrialisation et de développement agricole. Les autorités coloniales avaient d'ailleurs dans bien des cas établi des plans pour ces projets avant que l'indépendance ne soit accordée. La Tanzanie de Nyerere est alors devenue un des plus gros bénéficiaires des prêts de la Banque mondiale. Sans cette aide, les régimes panafricanistes n'auraient pas pu survivre.

La guerre froide

Les gouvernements de l'Ouest et les institutions internationales qu'ils finançaient étaient prêts à soutenir les dirigeants africains soi-disant socialistes parce qu'ils craignaient que l'instabilité sociale ne conduise à des soulèvements populaires et que l'Union Soviétique profite de l'occasion pour prendre le contrôle des ressources stratégiques du continent. Ce fut ces considérations qui guidèrent la politique des Anglais dès la fin de la seconde guerre mondiale comme le révèlent ces mots d'avertissement du ministre des Affaires étrangères, Ernest Bevin, au premier ministre Clement Atlee : « tôt ou tard, les Soviétiques avanceront sur nos positions en Afrique » [2]

L'importance stratégique de l'Afrique augmenta encore pendant la période d'après-guerre avec la croissance des échanges mondiaux du fait de l'énorme trafic maritime le long de ses côtes. Le Général Alexander Haig, secrétaire d'État sous Reagan, expliquait en effet en 1979 : « Dans un sens géopolitique, l'Afrique tient une place de plus en plus importante du fait que les matières premières ne sont pas en quantité illimitée, ce qui commence à avoir une profonde influence sur la santé industrielle et économique des pays développés70 pour cent des matières premières nécessaires à notre approvisionnement doivent contourner le continent. Avec le monde en proie au changement et des pays non alignés devenant malheureusement la cible de la concurrence est-ouest, l'Afrique est maintenant une région d'une importance capitale. » [3]

L'occident avait deux politiques complémentaires en Afrique. D'un côté, la CIA finançait et fournissait des armes à des mouvements comme l'UNITA qui combattait le MPLA (soutenu lui par l'URSS) en Angola et aidait le régime de l'apartheid en Afrique du Sud. De l'autre, les gouvernements africains qui désiraient rester dans le camp occidental pouvaient obtenir un appui financier, qu'ils soient clairement de droite, à l'exemple de Mobutu au Congo, ou qu'ils se déclarent socialistes africains, comme Nyerere en Tanzanie. L'objectif final des Occidentaux dans ce conflit avec l'Union Soviétique était de renverser l'économie nationalisée de cette dernière et d'ouvrir l'URSS à l'exploitation capitaliste.

Le rôle du stalinisme

Quand la révolution socialiste échoua dans les pays les plus développés, le retard économique et l'isolement de l'Union Soviétique favorisèrent l'expansion d'une couche bureaucratique, personnifiée par Staline. Avant de mourir, Lénine s'aligna avec Trotsky pour lutter contre cette tendance, mais un ensemble de circonstances défavorables conduisit à la défaite de l'opposition marxiste et à la stalinisation des partis communistes à l'échelle mondiale.

La bureaucratie stalinienne rejetait le programme international sur lequel était basée la révolution russe au profit d'une politique visant à établir le socialisme dans un seul pays. Dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux, les staliniens rejetaient une perspective basée sur la mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière et ressortirent la théorie de la révolution en deux étapes selon laquelle la classe ouvrière ne peut combattre pour le socialisme qu'une fois qu'a eu lieu la révolution démocratique bourgeoise. Avec le temps, le scepticisme grandissant de la bureaucratie sur la possibilité d'une révolution socialiste devait se transformer en une opposition consciente à ce qu'ils considéraient, à raison, comme une menace envers leur existence privilégiée en Union Soviétique.

C'est le désarmement politique du mouvement ouvrier par le stalinisme combiné à ses changements de politique opportunistes avant la seconde guerre mondiale qui ont le plus encouragé la montée du panafricanisme. Alors qu'il tentait de s'allier avec les puissances fascistes, Staline avait vendu du pétrole à Mussolini quand ce dernier avait envahi l'Éthiopie. Staline a également signé un pacte avec Hitler. Quand, plus tard, il essaya de s'allier avec l'Angleterre contre Hitler, il ordonna aux membres du Parti communiste de retirer leur appui aux mouvements anti-coloniaux. Cela discrédita le socialisme aux yeux des masses populaires, surtout en Inde où le Parti communiste a soutenu l'effort de guerre pendant que l'Indian Congress Movement (Mouvement du Congrès Indien) continuait à s'opposer la domination anglaise.

La trahison de la lutte anti-coloniale indienne eut un effet indirect sur le mouvement panafricain, alors encore largement basé dans les Amériques. George Padmore, membre dirigeant du Parti communiste antillais en démissionna pour rejoindre le mouvement panafricain. Il réussit à en faire un mouvement basé en Afrique en le présentant comme la seule opposition conséquente à l'impérialisme.

En Afrique, les staliniens ont maintes fois fait la preuve qu'ils étaient prêts à coexister avec le capitalisme. C'est au Soudan qu'on trouve un des exemples les plus remarquables de leur rôle contre-révolutionnaire. Dans ce pays, on trouvait un des plus importants partis communistes d'Afrique, comptant 10 000 membres, le deuxième quant au nombre de ses membres après celui de l'Afrique du Sud. Ce parti aida Numeiry à accéder au pouvoir en 1969. L'Union Soviétique ne protesta même pas lorsque, l'année suivante, Numeiry renvoya tous les ministres communistes de son gouvernement et qu'il emprisonna et exécuta des membres du Parti communiste après qu'il les ait utilisés pour vaincre ses opposants musulmans.

Luttes de classes en Afrique

La politique stalinienne en Afrique est tout à fait en accord avec la manière dont la bureaucratie soviétique a étouffé les mouvements révolutionnaires qui avaient éclaté en Europe après la seconde guerre mondiale, permettant ainsi au capitalisme de se restabiliser. En Afrique, cette même vague révolutionnaire qui prit la forme de grèves et de manifestations, annonçait la possibilité de soulèvements révolutionnaires.

Devant la menace des mouvements révolutionnaires en Italie, en Grèce et en Yougoslavie et des soulèvements en Malaisie et en Indochine, les gouvernements britannique et français craignaient que la pauvreté dans laquelle ils avaient plongé des millions d'Africains avait préparé un terrain sur lequel il serait encore plus facile pour les idées révolutionnaires de prendre racine. Leur crainte se matérialisa lorsqu'ils essayèrent d'augmenter le niveau d'exploitation des Africains, ce qui déclencha un grand mouvement d'opposition au sein d'une population radicalisée par les expériences de la guerre.

Des couches de la population rurale s'étaient prolétarisées à un rythme accéléré pendant la seconde guerre mondiale. Beaucoup avaient été recrutés dans l'armée ou réquisitionnés pour travailler dans les plantations de sisal et d'hévéas. La Grande-Bretagne envoya cent mille personnes au travail forcé dans les mines d'étain du Nigéria. On y mourait par centaines du fait des mauvaises conditions de travail. En Afrique du Sud, la guerre ouvrit un vaste marché à l'industrie et aux compagnies minières. La production industrielle augmenta de 116 pour cent, et la main d'oeuvre industrielle composée en majorité de travailleurs noirs de 53 pour cent.

La classe ouvrière africaine émergea de la guerre, plus importante en nombre et de plus en plus combative. Dans les deux ou trois années qui suivirent la guerre, il y eut de grandes grèves de dizaines de milliers d'ouvriers au Nigéria, en Afrique de l'Ouest française, en Guinée, en Zambie et en Afrique du Sud. La campagne prit part à ces mouvements. Les évictions rurales d'après-guerre au Zimbabwe en faveur des colons blancs provoquèrent des grèves importantes en 1945 et 1948. En Côte d'Ivoire, des protestations de masse furent provoquées par les planteurs européens réclamant davantage de main-d'oeuvre forcée. Au Kenya, le mouvement Mau-Mau s'en prit aux chefs indigènes et aux colons blancs qui avaient dépossédé les paysans.

Des milliers de soldats démobilisés rentrèrent en Afrique avec de nouvelles idées et de nouvelles attentes. Ce fut une manifestation de soldats démobilisés en 1948 qui précipita les démarches qui conduisirent à l'indépendance du Ghana. La police ouvrit le feu sur la foule et tua deux personnes puis des émeutes s'ensuivirent. Le gouvernement britannique prit la décision, pour citer la Fabian Society, de «supprimer les causes du mécontentement qui à elles seules rendraient concevable un putsch du Kremlin.»[4]

Un comité de quarante notables africains fut désigné pour étudier les causes des perturbations et recommanda que des ministres africains soient choisis parmi une assemblée législative élue en partie au suffrage masculin. Bien que le pouvoir réel restât entre les mains du gouvernement, cela représentait une démarche sans précédent dans une colonie africaine.

Les Britanniques avaient cultivé au Ghana une couche de chefs nommés par le gouvernement et leur entourage de gens éduqués. C'est à cette couche de riches que le ministre des colonies envisageait de confier progressivement le pouvoir sur les affaires locales mais le développement de l'opposition populaire qui ne cessait de croître à l'encontre de la domination britannique et de cette couche très privilégiée obligea les Britanniques à changer de plan. En 1951, le Convention Peoples Party (Parti populaire de la Convention) sous la direction de Kwame Nkrumah se mit à la tête des protestations populaires et gagna la majorité des sièges à l'assemblée législative. Le gouverneur, Sir Charles Arden-Clarke convoqua Nkrumah qui se trouvait alors en prison et l'invita à devenir le chef du gouvernement.

Nkrumah fut le premier des dirigeants panafricaniste à accéder au pouvoir. Passer de la prison à la tête du gouvernement fut le lot de plusieurs alors que de colonie en colonie, les Britanniques cherchaient à maintenir leur pouvoir en Afrique au moyen d'un système de gouvernement indirect. Leur méfiance à l'égard des panafricanistes, dont la rhétorique socialiste avait fait craindre au gouvernement britannique qu'ils s'allieraient à l'Union Soviétique, diminua au vu de l'attitude coopératrice de Nkrumah.

Discussions entre la Grande-Bretagne et les États-Unis

Des documents de l'époque devenus publics récemment montrent comment la Grande-Bretagne et les États-Unis ont débattu de la situation en Afrique dans le contexte de la guerre froide et sont parvenus à la conclusion que l'indépendance sous une direction panafricaine était l'unique façon de protéger leurs intérêts. Le ministère britannique des Affaires étrangères craignait qu'une démarche trop rapide vers l'indépendance «n'expose des peuples inconstants et peu sophistiqués aux dangers insidieux d'une pénétration communiste». D'un autre côté, ils reconnurent qu'une attitude intransigeante risquerait de «provoquer les États africains à se tourner plus volontiers vers l'Union Soviétique».

Dans cette situation, ils se rendirent compte qu'ils devaient compter sur le mouvement panafricain pour contenir les protestations grandissantes. Le ministère des Affaires étrangères fit remarquer que «le panafricanisme, en soi, n'est pas nécessairement une force que nous devons considérer avec suspicion et peur. Au contraire, si nous parvenons à éviter de nous l'aliéner et réussissons à le guider dans une direction dans l'ensemble bien disposée à l'égard du monde libre, le panafricanisme pourrait s'avérer à plus long terme être une barrière solide indigène à la pénétration de l'Afrique par l'Union Soviétique.»

L'aide économique aux régimes africains indépendants était une composante nécessaire de cette perspective. «Si l'Afrique doit rester loyale à la cause de l'Ouest, ses intérêts économiques doivent coïncider avec ses sympathies politiques et les consolider; et l'un des problèmes majeurs de la relation entre l'Ouest et l'Afrique consistera à garantir un approvisionnement adéquat d'aide économique, et particulièrement de capital, aux États nouvellement constitués, ceci par des canaux variés. D'après toutes les estimations, les sommes requises seront considérables; et si les puissances occidentales sont déraisonnablement insensibles aux aspirations économiques de l'Afrique indépendante, les gouvernements des nouveaux États pourraient bien être forcés de se tourner vers l'Union Soviétique pour obtenir l'aide dont ils auront assurément besoin...»[5]

Dans les deux mois qui suivirent, le premier ministre britannique, Harold Macmillan fit son discours «sur le vent du changement» au parlement sud-africain, dans lequel il insista sur le fait que «la grande question de cette seconde moitié du vingtième siècle est de savoir si les peuples non alignés d'Asie et d'Afrique vont virer vers l'Est ou vers l'Ouest. Seront-ils aspirés par le camp communiste?»[6]

C'était surtout le Congo qui inquiétait toutes les puissances occidentales en Afrique. Le Congo était vital non seulement à la Belgique, qui en était la puissance coloniale, mais aussi à des membres importants de la classe dominante britannique qui y détenaient des investissements substantiels. Autre élément encore plus significatif, le Congo était d'une importance stratégique mondiale puisqu'il produisait soixante pour cent du cobalt mondial, minéral utilisé dans la fabrication des avions, huit à dix pour cent du cuivre mondial, et était le principal fournisseur d'uranium pour le projet de bombe atomique américain. Les gouvernements britannique et américain s'inquiétaient surtout que l'URSS puisse s'emparer des mines d'uranium. De ce fait, le Congo devint l'un des théâtres les plus intenses de la guerre froide.

Mais ce ne sont pas des actions que la bureaucratie stalinienne aurait entreprises qui peuvent expliquer la férocité de la riposte de l'Ouest au Congo. Contrairement aux pouvoirs coloniaux de l'Ouest, l'URSS n'avait aucune base militaire à partir de laquelle lancer une opération offensive au coeur de l'Afrique, dans un pays qui pouvait être facilement bloqué par la mer. Ce n'est qu'au milieu des années soixante-dix que l'Union Soviétique développa sa capacité à soutenir des opérations militaires en Afrique. Elle n'avait pas non plus de soutien politique au Congo. Dans un pays de la taille de l'Europe de l'Ouest, le service secret britannique ne fut capable de trouver que quatre personnes ayant des contacts avec Moscou.

Les États-Unis venaient de subir l'humiliation de la révolution cubaine, qui avait été tardivement soutenue par l'Union Soviétique, et Washington voulait une démonstration de force à l'encontre de l'URSS. Mais l'histoire ne se termine pas là, puisque les puissances européennes étaient également perturbées par les événements du Congo. Ce que l'Ouest craignait réellement c'était un soulèvement de la classe ouvrière.

Les mines du Congo belge avaient connu un grand essor dans la période de l'après-guerre, ce qui rendait cette immense colonie plus profitable que jamais. Cela voulait aussi dire que le nombre d'ouvriers avait augmenté. En 1959, la classe ouvrière comptait un million de personnes, ce qui en faisait la classe ouvrière la plus importante hormis l'Afrique du Sud. À la fin des années cinquante, l'essor des mines prit fin, ce qui plongea la colonie dans la récession et de nombreux ouvriers se trouvèrent au chômage. En 1959, les autorités belges perdirent le contrôle des municipalités africaines. Elles prirent aussi conscience qu'elles n'étaient plus à même de contenir cette classe ouvrière, tant à cause de l'importance de son nombre que pour sa combativité. Elles entreprirent sans tarder d'accorder l'indépendance au Congo dans l'espoir de conserver leur contrôle effectif sur les mines du pays par le biais d'un régime local malléable.

Le panafricanisme au pouvoir

La Grande-Bretagne et la France suivirent le mouvement accordant dans la précipitation l'indépendance à leurs colonies. En Afrique de l'Est, la Grande-Bretagne avait projeté d'établir des constitutions multiraciales qui laisseraient le pouvoir entre les mains d'une minorité asiatique ou européenne, mais confrontée à une explosion sociale au Congo, elle abandonna ce projet en faveur d'un système de gouvernement basé sur la majorité. Nyerere, Obote et Kenyatta, tous panafricanistes, vinrent au pouvoir en Afrique de l'Est, tout comme Azikiwe, autre panafricaniste au Nigéria. La France abandonna ses projets pour assimiler ses colonies et leur imposa l'indépendance malgré les protestations des dirigeants politiques de l'Afrique française. Dans l'espace de quelques années, les colonies que les Anglais avaient cru pouvoir garder jusqu'à la fin du vingtième siècle et que la France avait pensé pouvoir garder indéfiniment obtinrent leur indépendance.

Alors que les relations étaient souvent tendues entre les nouveaux dirigeants panafricanistes et l'Ouest, il était généralement reconnu que leur politique d'apparence socialiste, notamment les mesures pour établir un État providence, représentait le prix à payer pour éviter une nouvelle flambée de grèves et de protestations populaires. Les dirigeants panafricanistes furent à même de maintenir une certaine marge de manoeuvre du fait de la guerre froide, ce qui leur permit d'obtenir davantage de concessions de la part de l'Ouest qu'il ne leur aurait été possible dans d'autres circonstances. Mais au moindre faux pas, ils se verraient renversés par un coup d'état soutenu par l'Ouest, comme ce fut le cas avec Nkrumah, voire même assassinés. Les gouvernements belge, britannique et américain parvinrent tous à la conclusion qu'il fallait assassiner Patrice Lumumba lorsque celui-ci fit appel à l'Union Soviétique pour qu'elle envoie des troupes pour soutenir son gouvernement au Congo. D'autres comme Nyerere ne doivent leur survie qu'au fait qu'ils ont démontré pendant la guerre froide qu'ils servaient les intérêts de l'Ouest. Quoi qu'il leur advint plus tard, cela ne change en rien le fait que les «socialistes africains» furent placés au pouvoir par les régimes coloniaux pour leur capacité à empêcher le développement d'un authentique mouvement socialiste en Afrique.

Dans un sens, Lancaster a raison de dire que les panafricanistes portent une certaine responsabilité pour la pauvreté et le retard qui persistent en Afrique, mais certainement pas parce que les gouvernements qu'ils dirigeaient étaient socialistes. Ils contribuèrent à la situation actuelle de l'Afrique parce qu'ils imposèrent des programmes économiques et politiques qui perpétuèrent la domination de l'Ouest sur l'Afrique.

L'analyse de Lancaster est totalement superficielle et ne se base sur aucune étude sérieuse de l'histoire de l'Afrique. Néanmoins, il faut prendre son livre au sérieux car ses théories sont en accord avec la nouvelle vague de colonialisme qui submerge l'Afrique aujourd'hui. L'intention de livres comme celui de Lancaster est de justifier ce processus de la même façon dont les impérialistes du 19e siècle justifièrent le morcellement de tout un continent avec l'argument que les Africains étaient incapables de mettre en place des institutions politiques solides. Pour Lancaster, «il est quasiment indéniable que des institutions publiques faibles et des programmes économiques défectueux mis en place par des gouvernements africains sont les causes majeures des problèmes de développement de la région».[7] Elle se contente de remettre au goût du jour les théories du 19e siècle en attribuant tous les problèmes de l'Afrique au «socialisme africain».

Avec la fin de la guerre froide, l'Ouest s'enhardit à mettre fin aux programmes que son aide finançait en Afrique. Il reste pourtant une certaine inquiétude dans l'esprit de Lancaster. Elle reconnaît implicitement que ce fut la déferlante de grèves et de mouvements sociaux qui contraignit les puissances coloniales à accorder l'indépendance. Les «socialistes africains» qu'elle condamne jouèrent un rôle primordial pour contenir ces luttes dans le cadre du nationalisme. Elle exprime la préoccupation qu'en se débarrassant du panafricanisme, il se pourrait bien que l'Ouest ait remplacé «un modèle de développement économique non-viable par un modèle qui pourrait finalement s'avérer politiquement non-viable au cas où le rythme du progrès économique manquerait de s'accélérer.» [8] Instinctivement du côté des intérêts de la classe dominante, elle est consciente que la vraie menace pesant sur les bénéfices des grandes sociétés venait non pas des panafricanistes mais de la classe ouvrière africaine et des masses appauvries, ce qui peut encore se reproduire.

Notes:

1. Lancaster p.21
2. Cité dans John D Hargreaves, Decolonization in Africa, Longman,1996, p.147
3. Arthur Gavshon, Crisis in Africa, Westview Press, 1981, p.166
4. Hargreaves p. 115
5. Africa: the next ten years, Foreign Office document, December 1959
6. Nicholas J. White, Decolonisation, The British experience since 1945, Longman, 1999, pp.125-126
7. Lancaster p. 22
8. Lancaster p. 30


 

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