Que des
excuses pour l'impérialisme en Afrique
Aid to Africa: So much to do, so little done, par Carol Lancaster
Ann Talbot
4 août 2000
University of Chicago Press, 1999, ISBN: 0226468399
La thèse du livre de Carol Lancaster est que la pauvreté
et le retard économique qui affligent aujourd'hui l'Afrique
ne sont pas redevables à des siècles d'exploitation
mais plutôt à la politique adoptée par les
gouvernements africains eux-mêmes depuis que leur pays
a accédé à l'indépendance.
Lancaster a été administrateur adjoint de l'Agence
américaine pour le développement international
et également secrétaire adjoint du Bureau des affaires
africaines du département d'État aux Affaires étrangères
américain.
Elle affirme que le «socialisme africain » a empêché
le continent de se développer parce qu'il a entraîné
une croissance énorme de l'appareil d'État, la
mise en place d'un système d'aide sociale coûteux
et des projets de construction par trop ambitieux. Ce type de
politique est attribué à dirigeants tels que Kwame
Nkrumah du Ghana ou Julius Nyerere de la Tanzanie, dirigeants
dont le panafricanisme constituait un appel pour l'unification
de tous les Africains, peu importe leur classe.
Selon Lancaster, les politiques économiques étatiques
ont encouragé les nouveaux dirigeants à concentrer
encore davantage de pouvoir entre leurs propres mains, consacrant
plutôt les ressources qui auraient dû être
utilisées pour des investissements profitables au patronage
politique ainsi qu'à l'enrichissement personnel de la
clique des dirigeants.
Le livre de Lancaster fait preuve d'un effroyable niveau d'ignorance,
pour ne pas dire d'inhumanité et d'arrogance, face à
la catastrophe sociale qui a pour cause les guerres prolongées,
la famine, la pauvreté, les morts dues à des maladies
qui sont guérissables, sans parler de l'actuelle propagation
du SIDA sur ce continent déjà ravagé. Il
y a 30 ans, Robert McNamara, alors président de la Banque
mondiale, a pu déclarer : « Les riches et les puissants
ont l'obligation morale d'aider les pauvres et les faibles ».
Le livre de Lancaster illustre bien combien les attitudes ont
changé depuis.
Vers le milieu du 20e siècle, il était généralement
admis que l'aide avait pour but de redresser dans une certaine
mesure les effets du colonialisme. Lancaster affirme aujourd'hui
que «dès le milieu des années 90, près
d'un demi-siècle après les débuts de l'indépendance
africaine, les théories attribuant l'échec du développement
africain au colonialisme ne jouissaient déjà plus
que de peu de crédibilité auprès des spécialistes
». [1]
Lancaster exprime là une vision maintenant consensuelle,
pas tant parmi les universitaires que parmi les gouvernements
occidentaux, le FMI et la Banque mondiale, qui essaient d'imposer
une économie de marché en Afrique. Comme eux, elle
insiste sur le fait que les gouvernements africains doivent devenir
«transparents » et être capables de «rendre
des comptes ». Elle ne veut pas dire par là que
les activités gouvernementales devraient être rendues
publiques ou que les gouvernements doivent démocratiquement
rendre des comptes à la masse de la population ; non,
elle veut dire que les gouvernements devraient répondre
de leurs actes devant les institutions internationales qui représentent
les intérêts du capital financier global et accueillir
favorablement les demandes qui leur rapporteraient plus de profit.
Désigner le «socialisme africain » comme
le coupable pour l'échec de l'Afrique à se développer
est une invention bien pratique. N'importe quelle étude
sérieuse de l'histoire de ce continent montre que le retard
de l'Afrique a pour origine les siècles de domination
étrangère qu'elle a subis, domination qui remonte
à la traite des esclaves. Si la traite a alimenté
l'essor du capitalisme en Europe, elle a par contre privé
l'Afrique de millions d'hommes et de femmes parmi les plus solides
et provoqué des guerres prédatrices qui ont complètement
bouleversé son économie.
Et cela fut succédé par plus d'un demi-siècle
de domination coloniale directe. Alors que, théoriquement,
les colonies africaines ont obtenu leur indépendance dans
les années 1960, en pratique elles ne pouvaient se libérer
ni du joug politique de leurs anciennes puissances coloniales,
ni de l'exploitation économique des gigantesques sociétés
qui régissaient le commerce et les finances en Afrique.
Ce système d'exploitation continue aujourd'hui. Les pays
africains endettés sont des exportateurs « nets
» de capitaux bien qu'ils soient parmi les plus pauvres
du monde. L'allégement de la dette n'a eu que très
peu d'effet, malgré tout le battage lors de son annonce.
Pour comprendre comment les puissances impérialistes
ont pu continuer à exploiter l'Afrique, il faut s'intéresser
de plus près à la relation entre le monde occidental
et des dirigeants tels que Nyerere et Nkrumah. Les régimes
que Lancaster rend responsables de tous les problèmes
africains sont arrivés au pouvoir avec l'appui de l'occident.
Ces gouvernements occidentaux les ont encouragés à
produire un système d'aide sociale limité, en particulier
en ce qui concerne la santé et l'éducation. La
Banque mondiale a soutenu des projets d'industrialisation et
de développement agricole. Les autorités coloniales
avaient d'ailleurs dans bien des cas établi des plans
pour ces projets avant que l'indépendance ne soit accordée.
La Tanzanie de Nyerere est alors devenue un des plus gros bénéficiaires
des prêts de la Banque mondiale. Sans cette aide, les régimes
panafricanistes n'auraient pas pu survivre.
La guerre froide
Les gouvernements de l'Ouest et les institutions internationales
qu'ils finançaient étaient prêts à
soutenir les dirigeants africains soi-disant socialistes parce
qu'ils craignaient que l'instabilité sociale ne conduise
à des soulèvements populaires et que l'Union Soviétique
profite de l'occasion pour prendre le contrôle des ressources
stratégiques du continent. Ce fut ces considérations
qui guidèrent la politique des Anglais dès la fin
de la seconde guerre mondiale comme le révèlent
ces mots d'avertissement du ministre des Affaires étrangères,
Ernest Bevin, au premier ministre Clement Atlee : « tôt
ou tard, les Soviétiques avanceront sur nos positions
en Afrique » [2]
L'importance stratégique de l'Afrique augmenta encore
pendant la période d'après-guerre avec la croissance
des échanges mondiaux du fait de l'énorme trafic
maritime le long de ses côtes. Le Général
Alexander Haig, secrétaire d'État sous Reagan,
expliquait en effet en 1979 : « Dans un sens géopolitique,
l'Afrique tient une place de plus en plus importante du fait
que les matières premières ne sont pas en quantité
illimitée, ce qui commence à avoir une profonde
influence sur la santé industrielle et économique
des pays développés70 pour cent des matières
premières nécessaires à notre approvisionnement
doivent contourner le continent. Avec le monde en proie au changement
et des pays non alignés devenant malheureusement la cible
de la concurrence est-ouest, l'Afrique est maintenant une région
d'une importance capitale. » [3]
L'occident avait deux politiques complémentaires en
Afrique. D'un côté, la CIA finançait et fournissait
des armes à des mouvements comme l'UNITA qui combattait
le MPLA (soutenu lui par l'URSS) en Angola et aidait le régime
de l'apartheid en Afrique du Sud. De l'autre, les gouvernements
africains qui désiraient rester dans le camp occidental
pouvaient obtenir un appui financier, qu'ils soient clairement
de droite, à l'exemple de Mobutu au Congo, ou qu'ils se
déclarent socialistes africains, comme Nyerere en Tanzanie.
L'objectif final des Occidentaux dans ce conflit avec l'Union
Soviétique était de renverser l'économie
nationalisée de cette dernière et d'ouvrir l'URSS
à l'exploitation capitaliste.
Le rôle du stalinisme
Quand la révolution socialiste échoua dans les
pays les plus développés, le retard économique
et l'isolement de l'Union Soviétique favorisèrent
l'expansion d'une couche bureaucratique, personnifiée
par Staline. Avant de mourir, Lénine s'aligna avec Trotsky
pour lutter contre cette tendance, mais un ensemble de circonstances
défavorables conduisit à la défaite de l'opposition
marxiste et à la stalinisation des partis communistes
à l'échelle mondiale.
La bureaucratie stalinienne rejetait le programme international
sur lequel était basée la révolution russe
au profit d'une politique visant à établir le socialisme
dans un seul pays. Dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux,
les staliniens rejetaient une perspective basée sur la
mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière
et ressortirent la théorie de la révolution en
deux étapes selon laquelle la classe ouvrière ne
peut combattre pour le socialisme qu'une fois qu'a eu lieu la
révolution démocratique bourgeoise. Avec le temps,
le scepticisme grandissant de la bureaucratie sur la possibilité
d'une révolution socialiste devait se transformer en une
opposition consciente à ce qu'ils considéraient,
à raison, comme une menace envers leur existence privilégiée
en Union Soviétique.
C'est le désarmement politique du mouvement ouvrier
par le stalinisme combiné à ses changements de
politique opportunistes avant la seconde guerre mondiale qui
ont le plus encouragé la montée du panafricanisme.
Alors qu'il tentait de s'allier avec les puissances fascistes,
Staline avait vendu du pétrole à Mussolini quand
ce dernier avait envahi l'Éthiopie. Staline a également
signé un pacte avec Hitler. Quand, plus tard, il essaya
de s'allier avec l'Angleterre contre Hitler, il ordonna aux membres
du Parti communiste de retirer leur appui aux mouvements anti-coloniaux.
Cela discrédita le socialisme aux yeux des masses populaires,
surtout en Inde où le Parti communiste a soutenu l'effort
de guerre pendant que l'Indian Congress Movement (Mouvement
du Congrès Indien) continuait à s'opposer la domination
anglaise.
La trahison de la lutte anti-coloniale indienne eut un effet
indirect sur le mouvement panafricain, alors encore largement
basé dans les Amériques. George Padmore, membre
dirigeant du Parti communiste antillais en démissionna
pour rejoindre le mouvement panafricain. Il réussit à
en faire un mouvement basé en Afrique en le présentant
comme la seule opposition conséquente à l'impérialisme.
En Afrique, les staliniens ont maintes fois fait la preuve
qu'ils étaient prêts à coexister avec le
capitalisme. C'est au Soudan qu'on trouve un des exemples les
plus remarquables de leur rôle contre-révolutionnaire.
Dans ce pays, on trouvait un des plus importants partis communistes
d'Afrique, comptant 10 000 membres, le deuxième quant
au nombre de ses membres après celui de l'Afrique du Sud.
Ce parti aida Numeiry à accéder au pouvoir en 1969.
L'Union Soviétique ne protesta même pas lorsque,
l'année suivante, Numeiry renvoya tous les ministres communistes
de son gouvernement et qu'il emprisonna et exécuta des
membres du Parti communiste après qu'il les ait utilisés
pour vaincre ses opposants musulmans.
Luttes de classes en Afrique
La politique stalinienne en Afrique est tout à fait
en accord avec la manière dont la bureaucratie soviétique
a étouffé les mouvements révolutionnaires
qui avaient éclaté en Europe après la seconde
guerre mondiale, permettant ainsi au capitalisme de se restabiliser.
En Afrique, cette même vague révolutionnaire qui
prit la forme de grèves et de manifestations, annonçait
la possibilité de soulèvements révolutionnaires.
Devant la menace des mouvements révolutionnaires en
Italie, en Grèce et en Yougoslavie et des soulèvements
en Malaisie et en Indochine, les gouvernements britannique et
français craignaient que la pauvreté dans laquelle
ils avaient plongé des millions d'Africains avait préparé
un terrain sur lequel il serait encore plus facile pour les idées
révolutionnaires de prendre racine. Leur crainte se matérialisa
lorsqu'ils essayèrent d'augmenter le niveau d'exploitation
des Africains, ce qui déclencha un grand mouvement d'opposition
au sein d'une population radicalisée par les expériences
de la guerre.
Des couches de la population rurale s'étaient prolétarisées
à un rythme accéléré pendant la seconde
guerre mondiale. Beaucoup avaient été recrutés
dans l'armée ou réquisitionnés pour travailler
dans les plantations de sisal et d'hévéas. La Grande-Bretagne
envoya cent mille personnes au travail forcé dans les
mines d'étain du Nigéria. On y mourait par centaines
du fait des mauvaises conditions de travail. En Afrique du Sud,
la guerre ouvrit un vaste marché à l'industrie
et aux compagnies minières. La production industrielle
augmenta de 116 pour cent, et la main d'oeuvre industrielle composée
en majorité de travailleurs noirs de 53 pour cent.
La classe ouvrière africaine émergea de la guerre,
plus importante en nombre et de plus en plus combative. Dans
les deux ou trois années qui suivirent la guerre, il y
eut de grandes grèves de dizaines de milliers d'ouvriers
au Nigéria, en Afrique de l'Ouest française, en
Guinée, en Zambie et en Afrique du Sud. La campagne prit
part à ces mouvements. Les évictions rurales d'après-guerre
au Zimbabwe en faveur des colons blancs provoquèrent des
grèves importantes en 1945 et 1948. En Côte d'Ivoire,
des protestations de masse furent provoquées par les planteurs
européens réclamant davantage de main-d'oeuvre
forcée. Au Kenya, le mouvement Mau-Mau s'en prit aux chefs
indigènes et aux colons blancs qui avaient dépossédé
les paysans.
Des milliers de soldats démobilisés rentrèrent
en Afrique avec de nouvelles idées et de nouvelles attentes.
Ce fut une manifestation de soldats démobilisés
en 1948 qui précipita les démarches qui conduisirent
à l'indépendance du Ghana. La police ouvrit le
feu sur la foule et tua deux personnes puis des émeutes
s'ensuivirent. Le gouvernement britannique prit la décision,
pour citer la Fabian Society, de «supprimer les causes
du mécontentement qui à elles seules rendraient
concevable un putsch du Kremlin.»[4]
Un comité de quarante notables africains fut désigné
pour étudier les causes des perturbations et recommanda
que des ministres africains soient choisis parmi une assemblée
législative élue en partie au suffrage masculin.
Bien que le pouvoir réel restât entre les mains
du gouvernement, cela représentait une démarche
sans précédent dans une colonie africaine.
Les Britanniques avaient cultivé au Ghana une couche
de chefs nommés par le gouvernement et leur entourage
de gens éduqués. C'est à cette couche de
riches que le ministre des colonies envisageait de confier progressivement
le pouvoir sur les affaires locales mais le développement
de l'opposition populaire qui ne cessait de croître à
l'encontre de la domination britannique et de cette couche très
privilégiée obligea les Britanniques à changer
de plan. En 1951, le Convention Peoples Party (Parti populaire
de la Convention) sous la direction de Kwame Nkrumah se mit à
la tête des protestations populaires et gagna la majorité
des sièges à l'assemblée législative.
Le gouverneur, Sir Charles Arden-Clarke convoqua Nkrumah qui
se trouvait alors en prison et l'invita à devenir le chef
du gouvernement.
Nkrumah fut le premier des dirigeants panafricaniste à
accéder au pouvoir. Passer de la prison à la tête
du gouvernement fut le lot de plusieurs alors que de colonie
en colonie, les Britanniques cherchaient à maintenir leur
pouvoir en Afrique au moyen d'un système de gouvernement
indirect. Leur méfiance à l'égard des panafricanistes,
dont la rhétorique socialiste avait fait craindre au gouvernement
britannique qu'ils s'allieraient à l'Union Soviétique,
diminua au vu de l'attitude coopératrice de Nkrumah.
Discussions entre la Grande-Bretagne et les États-Unis
Des documents de l'époque devenus publics récemment
montrent comment la Grande-Bretagne et les États-Unis
ont débattu de la situation en Afrique dans le contexte
de la guerre froide et sont parvenus à la conclusion que
l'indépendance sous une direction panafricaine était
l'unique façon de protéger leurs intérêts.
Le ministère britannique des Affaires étrangères
craignait qu'une démarche trop rapide vers l'indépendance
«n'expose des peuples inconstants et peu sophistiqués
aux dangers insidieux d'une pénétration communiste».
D'un autre côté, ils reconnurent qu'une attitude
intransigeante risquerait de «provoquer les États
africains à se tourner plus volontiers vers l'Union Soviétique».
Dans cette situation, ils se rendirent compte qu'ils devaient
compter sur le mouvement panafricain pour contenir les protestations
grandissantes. Le ministère des Affaires étrangères
fit remarquer que «le panafricanisme, en soi, n'est pas
nécessairement une force que nous devons considérer
avec suspicion et peur. Au contraire, si nous parvenons à
éviter de nous l'aliéner et réussissons
à le guider dans une direction dans l'ensemble bien disposée
à l'égard du monde libre, le panafricanisme pourrait
s'avérer à plus long terme être une barrière
solide indigène à la pénétration
de l'Afrique par l'Union Soviétique.»
L'aide économique aux régimes africains indépendants
était une composante nécessaire de cette perspective.
«Si l'Afrique doit rester loyale à la cause de l'Ouest,
ses intérêts économiques doivent coïncider
avec ses sympathies politiques et les consolider; et l'un des
problèmes majeurs de la relation entre l'Ouest et l'Afrique
consistera à garantir un approvisionnement adéquat
d'aide économique, et particulièrement de capital,
aux États nouvellement constitués, ceci par des
canaux variés. D'après toutes les estimations,
les sommes requises seront considérables; et si les puissances
occidentales sont déraisonnablement insensibles aux aspirations
économiques de l'Afrique indépendante, les gouvernements
des nouveaux États pourraient bien être forcés
de se tourner vers l'Union Soviétique pour obtenir l'aide
dont ils auront assurément besoin...»[5]
Dans les deux mois qui suivirent, le premier ministre britannique,
Harold Macmillan fit son discours «sur le vent du changement»
au parlement sud-africain, dans lequel il insista sur le fait
que «la grande question de cette seconde moitié
du vingtième siècle est de savoir si les peuples
non alignés d'Asie et d'Afrique vont virer vers l'Est
ou vers l'Ouest. Seront-ils aspirés par le camp communiste?»[6]
C'était surtout le Congo qui inquiétait toutes
les puissances occidentales en Afrique. Le Congo était
vital non seulement à la Belgique, qui en était
la puissance coloniale, mais aussi à des membres importants
de la classe dominante britannique qui y détenaient des
investissements substantiels. Autre élément encore
plus significatif, le Congo était d'une importance stratégique
mondiale puisqu'il produisait soixante pour cent du cobalt mondial,
minéral utilisé dans la fabrication des avions,
huit à dix pour cent du cuivre mondial, et était
le principal fournisseur d'uranium pour le projet de bombe atomique
américain. Les gouvernements britannique et américain
s'inquiétaient surtout que l'URSS puisse s'emparer des
mines d'uranium. De ce fait, le Congo devint l'un des théâtres
les plus intenses de la guerre froide.
Mais ce ne sont pas des actions que la bureaucratie stalinienne
aurait entreprises qui peuvent expliquer la férocité
de la riposte de l'Ouest au Congo. Contrairement aux pouvoirs
coloniaux de l'Ouest, l'URSS n'avait aucune base militaire à
partir de laquelle lancer une opération offensive au coeur
de l'Afrique, dans un pays qui pouvait être facilement
bloqué par la mer. Ce n'est qu'au milieu des années
soixante-dix que l'Union Soviétique développa sa
capacité à soutenir des opérations militaires
en Afrique. Elle n'avait pas non plus de soutien politique au
Congo. Dans un pays de la taille de l'Europe de l'Ouest, le service
secret britannique ne fut capable de trouver que quatre personnes
ayant des contacts avec Moscou.
Les États-Unis venaient de subir l'humiliation de la
révolution cubaine, qui avait été tardivement
soutenue par l'Union Soviétique, et Washington voulait
une démonstration de force à l'encontre de l'URSS.
Mais l'histoire ne se termine pas là, puisque les puissances
européennes étaient également perturbées
par les événements du Congo. Ce que l'Ouest craignait
réellement c'était un soulèvement de la
classe ouvrière.
Les mines du Congo belge avaient connu un grand essor dans
la période de l'après-guerre, ce qui rendait cette
immense colonie plus profitable que jamais. Cela voulait aussi
dire que le nombre d'ouvriers avait augmenté. En 1959,
la classe ouvrière comptait un million de personnes, ce
qui en faisait la classe ouvrière la plus importante hormis
l'Afrique du Sud. À la fin des années cinquante,
l'essor des mines prit fin, ce qui plongea la colonie dans la
récession et de nombreux ouvriers se trouvèrent
au chômage. En 1959, les autorités belges perdirent
le contrôle des municipalités africaines. Elles
prirent aussi conscience qu'elles n'étaient plus à
même de contenir cette classe ouvrière, tant à
cause de l'importance de son nombre que pour sa combativité.
Elles entreprirent sans tarder d'accorder l'indépendance
au Congo dans l'espoir de conserver leur contrôle effectif
sur les mines du pays par le biais d'un régime local malléable.
Le panafricanisme au pouvoir
La Grande-Bretagne et la France suivirent le mouvement accordant
dans la précipitation l'indépendance à leurs
colonies. En Afrique de l'Est, la Grande-Bretagne avait projeté
d'établir des constitutions multiraciales qui laisseraient
le pouvoir entre les mains d'une minorité asiatique ou
européenne, mais confrontée à une explosion
sociale au Congo, elle abandonna ce projet en faveur d'un système
de gouvernement basé sur la majorité. Nyerere,
Obote et Kenyatta, tous panafricanistes, vinrent au pouvoir en
Afrique de l'Est, tout comme Azikiwe, autre panafricaniste au
Nigéria. La France abandonna ses projets pour assimiler
ses colonies et leur imposa l'indépendance malgré
les protestations des dirigeants politiques de l'Afrique française.
Dans l'espace de quelques années, les colonies que les
Anglais avaient cru pouvoir garder jusqu'à la fin du vingtième
siècle et que la France avait pensé pouvoir garder
indéfiniment obtinrent leur indépendance.
Alors que les relations étaient souvent tendues entre
les nouveaux dirigeants panafricanistes et l'Ouest, il était
généralement reconnu que leur politique d'apparence
socialiste, notamment les mesures pour établir un État
providence, représentait le prix à payer pour éviter
une nouvelle flambée de grèves et de protestations
populaires. Les dirigeants panafricanistes furent à même
de maintenir une certaine marge de manoeuvre du fait de la guerre
froide, ce qui leur permit d'obtenir davantage de concessions
de la part de l'Ouest qu'il ne leur aurait été
possible dans d'autres circonstances. Mais au moindre faux pas,
ils se verraient renversés par un coup d'état soutenu
par l'Ouest, comme ce fut le cas avec Nkrumah, voire même
assassinés. Les gouvernements belge, britannique et américain
parvinrent tous à la conclusion qu'il fallait assassiner
Patrice Lumumba lorsque celui-ci fit appel à l'Union Soviétique
pour qu'elle envoie des troupes pour soutenir son gouvernement
au Congo. D'autres comme Nyerere ne doivent leur survie qu'au
fait qu'ils ont démontré pendant la guerre froide
qu'ils servaient les intérêts de l'Ouest. Quoi qu'il
leur advint plus tard, cela ne change en rien le fait que les
«socialistes africains» furent placés au pouvoir
par les régimes coloniaux pour leur capacité à
empêcher le développement d'un authentique mouvement
socialiste en Afrique.
Dans un sens, Lancaster a raison de dire que les panafricanistes
portent une certaine responsabilité pour la pauvreté
et le retard qui persistent en Afrique, mais certainement pas
parce que les gouvernements qu'ils dirigeaient étaient
socialistes. Ils contribuèrent à la situation actuelle
de l'Afrique parce qu'ils imposèrent des programmes économiques
et politiques qui perpétuèrent la domination de
l'Ouest sur l'Afrique.
L'analyse de Lancaster est totalement superficielle et ne
se base sur aucune étude sérieuse de l'histoire
de l'Afrique. Néanmoins, il faut prendre son livre au
sérieux car ses théories sont en accord avec la
nouvelle vague de colonialisme qui submerge l'Afrique aujourd'hui.
L'intention de livres comme celui de Lancaster est de justifier
ce processus de la même façon dont les impérialistes
du 19e siècle justifièrent le morcellement de tout
un continent avec l'argument que les Africains étaient
incapables de mettre en place des institutions politiques solides.
Pour Lancaster, «il est quasiment indéniable que
des institutions publiques faibles et des programmes économiques
défectueux mis en place par des gouvernements africains
sont les causes majeures des problèmes de développement
de la région».[7] Elle se contente de remettre au
goût du jour les théories du 19e siècle en
attribuant tous les problèmes de l'Afrique au «socialisme
africain».
Avec la fin de la guerre froide, l'Ouest s'enhardit à
mettre fin aux programmes que son aide finançait en Afrique.
Il reste pourtant une certaine inquiétude dans l'esprit
de Lancaster. Elle reconnaît implicitement que ce fut la
déferlante de grèves et de mouvements sociaux qui
contraignit les puissances coloniales à accorder l'indépendance.
Les «socialistes africains» qu'elle condamne jouèrent
un rôle primordial pour contenir ces luttes dans le cadre
du nationalisme. Elle exprime la préoccupation qu'en se
débarrassant du panafricanisme, il se pourrait bien que
l'Ouest ait remplacé «un modèle de développement
économique non-viable par un modèle qui pourrait
finalement s'avérer politiquement non-viable au cas où
le rythme du progrès économique manquerait de s'accélérer.»
[8] Instinctivement du côté des intérêts
de la classe dominante, elle est consciente que la vraie menace
pesant sur les bénéfices des grandes sociétés
venait non pas des panafricanistes mais de la classe ouvrière
africaine et des masses appauvries, ce qui peut encore se reproduire.
Notes:
1. Lancaster p.21
2. Cité dans John D Hargreaves, Decolonization in Africa,
Longman,1996, p.147
3. Arthur Gavshon, Crisis in Africa, Westview Press, 1981, p.166
4. Hargreaves p. 115
5. Africa: the next ten years, Foreign Office document,
December 1959
6. Nicholas J. White, Decolonisation, The British experience
since 1945, Longman, 1999, pp.125-126
7. Lancaster p. 22
8. Lancaster p. 30
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