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WSWS : Nouvelles et analyses : Europe

Günter Grass et les Waffen SS

Par Peter Schwarz
22 août 2006

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Et les philistins de vitupérer à nouveau.

L’aveu de l’écrivain allemand Günter Grass selon lequel il avait, vers la fin de la guerre et à l’âge de dix-sept ans, fait partie d’une division de la Waffen SS et non pas, comme on l’avait cru jusque-là, d’une unité de la Flak [défense anti-aérienne] a soulevé un flot d’accusations aussi exagérées que grotesques. Elles vont de l’affirmation que l’écrivain a perdu toute crédibilité à l’exigence que le prix Nobel de littérature lui soit retiré.

Grass, âgé de 79 ans, avait la semaine dernière dans un entretien avec le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung parlé pour la première fois publiquement du fait qu’il avait appartenu aux Waffen SS. Dans son livre autobiographique « En épluchant les oignons » publié depuis, il raconte en détail cet épisode et érige aussi en thème les difficultés liées à l’acte du souvenir et la honte éprouvée lorsqu’il se souvient.

Ceux qui critiquent Grass n’attendirent pas la parution du livre. A peine le mot Waffen SS était-il tombé que la meute commençait à hurler.

L’historien national conservateur Michael Wolffsohn alla jusqu’à affirmer que le fait d’avoir appartenu à la Waffen SS avait « complètement endommagé » l’ensemble de son oeuvre. « Il reste de belles paroles, sans valeur. Les mots magnifiques de ce grand poète sont une fassade. Rien de plus ». Grass aurait « manqué le véritable but de sa vie », dit-il lors de l’émission « Aspekte » diffusée par la Deuxième chaîne de télévision allemande ZDF.

Le critique littéraire Hellmuth Karasek reprocha à Grass un « double langage » et une « terrible hypocrisie » : « C’est comme quelqu’un qui prêche de boire de l’eau et qui se soûle chaque jour avec du vin ».

Le Financial Times Deutschland affirma que « l’autorité politique et morale » de l’écrivain était « ruinée par ce souvenir bien trop tardif ». Grass aurait dû, au plus tard s’exprimer à ce sujet à l’occasion de la visite controversée du président Ronald Reagan et du chancelier Helmut Kohl au cimetière militaire de Bitburg, dans lequel sont aussi enterrés des SS, une exigence faite aussi par des politiciens conservateurs.

Le journal taz, proche des Verts, compara même, dans le cadre d’une interview avec le politologue Claus Leggewie, le cas de Grass à celui de Hans Schneider, capitaine dans la SS et qui avait, après la guerre, camouflé son identité et fait une carrière de germaniste sous le nom de Hans Schwerte avant que son identité ne soit dévoilée en public dans les années 1990. Leggewie reprocha à Grass d’être « profondément corrompu moralement ».

De Pologne, où le parti national conservateur Droit et Justice (PiS) s’adonne, pour détourner l’attention de son propre échec, à la rhétorique antiallemande depuis l’arrivée au pouvoir des frères Kaczynski, vint la demande qu’on retirât à Grass le titre de citoyen d’honneur de sa ville natale de Dantzig et qu’on lui retire le prix Nobel. Grass s’était depuis longtemps engagé énergiquement en faveur d’une entente entre l’Allemagne et la Pologne.

Mais il y a aussi de nombreux intellectuels et de gens de métier du domaine culturel qui ne se sont pas laissés impressionner par la campagne contre Grass et l’ont défendu, depuis l’historien Hans Mommsen jusqu’au présentateur de télévision Ulrich Wickert, en passant par l’historien littéraire Walter Jens, l’acteur Mario Adorf et le politicien SPD Egon Bahr, pour n’en citer que quelques-uns.

Les attaques lancées contre Grass sont tant farfelues que mensongères. Elles n’ont pas de rapport avec les faits et ont une motivation clairement politique et idéologique.

Grass a dans ses premiers romans confronté la société conservatrice et contente de soi de la République fédérale qui avait placé des nazis éminents dans des fonctions importantes de l’Etat et qui ne connaissait, en dehors d’une poignée de coupables et de suborneurs que des victimes et des subornés, à une image peu complaisante du troisième Reich. Il n’y décrit pas les Allemands comme un peuple de malfaisants, mais il examine et dépeint avec précision le milieu petit-bourgeois fétide dans lequel l’Etat nazi avait pu prospérer.

Il décrit la faiblesse de caractère, les petites bassesses qui firent de gens dépourvus de convictions propres des collaborateurs. Il raconte comment on détournait la tête et comment on se dupait soi-même. Il montre les criminels politiques endurcis et ceux qui ont souffert et qui se sont opposés.

Son thème central cependant est sa propre génération, celle qui grandit sous le Troisième Reich et qui y fut éduquée. Il décrit ses contradictions, son dilemme moral et ses difficultés à aborder le passé.

C’est ce qu’on n’a jamais pardonné à Grass et ce qui lui a créé des ennemis durables. Ce n’est pas un hasard si les attaques les plus virulentes viennent des milieux de droite et des cercles conservateurs. Tous ceux à qui il a marché sur les pieds et dont il a dérangé la quiétude autosatisfaite poussent à présent un hurlement de triomphe. Le message principal est celui-ci : l’écrivain de réputation mondiale est enfin tombé de son piédestal moral ; il n’avait pas le droit de nous critiquer et de nous montrer ce que nous ne voulions pas voir. A ces gens de droite et à ces conservateurs s’associent quelques gens anciennement de gauche qui, après l’effondrement de l’Union soviétique et sept ans de coalition SPD-Verts, ont perdu la tête et toute orientation.

Le fait que Grass ait tu pendant si longtemps cet épisode de sa biographie est certainement une faute, mais c’est une faute qu’il faut voir dans ses véritables proportions et qui est psychologiquement et historiquement compréhensible.

Quand, à l’âge de dix-sept ans, il reçut son ordre de mobilisation dans la Waffen SS, alors qu’il était enrôlé dans l’Arbeitsdienst, il était encore pratiquement un enfant ne disposant ni des connaissances ni d’aucune autre possibilité de comprendre le caractère criminel de cette organisation. Hitler avait pris le pouvoir en Allemagne lorsque Grass avait sept ans et peu de temps après les nazis étaient parvenus au pouvoir dans la ville libre de Danzig. Grass grandit sous l’influence de la propagande nazie. Il n’était guère possible dans ces conditions qu’une attitude critique se développe. Comme beaucoup de jeunes de son âge, il crut jusqu’à la fin de la guerre à la « victoire finale ». Il ne s’en est jamais caché.

Grass ne fut pas, ni directement ni indirectement, associé aux crimes de la Waffen SS. Même ses adversaires les plus acharnés ne le lui reprochent pas. Après sa période de formation, il ne participa à la guerre que quelques semaines. Il fut blessé et fait prisonnier par les Américains, avant d’avoir pu tirer un coup de feu. A ce moment, il n’avait pas encore dix-huit ans.

Grass écrit lui-même dans son autobiographie sur la façon dont il comprenait alors la Waffen SS : « Est-ce que j’étais effrayé par ce qui alors, dans le bureau de recrutement, on ne pouvait pas ne pas voir et qui m’apparaît encore maintenant, au moment où je l’écris, comme terrible, la double lettre S ? » Dans ses souvenirs il n’y a rien, répond-il « qu’[il] puisse interpréter comme un signe de frayeur ou même de dégoût. J’aurai probablement considéré les Waffen SS comme une unité d’élite qu’on faisait intervenir à chaque fois qu’il fallait colmater une brèche dans le front, qu’il fallait briser un encerclement comme celui de Demjansk ou que la ville de Charkow devait être reconquise. La double rune au col de l’uniforme ne me choquait pas ».

L’historien de renom, Hans Mommsen, confirme la plausibilité de cette explication. Le principe du volontariat pour l’appartenance aux Waffen SS avait selon lui déjà été supprimé en 1943 et une partie considérable des appelés y était enrôlés sans autre formalité, écrit-il dans un article publié dans le quotidien Frankfurter Rundschau. « L’agitation publique à propos de l’appartenance de Günter Grass aux troupes d’élite du régime nazi n’est donc pas appropriée ». On ne pouvait pas non plus exiger de Grass « qu’il soit en 1944 suffisamment conscient du caractère criminel des SS et du régime nazi. Dans les quelques semaines de son engagement militaire et qui se terminèrent avec sa blessure, il n’entra pas en contact avec les crimes perpétrés par les Waffen SS à l’égard de la population civile, des prisonniers de guerre et des travailleurs forcés étrangers ».

L’appartenance de Grass aux Waffen SS reste donc un épisode de jeunesse, qu’on ne peut pas lui reprocher personnellement. Elle n’est pas comparable à l’attitude d’un Herbert von Karajan par exemple qui, en 1933 à l’âge de 25 ans avait adhéré deux fois au NSDAP [parti national socialiste], une fois en Allemagne et une fois en Autriche, ce qui fut particulièrement favorable à sa carrière. Sans parler d’une Leni Riefenstahl qui fit des films de propagande pour le régime nazi et, qui jusqu’à sa mort il y a trois ans, refusa toute responsabilité et fut néanmoins fêtée comme une grande artiste.

Parmi ceux qui reprochent à Grass d’être, en tant qu’instance morale, « complètement endommagé », il y a aussi l’historien et publiciste Joachim Fest. Fest avait soutenu dans la soi-disant « querelle des historiens » au milieu des années 1980, les efforts d’Ernst Nolte, pour légitimer le régime nazi après coup, comme une réaction au bolchévisme. Grass en revanche a voué la plus grande partie de son œuvre littéraire et de sa vie politique à régler ses comptes avec le régime nazi. Le dilemme de la génération qui a grandi sous le régime nazi et qui y fut mêlée sans pouvoir en reconnaître ou en comprendre le caractère criminel, les difficultés qu’elle a éprouvé à s’y confronter, la honte qu’elle a éprouvée à en parler, ce sont les thèmes qui constituent le fil conducteur de l’œuvre de Grass.

Le fait que Grass lui-même éprouva cette honte au point de lui faire taire pendant soixante ans son passage à la Waffen SS ne manque pas d’une tragique ironie. (Il faut dire que le fait n’était pas si secret qu’on veut bien le dire à présent. Le public peut consulter depuis des décennies les papiers délivrés à Grass à sa libération du camp de prisonniers de guerre américain et dans lesquels est soigneusement enregistrée son appartenance à la Waffen SS. Jusqu'à présent, personne ne s’y était intéressé, c’est tout. La ZDF rapporte que le journal Le Figaro, y a fait référence il y a quelques années, sans que personne en Allemagne ne s’en soit soucié).

Dans son livre autobiographique « En épluchant les oignons », Grass aborde cette question ouvertement. « Assez d’excuses » écrit-il à propos de son appartenance à la Waffen SS. « Et pourtant, je me suis refusé pendant des décennies à m’avouer le mot et la double lettre. Ce que j’avais accepté dans ma fierté un peu bête de mes jeunes années, je voulus me le taire après la guerre du fait d’une honte qui s’est développée après coup. Mais le poids est resté et personne ne pouvait m’en soulager.

Même si pendant ma formation de tireur de char, qui m’a émoussé durant l’automne et l’hiver on n’entendit rien de ces crimes de guerre qui furent révélés plus tard, l’affirmation de l’ignorance ne pouvait pas obscurcir la compréhension d’avoir été intégré à un système qui avait préparé, organisé et exécuté l’anéantissement de millions d’hommes. Même si on m’absolvait de la responsabilité active, il demeurait un résidu qui n’avait pas jusqu'à présent été retiré et qu’on nomme généralement la coresponsabilité. Et je suis sûr d’avoir à vivre avec cela pour le restant de mes jours. »

Cela détruit-il l’autorité morale de Grass ou même celle de son œuvre ? Peut-on reprocher à l’artiste d’être lui-même affecté par les contradictions dont il a fait le thème de son œuvre? La réponse est évidemment Non.

De nombreux adversaires de Grass essayent de se servir de son admission autobiographique afin de réhabiliter l’Allemagne d’Adenauer. Selon le principe : « Grass a lui aussi des choses à se reprocher » on veut justifier a posteriori la reprise sans problème de hauts représentants du régime nazi et de l’ensemble de son appareil judiciaire par la République fédérale. Comme si l’appartenance involontaire du jeune Grass à l’appareil militaire du régime national socialiste pouvait être comparée à l’activité du commentateur des lois raciales de Nuremberg, Hans Globke, de Hans Filbinger, juge dans la marine nazie, du chef des services secrets Reinhard Gehlen et de bien d’autres.

L’intention politique est encore plus claire chez ceux qui associent l’attaque de Grass à la défense des agressions américaine et israélienne au Proche-Orient. C’est le cas de Henryk M. Broder qui le fait d’une façon on ne peut plus vulgaire dans le magazine Spiegel. Il y déclare que Grass est « liquidé » et lui prédit qu’« à partir de maintenant, on ne le percevra plus que comme une caricature de lui-même et qu’on lui donnera une place dans le Hall of Shame (le Couloir de la Honte) ». Broder s’énerve particulièrement sur le fait que Grass avait soutenu et défendu le discours de Harold Pinter à l’occasion de l’obtention par celui-ci du prix Nobel de littérature et dans lequel il avait sévèrement critiqué la politique des Etats-Unis.

La droite politique manie le gourdin de la morale abstraite à grand renfort de cris contre Grass, afin d’oblitérer les leçons du passé et de justifier, au nom de celle-ci, de nouveaux crimes et de nouvelles guerres.

 





 

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