Aux premières heures du dimanche 19 août, une bande de voyous
ivres a attaqué un groupe de huit Indiens lors de la kermesse qui se déroulait
dans la petite ville allemande de Mügeln (près de Leipzig). Les huit hommes qui
soit travaillent dans le restaurant indien de la ville ou sont des amis du
propriétaire ont été agressés par une cinquante de voyous. La petite ville de
Mügeln est située en Allemagne de l’Est, dans le Land de Saxe, où un
certain nombre d’agressions racistes se sont produites ces dernières
années.
Les huit Indiens ont été attaqués par des dizaines de jeunes
gens avinés hurlant des slogans racistes tout en frappant et en assénant des
coups de pied aux Indiens du groupe qui étaient nettement moins nombreux
qu’eux. Les photos prises plus tard ont révélé la gravité de leurs
blessures. Tous ont été gravement blessés et souffrent de sévères lésions et
d’hématomes au visage et au corps. L’une des victimes a nécessité
une hospitalisation prolongée et plusieurs autres membres du groupe ont eu
besoin de points de suture et de soins médicaux intensifs au visage en raison
des coups de pied répétés reçus à la tête.
Après la première attaque par le groupe de jeunes, les huit
victimes se sont enfuies de la fête en traversant la place du marché pour se
réfugier dans un restaurant tout proche. Le propriétaire les a laissés entrer
mais la bande de jeunes a assiégé le restaurant en cherchant à en enfoncer la
porte d’entrée devant une foule de badauds. Des membres du groupe
d’Indiens ont affirmé s’être mis à craindre pour leur vie. Ce n’est
qu’après l’intervention de la police locale que la situation
s’est calmée. Seuls deux des agresseurs âgés de 21 et 23 ans ont été
interpellés samedi soir puis relâchés plus tard.
Malgré le caractère raciste évident de l’attaque et la
réaction immédiate de la police, les hommes politiques de la région ont
minimisé l’agression et la police a immédiatement nié toute motivation
politique. Une porte-parole de la police venue de la ville de Leipzig a déclaré
lundi à l’agence de presse allemande DDP qu’il n’y avait
aucun signe indiquant une motivation néo nazie dans cette attaque et ce en
dépit des récits de témoins qui avaient relevé un flot d’insultes
permanent lancé à l’encontre du petit groupe de travailleurs étrangers.
S’adressant aux journalistes après l’incident, le
maire de la ville, Gotthard Deuse, leur a dit qu’il n’y avait pas
de néo nazis dans la ville et que s’il s’avérait que
l’incident présentait effectivement une motivation d’extrême
droite, il était très vraisemblablement dû à des gens venus de
l’extérieur. Deuse a également indiqué que la police avait été prévenue
qu’il risquait d’y avoir des incidents durant la kermesse. Et
pourtant elle n’a rien fait pour les éviter.
Le ministre-président du Land de Saxe, Georg Milbradt (Union
chrétienne-démocrate, CDU) s’est rendu lundi dans la petite ville et a
condamné l’attaque tout en multipliant des platitudes à l’adresse
des journalistes pour qualifier l’attaque.
En fait, cet incident, fait suite à une série de violentes
agressions perpétrées au cours de ces dernières quinze années contre des
étrangers dans des villes d’Allemagne de l’Est depuis la
réunification de l’Allemagne. Bien que l’atmosphère nationaliste et
obtuse qui a prévalu dans l’ancienne République démocratique allemande
(RDA) stalinienne ait certainement joué un rôle dans le renforcement des
préjugés stupides en Allemagne de l’Est, le fait est que bon nombre de
jeunes impliqués dans ces récentes attaques sont nés après la dissolution de la
RDA en 1989-90.
En fait, des sentiments d’extrême droite et des
organisations néo nazies telles le Parti national allemand (NPD) n’ont pu
se développer dans un certain nombre de villages et de villes en Allemagne de
l’Est qu’en raison du manque d’emplois et de la destruction
et dégradation de l’industrie de la région et qui sont l’œuvre
de l’ensemble des principaux partis politiques en Allemagne. Dans des
conditions où depuis la réunification en 1990 un terrain vague économique a été
créé dans une grande partie de l’ancienne Allemagne de l’Est,
chaque organisation politique majeure, indépendamment de ses racines,
qu’elles se trouvent à l’Ouest ou à l’Est, a affirmé
qu’il n’existait pas d’alternative au chômage de masse et à
la croissance de la pauvreté endémique de vastes couches de la population.
Ceci inclut également le parti nouvellement formé La Gauche
qui, tout à l’image de son prédécesseur, le Parti du socialisme
démocratique (PDS), a collaboré étroitement au niveau national et régional à la
fois avec le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) et le CDU pour
appliquer la politique de rationalisation de l’industrie et de la société
de l’Allemagne de l’Est, ce qui a eu des conséquences dévastatrices
pour l’emploi et les conditions de vie. En Saxe, par exemple, La Gauche a
joué un rôle majeur dans la vente à des fonds d’investissement du parc
immobilier public de Dresde ce qui a entraîné des hausses considérables des
loyers et du prix de l’immobilier.
C’est cette étroite collaboration entre la droite
conservatrice et la « gauche » purement nominale qui a permis aux
groupes d’extrême droite de gagner en influence parmi les jeunes des
Länder de l’Allemagne de l’Est, tel le Land de Saxe.
Dévastation
économique en Allemagne de l’Est
Une étude récente réalisée par l’Institut de Berlin
Population et Développement a montré l’étendue de la crise. Suite à la
fermeture massive d’entreprises industrielles et de services publics qui
avaient existé dans l’ancienne Allemagne de l’Est, de nombreux
Länder de l’Est ont été touchés par une forte vague migratoire de jeunes
gens cherchant du travail soit en Allemagne de l’Ouest soit à
l’étranger. L’on évalue à 1,5 million (soit 10 pour cent de la
population totale de l’ancienne Allemagne de l’Est) le nombre de
personnes qui ont quitté la région depuis 1990 pour chercher un emploi. La
plupart des personnes qui sont parties sont âgées de moins de 35 ans et
beaucoup d’entre elles dispose d’un niveau d’éducation ou de
formation supérieur à la moyenne.
Les raisons de cette migration de masse sont avant tout
d’ordre économique. En dépit de certaines différences régionales entre
les Länder, l’économie de l’ancienne Allemagne de l’Est
arrive encore loin derrière celle de l’Allemagne de l’Ouest. Le
taux de chômage se situe dans de nombreuses villes et villages à plus de 25
pour cent alors que dans certaines villes d’Allemagne de l’Est, ce
taux atteint même 50 pour cent. Il en résulte que beaucoup de villes et
villages d’Allemagne de l’Est sont habités par une grande
proportion de personnes âgées et de jeunes gens sans qualification et qui n’ont
que peu de chance de trouver un emploi raisonnable et qui sont souvent qualifié
de « génération perdue ».
L’étude de l’Institut de Berlin conclut en
disant : « Dans ces régions où les problèmes économiques sont les
plus importants, il s’est développé une nouvelle sous-classe dominée par
les hommes et dont les membres sont exclus de la participation à une grande
partie de la vie de la société… Nombre d’entre eux n’ont pas
d’emploi, pas de formation et pas de partenaire. Ce sont précisément ces
conditions difficiles qui rendent d’autant plus difficile le
ralentissement de cette tendance démographique négative ou même de
l’inverser. »
A ce manque d’opportunité s’ajoute aussi la
pauvreté. Une récente étude de l’Institut Bertelsmann révèle que (avec
deux exceptions en Allemagne de l’Ouest qui sont les villes-Etats de
Brême et de Hambourg) les Länder de l’Allemagne de l’Est ont le
plus fort pourcentage de familles dépendant des allocations chômage minimales
mises en vigueur par les lois sur la réforme Hartz IV et qui rationnent les
prestations de l’assurance chômage. Alors que le rapport fait
l’éloge de la Saxe pour sa « politique budgétaire solide »,
près de 10 pour cent de la population du Land est tributaire des paiements
Hartz IV.
La pauvreté et le désespoir, fondés sur un manque total
d’alternative professionnelle due en premier lieu à une politique
anti-sociale de l’ancienne coalition SPD-Verts, et qui est à présent
poursuivie par l’actuelle coalition gouvernementale (CDU/CSU-SPD), ont
créé à l’Est un terreau fertile pour la croissance d’une couche de
jeunes attirés par le populisme d’organisations d’extrême droite
telles le Parti national allemand.
Lors des élections de septembre 2004, le NPD d’extrême
droite avait été en mesure de remporter plusieurs sièges au parlement du Land
de Saxe en obtenant 9 pour cent des voix. Le parti d’extrême droite avait
associé une opposition populiste contre les lois Hartz IV mises en vigueur par
la coalition SPD-Verts à des paroles racistes contre les travailleurs
étrangers. Le NPD avait réussi à gagner du soutien principalement dans les
régions rurales défavorisées proches de la République Tchèque, où le chômage
dépasse souvent les 25 pour cent. La région dite la Suisse saxonne, à
l’Est de Dresde, est considérée comme un bastion des néo nazis. Deux jours
à peine avant les élections régionales en Saxe, en septembre 2004,
l’ancien chancelier Gerhard Schröder avait de façon provocatrice accusé
la population allemande d’avoir une « mentalité
d’assistés » (« Schnorrer-Mentalität »).
Dans le même temps, des politiciens influents du CDU et du SPD
s’étaient réunis pour pratiquer les coupes sociales les plus claires et
pour rationaliser l’industrie dans le Land de Saxe, au bénéfice du
gouvernement fédéral de Berlin. Depuis la réunification et jusqu’en 2002,
le parlement régional avait été dirigé par le politicien vétéran du parti de
droite CDU, Kurt Biedenkopf, qui avait renoncé à un poste universitaire
important à l’Ouest pour devenir le fer de lance de l’introduction
du capitalisme à l’Est.
Biedenkopf a joué un rôle de tout premier ordre dans le
développement d’un réseau de liens très étroits entre la politique et les
affaires et qui a permis à une petite poignée d’entreprises de haute
technologie, d’entreprises du bâtiment et de banques, d’engranger
des bénéfices énormes aux dépens de la population en général.
Après avoir créé les conditions économiques pour le
développement de l’extrême droite, Biedenkopf et le CDU ont attisé le feu
par des initiatives politiques provocantes tout en fermant les yeux sur les activités
des groupes néo nazis. Lorsqu’en 1991, une bande violente de voyous avait
poursuivi des demandeurs d’asile dans la ville de Hoyerswerda et que la
police avait assisté à la scène sans intervenir, le ministre-président de Saxe
avait refusé de commenter les faits.
Durant la décennie qui avait suivi la réunification, le
gouvernement régional de Biedenkopf s’était fait une réputation de
paradis pour des politiciens de droite. De 1990 à 2000, le ministère de la
Justice était dirigé par Steffen Heitmann dont le nom avait fait les gros
titres en 1993 lorsqu’à la suite d’une visite à Stuttgart, capitale
du Land de Bade-Wurtemberg, il avait déclaré : « Les Allemands
doivent être protégés contre un trop plein d’étrangers ! »
En 2002, Biedenkopf avait remis le pouvoir entre les mains de
son collègue du parti et ministre des Finances de longue date du Land de Saxe,
Georg Milbradt, et qui est membre du CDU depuis 1973. Malgré l’opposition
expresse de Biedenkopf, son ancien ministre des Finances fut élu en avril 2002
ministre-président de Saxe. Milbradt dirige actuellement le Land de Saxe grâce
à une grande coalition avec le SPD.
En plus de poursuivre la politique de son prédécesseur, à
savoir de collaborer étroitement avec le patronat et les banques (Milbradt a
joué un rôle de premier ordre en tant que ministre des Finances de Saxe lors de
l’introduction sur les marchés internationaux de la banque publique du
Land de Saxe, la Sachsen LB Bank, ce qui résulta dans la récente faillite de la
banque avec des dettes s’élevant à 17,3 milliards d’euros ou 23,3
milliards de dollars), Milbradt adhère à la tradition de Biedenkopf consistant
à contourner les néo fascistes en reprenant à son compte leur programme.
En 2005, il avait dit en s’adressant à un auditoire
international venu commémorer le bombardement de Dresde : « Notre
message aux autres pays est que la vaste majorité de la population ne soutient
pas le NPD. Il n’a aucune influence sur le gouvernement régional et sa
chance d’accéder au pouvoir est nulle. »
En fait, la méthode de Milbradt pour isoler le NPD consiste à
adopter son programme. Pas plus tard que fin juillet, Milbradt avait accordé
une interview au quotidien Saarbrücker Zeitung dans laquelle il
reprenait la revendication de base des partis d’extrême droite, à savoir
leur opposition à l’ouverture du marché du travail allemand aux
travailleurs des pays de l’Europe de l’Est.
Dans cette interview, Milbradt mettait en garde contre le
danger de la main d’œuvre bon marché d’Europe de l’Est
menaçant les travailleurs allemands. Ceci, a-t-il déclaré pourrait conduire à
l’augmentation des voix pour le NPD. En tant qu’alternative,
Milbradt a dit qu’il n’y avait aucune raison « pour une
activité frénétique… L’ouverture des frontières signifie tout
simplement procurer plus de voix au NPD. L’on ne peut pas dire, on a
besoin de gens à Francfort/Main et donc introduire la libéralisation (du marché
du travail); tout en laissant les gens des régions frontalières s’en
sortir par leurs propres moyens. » Milbradt a précisé qu’il avait
conclu un accord sur cette question avec les ministres-présidents des autres
Länder d’Allemagne de l’Est.
Eu égard à ses relations d’affaires et à ses partenaires
internationaux, Milbradt a condamné les récentes violences commises à Mügeln.
Le fait demeure cependant que ce sont ses propres priorités économiques et
politiques, soutenues par ses alliés du SPD et de La Gauche, qui ont créé les
conditions menant à l’accroissement de l’influence
d’organisations d’extrême droite en Saxe et à d’abominables
attaques comme celles qui se sont produites dimanche dernier.