Le ministre canadien de la Défense, Gordon O’Connor, a laissé
entendre cette semaine que les troupes canadiennes, dépêchées en Afghanistan pour
prendre part à la guerre d’occupation lancée par Washington en octobre
2001, pourraient rester dans ce pays pour une période indéterminée.
« Le gouvernement du Canada soutiendra la mission, en
paroles et en actes, jusqu’à ce que les progrès en Afghanistan soient
irréversibles », a déclaré le ministre lors d’une allocution devant le
Conseil des relations internationales de Montréal (CRIM).
Ces propos surviennent alors que le tournant du gouvernement
minoritaire conservateur vers une politique militaire agressive – y
compris sa décision le printemps dernier de prolonger l’intervention
canadienne en Afghanistan jusqu’en 2009 sans tolérer le moindre débat
public ou parlementaire – suscite une forte opposition populaire.
Le caractère délibérément vague des propos de O’Connor
laisse toute la latitude voulue au gouvernement pour faire fi de tels
sentiments et repousser tout échéancier de retrait des 2 300 soldats
canadiens actuellement déployés au cœur de l’Asie centrale. Car ce
qui constitue un « progrès » en Afghanistan, et l’instant
précis où il devient « irréversible », est laissé à l’entière
discrétion d’Ottawa. C’est d’ailleurs dans le même esprit que
le premier ministre canadien, Stephen Harper, a déjà fait savoir qu’« on
ne s’en va pas tant qu’il y a du travail à faire ».
Les conservateurs veulent au même moment garder la population
canadienne dans le noir quant à leurs véritables intentions – pour mieux
les lui faire avaler. Lorsque des reporters ont interrogé le ministre de la
Défense après son allocution pour savoir exactement combien de temps le Canada
allait rester en Afghanistan, O’Connor est resté évasif. « Au long
de la présente année, nous allons regarder l’état des progrès »,
a-t-il répondu. « L’an prochain, à un moment ou un autre, le
gouvernement aura à prendre une décision. »
Pourquoi les conservateurs cherchent-ils à nier leurs
préparatifs fort avancés pour prolonger et intensifier l’action militaire
canadienne en Afghanistan ? Il y a d’abord le souci d’éviter, à
l’approche d’élections fédérales qui pourraient être déclenchées
dès ce printemps, toute controverse sur une question aussi sensible que la
guerre. D’un point de vue plus fondamental, cela fait partie des méthodes
calquées sur la Maison blanche de Bush et qu’adoptent les forces de la
réaction au Canada comme ailleurs : il ne s’agit pas de convaincre
la population du bien-fondé d’une politique axée sur l’agression
militaire à l’étranger et le démantèlement des programmes sociaux au pays,
mais de l’intimider au moyen du mensonge et de la provocation.
Telle est la fonction essentielle de la « guerre à la
terreur » mise de l’avant pour justifier les guerres de conquête et
de pillage en Irak et en Afghanistan. O’Connor n’a pas manqué
d’y faire référence dans son allocution devant le CRIM lorsqu’il a
affirmé que « c’est à cause de la menace continuelle constituée
par les extrémistes que les forces canadiennes demeurent un élément vital de
cette mission ». Le même O'Connor disait il y a quelques semaines que la
guerre d'agression menée par le Canada en Afghanistan, dans le cadre
d’une opération sous égide de l’OTAN, était en guise de « représailles »
pour la mort de Canadiens lors des attentats du 11 septembre 2001.
Ce discours vise aussi à justifier une augmentation massive
des dépenses militaires. Les Forces canadiennes ont fortement révisé les coûts
anticipés de l’intervention afghane, qui sont passés depuis septembre
dernier de 3 à 4,3 milliards de dollars pour la période 2001-2009. Cette
semaine, par exemple, un comité du cabinet fédéral a autorisé la location
d’une vingtaine de chars d’assaut Léopard pour déploiement immédiat
en vue de la recrudescence anticipée des attaques contre les forces
d’occupation avec la fin du rude hiver afghan.
La glorification du militarisme, toutefois, est loin de bénéficier
dans la population en général de l’accueil enthousiaste qu’elle
reçoit dans les médias et les milieux politiques officiels, comme en fait foi la
débâcle des républicains aux élections législatives américaines de 2006.
O’Connor a cherché par conséquent à peindre
l’action militaire canadienne en Asie centrale sous les couleurs du
progrès social. À en juger par son récent voyage en
Afghanistan, a-t-il confié à son auditoire duCRIM, « une plus grande activité semble
régner dans les villages », tandis qu’à Kandahar, la métropole du
sud, « il y a maintenant des embouteillages ».
Le ministre de la Défense s’est montré particulièrement ravi de l’apparition
de panneaux publicitaires : « Cela signifie qu’il se fait du
commerce. »
Sans doute conscient de la pauvreté de ses arguments, O'Connor
a admis que « nos progrès… semblent lents et différents de ce que
nous pourrions accomplir ici au Canada ». Le plus qu’il a pu offrir
en terme de changement véritable dans la vie des Afghans a été la construction
de nouvelles routes, la réhabilitation d’écoles, et l’alimentation
en électricité de 2500 villages. C’est ce qu’il s’est
empressé de caractériser comme étant un « retour à la vie normale dans les
villes et les villages », sans voir la contradiction fondamentale de son
argumentation : si tout va bien maintenant en Afghanistan, pourquoi y maintenir
des troupes étrangères, dont canadiennes, pour une période indéterminée ?
Pour une grande majorité de la population, la réalité de la
vie en Afghanistan est très différente de l’image de succès que cherche à
projeter Ottawa. Comme le note le Conseil de Senlis, un institut qui mène des
enquêtes sur l’Afghanistan et a de nombreux observateurs sur le terrain :
« Malgré cinq années d’interventions militaires
étrangères à Kandahar et Lashkar Gah, les hôpitaux y demeurent dans un état de
délabrement total et sont perçus comme le symbole flagrant du manque de
préoccupation de la communauté internationale pour la population
afghane ».
La mortalité infantile et la mortalité maternelle à
l’accouchement atteignent des niveaux astronomiques, tandis que les
dépenses per capita en matière de santé publique sont quasi nulles.
L’espérance de vie en Afghanistan est de 43 ans, comparée à 80 ans au
Canada.
Le Conseil de Senlis, qui a un bureau à Ottawa, a produit un
rapport portant spécifiquement sur la supposée campagne de « reconstruction »
menée par le Canada en Afghanistan. On peut y lire le passage suivant :
« Jusqu’à maintenant, la mission canadienne à Kandahar n’a pas
produit de contribution significative en terme d’aide humanitaire
d’urgence, de diminution de la pauvreté et de mise en place de projets de
développement primordiaux. »
L’intervention militaire du Canada en Afghanistan n’a
rien à voir avec l’aide humanitaire ou la promotion de la démocratie.
Le gouvernement Karzai défendu par les troupes canadiennes est un régime fantoche mis en place par
Washington et croulant sous la corruption. Le parlement
afghan, ce supposé symbole de la démocratie après le
renversement du gouvernement taliban, est composé en
majorité de seigneurs de la guerre et de barons de l’opium. Les victimes civiles sous
les bombardements américains et les balles des troupes d’occupation canadiennes
et autres deviennent plus nombreuses.
En prenant une part active à la guerre lancée par Washington
en Afghanistan, l’élite dirigeante canadienne a cherché à se rapprocher
de la classe dirigeante américaine, avec laquelle elle entretient depuis des décennies
une relation payante, quoique subordonnée. Il s’agit pour la grande
entreprise canadienne non seulement de se positionner dans le nouveau partage
du monde lancé sous l’impulsion de Washington, mais aussi de faire valoir
ses propres intérêts géopolitiques dans la région riche en pétrole et gaz
naturel de l’Asie centrale, sur laquelle l’Afghanistan offre
une porte d’entrée.
Le gouvernement conservateur de Stephen Harper, en
intensifiant les opérations militaires lancées en Afghanistan par le gouvernement
libéral précédent de Chrétien-Martin, agit au nom des sections les plus
puissantes de l’élite dirigeante canadienne. Le tournant militariste
qu’il a opéré dans la politique étrangère du Canada, en suivant les
traces des libéraux, jouit d’un soutien universel au sein de
l’establishment politique et médiatique.
Les divergences exprimées par les partis d’opposition,
tels que le Bloc québécois, le NPD social-démocrate ou les libéraux,
n’ont pas un caractère de principe, mais tactique. Tous trois maintiennent
le droit du Canada, c’est-à-dire de sa classe dirigeante, d’envoyer
des jeunes Canadiens et Canadiennes à des milliers de kilomètres pour tuer et
se faire tuer afin de préserver les intérêts économiques et géostratégiques de
la grande entreprise canadienne.
Le chef libéral, Stéphane Dion, a défendu les
« missions » lancées en Afghanistan par les gouvernements libéraux
précédents comme étant « destinées à améliorer les conditions de vie des
Afghans, la paix mondiale et la sécurité du Canada ». Le Bloc québécois « a
appuyé cette intervention internationale depuis le début et continue de
l’appuyer », selon son chef Gilles Duceppe, qui la considère d’ailleurs
comme une « noble cause » visant à « aider un peuple parmi les
plus démunis de la planète ». Quant au chef du NPD, Jack Layton, il a
déclaré que « le Canada sera appelé par moments à livrer bataille »
et s’il s’agit des « bonnes batailles », le NPD
« les soutiendra avec conviction », comme « nous l’avons
fait dans le passé », citant notamment la Deuxième Guerre mondiale et la
guerre de Corée.
Si les partis d’opposition condamnent
l’implication accrue des forces armées canadiennes en Afghanistan –
y compris les plans des conservateurs pour la prolonger au-delà de 2009 –
c’est parce qu’elle représente à leurs yeux une mauvaise
utilisation de la capacité militaire limitée du Canada et l’expression
d’un rapprochement trop étroit avec les États-Unis qui mine
l’influence géopolitique du Canada dans le monde.
C’est ce qu’entend Layton lorsqu’il dit
qu’il faut « réévaluer le rôle du Canada dans la guerre de George
Bush » et parle d’une « dégradation de la crédibilité
internationale du Canada en matière de droit international ». Duceppe
déplore également qu’« en se collant
d’aussi près aux politiques de l’administration Bush », le gouvernement
Harper ait « isolé le Canada de plusieurs de ses partenaires sur la scène
internationale ».
Pas une seule voix ne s’élève
au sein des partis politiques établis ou des médias officiels pour demander le
retrait immédiat et inconditionnel de toutes les troupes canadiennes et
étrangères qui ont envahi l’Afghanistan et exiger que les responsables
politiques de cette guerre d’agression contre un pays appauvri soient
appelés à en rendre compte.