Au deuxième tour de l’élection présidentielle française
qui aura lieu le 6 mai, les travailleurs et les jeunes sont face à un choix
difficile. Bien qu’ils rejettent et méprisent la candidate du Parti
socialiste beaucoup voteront pour elle afin d’empêcher une victoire de
Nicolas Sarkozy, le candidat droitier de l’UMP, le parti gaulliste.
Il n’y a aucun doute quant au danger représenté par
Sarkozy. Le maire de Neuilly, banlieue huppée de l’Ouest parisien, est le
candidat favori des riches, de la bourse et du grand patronat. Il a repris une
partie du programme du Front National, le parti d’extrême droite, et prône
une stricte politique de loi et d’ordre. S’il devenait président,
ses premières mesures seraient de limiter le droit de grève, restreindre
l’immigration et réduire les impôts pour les riches. Sa politique a de
fortes caractéristiques bonapartistes.
Mais comme beaucoup le savent, Royal, la candidate du Parti
socialiste, ne représente pas une véritable alternative. Son programme est
essentiellement le même que celui de Sarkozy et durant la campagne pour le
premier tour, elle s’est constamment adaptée à la politique de son rival.
Royal défend, elle aussi, de façon inconditionnelle les intérêts du grand
patronat.
Si Royal gagnait le second tour de l’élection, elle ne
ferait que créer les conditions d’un retour d’autant plus sûr de la
droite au pouvoir à une date ultérieure. C’est ce que montre clairement
l’expérience de la Grande Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie
et de l’Espagne, où la politique droitière de gouvernements sociaux-démocrates
a renforcé les forces les plus réactionnaires. En France, le gouvernement
dirigé par Lionel Jospin permit le retour triomphal au pouvoir en 2002 des
gaullistes qui avaient été chassés ignominieusement du pouvoir en 1997.
Ségolène Royal a réagi au résultat du premier tour de l’élection
en allant vers la droite. Déclarant qu’elle n’appartenait « plus
exclusivement aux électeurs socialistes » elle se tourna vers l’UDF,
un parti bourgeois de droite, dès que les résultats furent connus. Le candidat
de l’UDF, François Bayrou qui se décrit comme un homme du centre, arriva
en troisième position avec 18,6 pour cent des voix.
Daniel Cohn-Bendit, député Vert au parlement européen et
ancienne figure de proue du mouvement étudiant de 1968, fait ce moment le tour
des rédactions et des studios de télévision répétant qu’une campagne de
gauche de Royal était « sans espoir » et ruinerait ses chances au
second tour. « Si Royal essaie de jouer la traditionnelle carte socialiste
elle perdra, parce que la France est allée à droite » dit-il au journal
britannique Guardian.
Le même refrain est répété de tous côtés jusqu’à la
nausée. On bombarde les électeurs d’arguments selon lesquels ils
devraient soutenir Royal afin de stopper Sarkozy et qui « expliquent »
pourquoi Royal doit aller à droite afin de gagner les « voix du
centre ». En d’autres mots, accepter le programme droitier de Royal
serait le prix à payer pour empêcher Sarkozy de devenir président.
Ce genre d’argument est entièrement fallacieux. Le
« centre » qui détermine prétendument le résultat de l’élection
est une invention abstraite sans aucun rapport avec la réalité sociale. Les
classes moyennes sont tout sauf homogènes. Elles sont tout aussi divisées que
la société dans son ensemble. Une certaine partie des classes moyennes est bien
devenue riche et a rejoint les rangs de l’élite dirigeante, mais la
grande majorité d’entre elles ont autant souffert de la démolition
sociale que la classe ouvrière.
La situation de millions de détenteurs d’un diplôme
universitaire, de travailleurs indépendants, de petits patrons et
d’agriculteurs n’est guère meilleure, et souvent pire, que celle de
la plupart des travailleurs. Le mouvement de masse contre le CPE (contrat première
embauche) l’année dernière en a été une vivante confirmation.
L’opposition populaire à une loi destinée à faire de diplômés des
universités un réservoir de main d’œuvre à bon marché fut soutenue
par de larges couches d’ouvriers et de membres des classes moyennes.
Le fait est que la grande masse de la population française
s’est déplacée à gauche ces dernières années, même si Cohn-Bendit
soutient le contraire. C’était nettement visible tant dans les protestations
contre le CPE que dans le rejet de la constitution européenne par l’électorat
français en 2005 et dans les innombrables manifestations de masse et grèves
ayant à maintes reprises paralysé le pays ces douze dernières années. La forte
participation au premier tour de l’élection présidentielle, qui atteignit
le record de 85 pour cent, est elle aussi l’expression d’une conscience
politique grandissante chez des classes opprimées qui étaient, jusqu'à présent,
restées en grande partie passives.
La France à laquelle fait allusion Cohn-Bendit est celle des
riches et de cette couche particulière connue sous le nom de « France bobo »
ou bourgeois bohême. Ceux-ci vivent dans les anciens quartiers ouvriers rénovés
des grandes villes, portent des vêtements de marques, mangent exclusivement de
la nourriture « bio », ont une bonne éducation, des goûts exclusifs
et faisaient souvent partie dans leur jeunesse de l’extrême gauche. Ces éléments
ont voté en très grande partie pour Bayrou, un ami proche, par ailleurs, de
Cohn Bandit.
Dans sa campagne, Bayrou s’est adressé à des couches conservatrices
d’électeurs en grande partie ruraux, choqués par la polarisation
grandissante de la société et ayant la nostalgie d’un passé révolu et
idéalisé. Son programme est un mélange d’illusion et de tromperie. Ce carriériste
bourgeois de droite qui eut des fonctions ministérielles et officielles pendant
un quart de siècle, s’est posé en révolutionnaire et en « adversaire
du système ». Il prêche de surmonter la division entre la gauche et la
droite à un moment ou la polarisation sociale n’a jamais été aussi prononcée.
Il fait des coupes budgétaires un des piliers de son programme et promet dans
le même temps des améliorations sociales.
Tout, chez Bayrou, n’est que façade et trompe-l’œil.
Son score relativement élevé est l’expression d’une disposition
momentanée. Il a été en mesure d’obtenir le soutien de tous ceux qui craignent
que Sarkozy n’exacerbe les tensions sociales et qui sont en même temps déçus
par le Parti socialiste et le fait qu’il ne représente pas d’alternative.
Il serait tout à fait faux de voir le score de Bayrou comme l’expression
d’un « centre » stable. Les sondages publiés avant le premier
tour avaient déjà montré clairement que parmi les électeurs potentiels de
Bayrou il y avait un grand nombre d’indécis et nombreux furent ceux qui ne
votèrent qu’à la toute dernière minute pour le candidat de l’UDF.
Ce que Léon Trotski a écrit en 1934 en décrivant la classe
moyenne française est toujours valable aujourd’hui : « en accord avec
sa situation économique, la petite bourgeoisie ne peut pas avoir de politique à
elle. Elle oscille toujours entre les capitalistes et les ouvriers. Sa couche supérieure
la pousse à droite, ses couches inférieures, opprimées et exploitées sont
capables, dans certaines conditions, d’aller brusquement à
gauche ».
Bayrou, qui prévoit de constituer un nouveau parti avant
l’élection législative de juin, soutiendra le candidat qui aura les
meilleures chances de gagner au second tour et qui lui promettra le plus de ministères
dans le prochain gouvernement, et ce sera probablement Sarkozy. En attendant,
Royal lui fait la cour et comme on pouvait s’y attendre, les candidats
des partis qui se trouvent à sa gauche, de Buffet à Laguiller en passant par
Besancenot, lui ont apporté leur soutien. Cela ne fera que contribuer à pousser
les électeurs hésitants de Bayrou dans le camp de Sarkozy, voire dans celui du
candidat du Front National, Jean Marie le Pen. Celui-ci, bien qu’ayant
perdu des voix, en a tout même obtenu 3,8 millions.
La classe ouvrière ne peut gagner les couches inférieures de
la petite bourgeoisie qu’à l’aide d’une politique résolue d’alternative.
« Une réelle alliance du prolétariat et de la classe moyenne n’est
pas une question de statistiques parlementaires mais de dynamique révolutionnaire »
écrivait Trotski en 1934. « Cette alliance doit être forgée au cours de la
lutte ».
Il n’est guère besoin de préciser que Royal s’oppose
radicalement à une telle ligne d’action. Sarkozy a pour sa part l’avantage
de poursuivre son cours politique avec assurance et agressivité. Une opposition
efficace à Sarkozy exige un mouvement de la classe ouvrière défendant ses
propres intérêts avec autant d’intransigeance et d’énergie que
celui-ci. C’est la seule manière de gagner les couches hésitantes de la
classe moyenne qui veulent non pas des manœuvres parlementaires, mais une
solution à la crise sociale.
Cette tâche n’est pas réalisable au moyen du vote le 6
mai. Cela exige une orientation politique fondamentalement nouvelle et la
construction d’un nouveau parti politique. Indépendamment de qui gagnera
l’élection, Royal ou Sarkozy, la classe ouvrière doit se préparer à des
luttes dures. Il est nécessaire à cet effet de faire un bilan politique.
Un des résultats les plus frappants du premier tour a été
l’effondrement du soutien du Parti communiste et de toutes les
organisations qu’on qualifie, à titre erroné, d’extrême gauche.
Les 1,9 pour cent obtenus par Marie-George Buffet marquent le
quasi-effondrement du Parti communiste (PCF) qui était, après la Deuxième
guerre mondiale, le plus grand parti en France. A l’élection
présidentielle de 1981, alors que le PCF était déjà sur le déclin, son candidat,
Georges Marchais, était encore en mesure d’obtenir plus de 15 pour cent
des voix. La candidate de Lutte Ouvrière, Arlette Laguiller, qui avait obtenu
1,6 million de voix en 2002, en obtint cette fois moins de 500.000.
Ces deux organisations s’étaient donné pour but
d’inciter le Parti socialiste à faire quelques concessions et à ranimer
son vieux programme social-réformiste. Le PCF a été depuis les années 1970 le
plus fidèle allié du Parti socialiste et eut des ministres dans presque tous
les gouvernements socialistes. Buffet elle-même était ministre de la Jeunesse
et des Sports dans le gouvernement de Lionel Jospin. LO fit campagne avec
l’argument qu’un vote pour Laguiller était un avertissement à Royal
et que celle-ci ne disposait pas d’un chèque en blanc pour réaliser une
politique de droite.
Le refus obstiné de ces deux partis de sortir de l’ombre
du Parti socialiste est la raison pour laquelle de larges portions de leur électorat
s’en sont détournés. Dès l’annonce des résultats, les deux candidates
ont déclaré leur soutien sans réserve pour Royal. Buffet dit qu’elle
appelait sans hésitation « tous les hommes et les femmes de la gauche et
tous les démocrates à voter pour Ségolène Royal le 6 mai » et à faire campagne
pour elle. Laguiller déclara de son côté « je voterai pour Ségolène Royal et
appelle tous les électeurs à en faire autant ».
La LCR (Ligue Communiste révolutionnaire) est
l’exception qui confirme la règle. Son candidat, Olivier Besancenot, a obtenu
1,5 millions de voix, soit plus qu’en 2002. Lui aussi préconise un vote en
faveur de Royal tout en soulignant que la lutte contre Sarkozy doit être menée
dans les urnes et dans la rue. Il a aussi appelé à des manifestations de masse
contre Sarkozy le 1er mai.
Mais Besancenot ne dit rien quant au but poursuivi par la LCR
avec de telles manifestations. La LCR cherche en fait et ce depuis un certain
temps à s’unir à d’autres organisations comme le PCF, Lutte ouvrière
et divers mouvements contestataires, pour constituer un large rassemblement de
gauche qui serait à la disposition du Parti socialiste comme partenaire dans un
gouvernement de coalition sous direction socialiste. Le modèle de la LCR est
l’organisation italienne Rifundazione Communista qui fait actuellement
partie du gouvernement dirigé par Romano Prodi.
Le premier pas d’une nouvelle orientation politique
consiste à reconnaître la réalité internationale. Les transformations
fondamentales se produisant dans l’économie mondiale, à savoir la
mondialisation de la production et la domination par l’économie mondiale
de chacune des économies nationales, ont enlevé, en France comme partout
ailleurs, toute viabilité à une politique basée sur les réformes sociales et le
compromis social. Une défense des acquis sociaux les plus élémentaires exige
aujourd’hui un programme international et socialiste qui unisse la classe
ouvrière au-delà des frontières nationales dans une lutte contre le système
capitaliste.
Le Comité International de la Quatrième internationale et le
World Socialist Web Site sont la seule tendance politique à défendre un tel
programme. Le résultat de l’élection présidentielle montre que la
situation est mûre pour la construction d’une section du Comité
international en France. C’est la tâche politique la plus urgente
découlant de la présente élection présidentielle.