Le soutien qu’a donné un ancien candidat vice-présidentiel
démocrate à un candidat républicain dans les primaires américaines est un
événement politique extrêmement rare, peut-être même sans précédent, dans
l’histoire américaine.
Le sénateur du Connecticut, Joseph Lieberman,
qui se présente comme un « démocrate indépendant », a eu l’honneur
douteux de réaliser cette première historique le lundi 17 décembre lors d’un discours
au New Hampshire dans lequel il a endossé le républicain John McCain comme
candidat à la présidence.
L’événement le plus proche de celui-ci, de
mémoire d’homme, a été l’endossement du républicain Ronald Reagan par le
candidat défait aux primaires démocrates de 1980, Eugene McCarthy, et qui a eu
une signification politique bien moindre.
« Je sais qu’il est inhabituel pour
quelqu’un qui n’est pas républicain d’endosser un candidat républicain à la
présidence », a déclaré Lieberman, aux côtés de McCain à la Légion
américaine de Hillsborough dans le New Hampshire. « Et si c’était une
époque habituelle et une élection habituelle, je ne serais probablement pas ici
aujourd’hui, a-t-il continué. Mais ce n’est pas une époque habituelle et ce
n’est pas une élection habituelle; et John McCain n’est pas un candidat
habituel. »
Lieberman a expliqué ce qu’il voulait dire
par là : « En ces temps de guerre, où il faut assurer la sécurité des
Etats-Unis, John a prouvé qu’il avait l’expérience, la force et le caractère pour
être notre commandant en chef dès le premier jour. » Il a ensuite ajouté
« qu’au moment où d’autres hésitaient, où d’autres voulaient quitter le
champ de bataille, John a eu le courage et le bon sens de se tenir debout
contre la vague de l’opinion publique et a appuyé l’envoi des renforts en Irak,
où nous gagnons enfin. »
Voilà le cœur du sujet. Lieberman a endossé
McCain, le sénateur républicain de l’Arizona, parce qu’il est le candidat qui
s’est le plus ouvertement identifié avec la politique de guerre en Irak de
l’administration Bush.
Les experts politiques ont vu l’endossement
de Lieberman comme un coup pour augmenter le prestige de McCain parmi les
indépendants qui sont autorisés à voter dans les primaires du New Hampshire.
Certains ont suggéré que l’endossement pourrait jouer un double rôle, en
permettant de gagner les indépendants qui seraient tenter de voter pour le démocrate
Barack Obama, ce qui aiderait du même coup son adversaire, Hillary Clinton.
D’autres ont spéculé que McCain et Lieberman
pourraient se présenter comme équipe « fusionnée » à la présidence et
la vice-présidence en 2008.
Peu importe les calculs politiques
électoraux de Lieberman et McCain, cet endossement en dit long sur l’état du
Parti démocrate et le milieu politique américain dans son ensemble.
Lieberman, il faut le rappeler, s’était
présenté avec Al Gore en tant que candidat démocrate à la vice-présidence il y
a sept années seulement. Il avait été choisi comme partenaire de Gore dans une
concession évidente à l’aile droite et à ses attaques enragées contre
l’administration Clinton. Lieberman s’était fait connaître de par le pays en
devenant le premier démocrate d’importance à condamner publiquement Bill
Clinton dans le scandale sexuel impliquant Monica Lewinsky, prononçant un
discours moralisateur au Sénat qui a été utilisé pour légitimer la tentative de
la droite républicaine pour faire tomber le président au pouvoir.
Après l’élection de Bush, Lieberman est
devenu le principal appui à l’intérieur du Parti démocrate pour le militarisme
américain en général et pour la guerre en Irak en particulier. En 2002, il
avait introduit avec McCain une loi qui a autorisé l’administration Bush à
envahir l’Irak sans provocation en mars de l’an suivant.
Lorsqu’il s’est présenté pour être candidat
présidentiel dans les primaires démocrates de 2004, il n’a pas réussi à obtenir
dans tous les États dans lesquels il s’est présenté, à l’exception de cinq
d’entre eux, plus de cinq pour cent des voix. Ce rejet écrasant de Lieberman
par la population a été l’exemple le plus franc des profonds sentiments
anti-guerre animant les électeurs démocrates dans ces élections.
Ce qui n’a pas empêché le sénateur John
Kerry, aussitôt après avoir été choisi comme candidat présidentiel des
démocrates, d’adopter la plateforme électorale de Lieberman comme plateforme de
la présidence démocrate. Kerry a insisté qu’il ne proposait pas la fin de
l’occupation américaine en Irak et a promis que peu importait les différences
tactiques qu’il avait avec Bush, l’aventure militariste américaine devait
« réussir ».
Les électeurs démocrates dans l’État du
Connecticut que représentait Lieberman ont donné leur verdict sur le sénateur
sortant cherchant un quatrième mandat dans les élections de 2006. Il a été
défait lors des primaires par Ned Lamont, un dirigeant d’une compagnie du câble
qui a condamné Lieberman pour son soutien servile aux politiques de guerre de
l’administration Bush. La plupart des principaux démocrates dans les actuelles
primaires américaines, Hillary Clinton, Barack Obama et Joe Biden, ont appuyé Lieberman
contre Lamont dans les primaires du Connecticut, alors que John Edwards était demeuré
neutre.
Lieberman a réussi à conserver son siège,
défiant le verdict des primaires démocrates au Connecticut, en se présentant en
tant qu’indépendant et en battant Lamont lors des élections générales,
principalement grâce au soutien des républicains de cet État. La dénomination
qu’il a adoptée, « démocrate indépendant », reflète les embûches
qu’il a rencontrées sur la voie de sa réélection tout autant que son admission
dans le caucus démocrate au Sénat américain. On lui a permis de conserver son
ancienneté et de présider le comité sénatorial sur la sécurité intérieure.
N’ayant eu aucun prix à payer pour s’être
rangé aux côtés de la Maison-Blanche de Bush sur la question de la guerre en
Irak, et avoir condamné ses collègues du caucus démocrate, Lieberman a
maintenant donné son appui à un républicain avant même le début des primaires.
La réponse timide des dirigeants du Parti démocrate indique qu’il continuera à
jouir de l’impunité politique.
« J’ai le plus grand respect pour Joe »,
a déclaré le président de la majorité au Sénat, Harry Reid, sénateur démocrate
du Nevada. « Mais je ne peux qu’être en désaccord avec la décision
d’endosser le sénateur McCain », a-t-il continué.
Lieberman et McCain ont continué à
collaborer étroitement au Sénat. Lors de la dernière fête de l’Action de
grâces, les deux hommes se sont rendus en Irak pour en revenir en proclamant
que les forces d’occupation américaines gagnaient prétendument la guerre contre
la résistance irakienne. Les deux ont émis une déclaration commune dénonçant
l’échec du Congrès contrôlé par les démocrates à adopter les nouveaux crédits
de guerre sans conditions, tel qu’il était demandé par l’administration Bush,
parce que cela était, selon eux, « inexcusable » et « très
téméraire ». Ils ont accusé les démocrates « d’abandonner [l’Irak]
aux fanatiques d’al-Qaïda et aux terroristes appuyés par l’Iran ».
McCain et Lieberman ont conjointement
proposé un amendement à la loi sur les crédits de guerre dans lequel ils
accusaient l’Iran d’« assassiner » les troupes d’occupation américaines
en Irak. Lieberman a appelé les États-Unis à préparer « une action
militaire agressive contre les Iraniens pour les empêcher de tuer des
Américains en Irak ».
Quant à lui, McCain s’est amusé de son
appui à l’action militaire contre l’Iran, chantant « Bomb,
bomb, bomb, bomb, bomb Iran » sur l’air de Barbara Ann, la chanson des Beach
Boys, dans le cadre de sa campagne en Caroline du Sud.
Lieberman n’est absolument pas un marginal
dans le Parti démocrate. Il a été le président du Conseil de direction du Parti
démocrate de 1995 jusqu’à ce qu’il se présente à la vice-présidence en 2000.
Cet organisme influent, qui a constamment poussé le Parti démocrate vers la
droite en lui faisant répudier le réformisme social et embrasser le
militarisme, a compté parmi ses membres les deux Clinton (Hillary étant
présidente de l’« Initiative pour le rêve américain » chapeauté par
le Conseil de direction du Parti démocrate), Al Gore, John Edwards et d’autres
candidats à la candidature présidentielle d’importance pour 2008.
La décision de Lieberman d’endosser McCain est
une indication supplémentaire que malgré la rhétorique molle que l’on peut
entendre dans les primaires, le Parti démocrate finira, en bout de piste, à
soutenir l’occupation continue de l’Irak ainsi que les préparatifs pour de
nouvelles guerres d’agression encore plus sanglantes, y compris l’attaque
potentielle contre l’Iran.