Avec le soutien et l’aide de
l’administration Bush, l’armée turque a attaqué par deux fois des
villages kurdes du nord de l’Irak depuis le début de la semaine. Bien
qu’elles visaient spécifiquement les forces de guérilla du Parti des travailleurs Kurdistan (PKK), un parti
séparatiste, les opérations menacent de provoquer un conflit plus général entre
la Turquie et l’Irak.
La première incursion turque en territoire
irakien, la plus importante depuis 2003, a eu lieu au début de la journée de
dimanche. Jusqu’à cinquante chasseurs ont bombardé des cibles
jusqu’à cent kilomètres à l’intérieur de l’Irak — dans
les régions de Zap, d’Avashin et d’Hakourk ainsi que la région
montagneuse de Qandil. Après les frappes aériennes, qui ont duré plus de trois
heures, l’armée a enchaîné avec un tir d’artillerie sur les
villages frontaliers. Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a qualifié
les raids de « succès », avertissant que « notre lutte [contre
le PKK] continuera dans et en dehors de la Turquie ».
La deuxième opération, impliquant trois
cents soldats, a eu lieu mardi. Ankara a déclaré qu’elle visait à
poursuivre les guérilleros du PKK qui avaient été aperçus près de la frontière
entre la Turquie et l’Irak. Un représentant de l’armée a dit à la
presse qu’aucune victime n’avait été signalée en conséquence du
« conflit limité » et les soldats se sont retirés plus tard dans la
journée.
Peu de détails sont disponibles sur
l’impact des attaques aériennes. Selon le New York Times, Hassan
Ibrahim, un maire de la région, a signalé que huit villages de la région de
Qandil avaient été touchés. Une femme a été tuée à Asteawkan, deux furent
blessées à Leawzhea et six maisons ont été détruites. Dans le village de
Qalatuqa, près de la frontière, des habitants ont dit à Agence France-Presse
que des douzaines de bâtiments, y compris une école neuve, avaient été rasés.
Le Times de Londres a rapporté que plus de 1800 personnes avaient été
forcées de quitter leur foyer. Le PKK a déclaré que sept personnes avaient été
tuées dans le bombardement et a menacé de se venger.
Les raids aériens ont provoqué des
réactions de colère au sein du gouvernement irakien et du gouvernement régional
kurde (GRK), lequel dirige de façon autonome les trois provinces du nord de
l’Irak. Le parlement irakien a émis une déclaration condamnant les
bombardements comme étant une violation « révoltante » de la
souveraineté irakienne. Bagdad a sommé l’ambassadeur turc en Irak et
demandé la fin des frappes, déclarant qu’elles étaient inacceptables et
pouvaient nuire de façon importante aux relations entre les deux pays.
Le président du GRK, Masoud Barzani, a mis
les attaques sur le compte de l’armée américaine. « Les Américains
sont responsables parce le ciel irakien est entièrement sous leur
contrôle », a-t-il dit lors d’une conférence de presse. Washington a
nié avoir autorisé les frappes aériennes, mais un représentant américain à
Ankara a reconnu que les Etats-Unis avaient été informés à l’avance des
opérations militaires. Le chef d’état-major turc, le général Yasar
Buyukanit, n’avait quant à lui aucun doute que Washington avait donné son
approbation. « Les Etats-Unis ont laissé l’espace aérien ouvert pour
nous hier soir. De cette façon, ils ont donné leur accord à
l’opération », a-t-il déclaré à la presse.
Non seulement l’administration Bush était-elle au
courant de l’attaque planifiée, mais elle a fourni en plus des
renseignements à l’armée turque. Le Washington Post a révélé mardi
que l’armée des Etats-Unis avait détourné des avions de surveillance et
des drones vers le nord de l’Irak et mis sur pied un centre à Ankara afin
de partager ses renseignements militaires avec ses homologues turcs. Un
représentant américain a déclaré que les Etats-Unis « leur fournissaient
essentiellement leurs cibles » en laissant à l’armée turque la
décision d’agir. « “Nous voulons faire quelque chose”,
ont-ils dit. “D’accord, c’est votre décision”,
avons-nous répondu », a déclaré lundi le représentant au journal.
D’importants généraux américains — dont le
général David Petraeus, commandant en chef des Etats-Unis en Irak, le général
James Cartwright, vice-président de l’état-major américain, et le général
John Craddock, commandant suprême des Forces alliées en Europe — sont
engagés depuis le mois dernier dans des pourparlers avec la Turquie au sujet
d’opérations anti-PKK. Washington fait aussi pression sur le gouvernement
irakien et le GRK pour qu’ils ferment les bureaux du PKK au nord de
l’Irak et entreprennent des mesures afin d’isoler des régions où
est basé le PKK.
Les actions américaines viennent dans la foulée d’une
rencontre, début novembre, entre le président Bush et le premier ministre turc
Erdogan, lors de laquelle Bush a promis de fournir des renseignements
américains si la Turquie limitait ses opérations contre le PKK au nord de
l’Irak. L’armée turque avait déjà à ce moment massé quelque 100.000
soldats, des chars d’assaut, des pièces d’artillerie et des avions
de guerre le long de la frontière irakienne. Au moment où prenait place depuis
plusieurs semaines une campagne anti-kurde menée par des nationalistes de
droite, le parlement turc a officiellement donné son accord en octobre à des
incursions de l’autre côté de la frontière.
Les raids aériens de dimanche dernier constituaient la
première attaque turque d’importance contre des cibles irakiennes. La
secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice, qui a fait mardi une
visite surprise en Irak, n’a fait référence qu’indirectement à
l’opération turque, déclarant : « Personne ne doit rien faire
qui puisse déstabiliser le nord [du pays]. »
Le soutien de Washington pour les opérations militaires
turques est cependant profondément déstabilisateur. Le président du GRK,
Barzani, a réagi à la dernière incursion turque en annulant, en guise de
protestation, une rencontre prévue avec Rice à Bagdad. « Les troupes
turques ont commis un crime atroce contre des civils innocents et ont violé la
souveraineté irakienne », a-t-il déclaré. Les deux partis nationalistes
kurdes — le Parti démocratique du Kurdistan (KDP) de Barzani et
l’Union patriotique du Kurdistan — sont extrêmement sensibles à
tout changement de la part de Washington. Ayant pleinement appuyé
l’invasion américaine illégale de l’Irak, le KDP et le PUK
prévoyaient être soutenus par les Etats-Unis dans l’établissement de leur
petit empire politique et commercial dans l’enclave kurde du nord.
Les critiques de Barzani reflètent une colère beaucoup plus
grande dans la population kurde de l’Irak. Le rédacteur en chef Nawzad
Bolous, de la ville d’Irbil située au nord, a déclaré au Christian
Science Monitor : « Parmi la population, on sent que l’on ne
peut pas rester là à ne rien faire pendant que tout ça se produit. Les gens
sont en colère face aux forces américaines. Ils sentent que celles-ci ont donné
le feu vert aux bombardements turcs. » Le militant des droits de
l’homme Sarkot Hama a aussi accusé le gouvernement à Bagdad.
« Beaucoup de Kurdes ont l’impression que le gouvernement Maliki est
prêt à fournir toute l’aide dont les Turcs ont besoin pour bombarder des
cibles au Kurdistan », a-t-il déclaré.
L’appui de l’administration Bush pour les attaques
de la Turquie tourne également en dérision ses prétentions d’avoir créé
un Irak indépendant. Pendant qu’elle informait à l’avance les
Etats-Unis de leurs attaques, la Turquie n’a pas informé, ni même
consulté, le gouvernement irakien. Quant à la Maison-Blanche, elle n’a,
elle non plus, rien dit à Bagdad. La connivence des États-Unis et de la Turquie
dans leurs attaques en territoire irakien est seulement la dernière d’une
longue série d’étapes visant à marginaliser le gouvernement du premier ministre
Nouri-al-Maliki à Bagdad. Dans les derniers mois, l’armée américaine a
mis des dizaines de milliers de miliciens sunnites sur sa liste de paie, malgré
que Maliki ait protesté en raison du fait que ces forces sont profondément
hostiles aux partis fondamentalistes chiites qui forment son gouvernement.
La détermination de Washington à renforcer ses relations avec
la Turquie, même si cela se fait au détriment de ses alliés kurdes, a une autre
sinistre dimension. Pendant qu’elle a intensifié son affrontement contre
l’Iran, l’administration Bush s’est faite de plus en plus
critique envers les liens qui se resserrent entre Ankara et Téhéran. En
assistant la Turquie dans ses opérations contre le PKK, les États-Unis espèrent
isoler davantage l’Iran. De façon significative, un des domaines de la
coopération turco-iranienne a été la coordination des opérations militaires
contre le PKK et son organisation homologue, le Parti pour une vie libre dans
le Kurdistan (PJAK), qui procède à des attaques de guérillas contre
l’Iran à partir de bases dans le nord de l’Irak.
L’hypocrisie de Washington est démontrée par le fait que
les Etats-Unis présentent le PKK comme une « organisation
terroriste » tout en fournissant un soutien en sous-main au PJAK dans le
but de contrer le gouvernement iranien. Tout en justifiant les attaques turques
sur les villages kurdes, l’administration américaine et les médias ont
vigoureusement condamné le bombardement iranien des planques du PJAK dans le
nord de l’Irak plus tôt cette année. Si c’était des avions de
guerres iraniens qui avaient mené ces attaques dimanche, il n’y a aucun
doute que l’administration Bush aurait répliqué de la manière la plus
belliqueuse.
Pendant qu’elle était à Bagdad hier, la secrétaire
d’État américaine Rice a de nouveau déclaré que « les
Etats-Unis, l’Irak et la Turquie partagent un intérêt commun à empêcher
les activités du PKK ». Washington est engagé dans un tour de jonglerie
précaire — offrir du soutien à la Turquie d’une part et,
d’autre part, ne pas saper complètement la position des partis
nationalistes kurdes. Le KDP et le PUK ont été des alliés clés des Etats-Unis
dans la consolidation de l’occupation américaine de Bagdad et dans la
stabilisation du nord kurde.
La Turquie, cependant, a des ambitions qui dépassent la
neutralisation du PKK. L’armée turque a déjà accusé le gouvernement
régional kurde de protéger et de soutenir le PKK et menace de se charger du
président du GRK Barzani dans toute invasion du nord de l’Irak. Ankara a
été hostile à l’établissement d’une région autonome kurde depuis le
tout début, la voyant comme un moyen pour encourager le séparatisme kurde en
Turquie. La Turquie a particulièrement insisté sur le fait qu’elle ne
tolérera pas l’incorporation de la ville de Kirkouk et des régions riches
en pétrole qui l’entourent — une étape qui pourrait fournir un
fondement économique à un État kurde séparé. Le GRK, cependant, tente
assidûment de procéder à un référendum sur la question.
En appuyant, les attaques transfrontalières de la Turquie,
l’administration Bush a ouvert une boîte de Pandore qui pourrait
déclencher un autre conflit explosif dans un pays déjà ruiné par quatre années
de guerre.
(Article original anglais paru le 19
décembre 2007)