Quelques heures seulement après le début de la
43e Conférence de Munich sur la Sécurité, la devise de cette réunion annuelle,
« Paix par le dialogue », se trouvait déjà démentie. Au contraire,
c’est l’expression « roulements de tambour » qui fut la plus utilisée
pour qualifier ce qui se produisit à conférence, une autre étant
« discours violents ». On parla même de « nouvelle guerre
froide ».
Ces réactions firent suite au discours du
président russe Vladimir Poutine, qui a vivement critiqué la politique
étrangère américaine. Ce fut une des critiques les plus dures jamais prononcées
publiquement à l’encontre de Washington par le dirigeant d’une grande
puissance. Le président russe déclara que la politique étrangère américaine
était « très dangereuse » et dit : « Nous assistons à un
usage exagéré et quasiment illimité de la force, de la force militaire, dans
les relations internationales, une force qui est en train de plonger le monde
dans un abîme de conflits permanents. »
Poutine a déclaré à son auditoire, qui
comprenait le secrétaire américain à la Défense Robert Gates, les sénateurs John
McCain et Joseph Lieberman ainsi que d’autres hauts responsables de Washington,
que l’impérialisme américain « était sorti de ses frontières nationales à
tous les points de vue ».
Faisant clairement allusion à la débâcle
américaine en Irak, Poutine a déclaré : « Les actions unilatérales
n'ont pas résolu un seul conflit ; elles ont plutôt donné naissance à
d’autres conflits. » Et le président russe de poursuivre : « Nous
voyons de plus en plus de violations des principes fondamentaux du droit
international… Plus personne ne se sent en sécurité, parce que personne ne peut
plus trouver refuge derrière le droit international. Évidemment, une telle
politique alimente une course aux armements. Le règne de la force encourage
inévitablement un certain nombre de pays à se doter d’armes de destruction
massive. »
Dans une interview accordée à la chaine de
télévision arabe Al-Jazira, Poutine a comparé les « centaines de
personnes » qui, selon lui, sont mortes aux mains du dictateur irakien
Saddam Hussein au nombre de morts depuis l’invasion de l’Irak en 2003 :
« 3000 Américains sont morts, alors que le nombre d’Irakiens tués atteint
— selon diverses estimations — des centaines de milliers. »
Critiquant les tentatives de Washington
d’affermir par des moyens militaires sa position en tant qu’unique
superpuissance, Poutine a demandé : « Qu'est-ce
qu'un monde unipolaire ? Même si on essaie d'enjoliver ce terme, il signifie
simplement un seul centre d’autorité, un seul centre de pouvoir et un seul
centre de décision. »
« C’est un monde où il y a un seul
maître, un souverain unique. Et au bout du compte, cet état de fait est
nuisible non seulement pour ceux qui se trouvent au sein du système, mais aussi
pour celui qui en est le souverain parce qu’il s’effondrera de
l’intérieur. »
Dans une attaque visant ceux qui le critiquent
à Washington et qui, soulignant la montée de l’autoritarisme sous son régime,
demandent une politique plus dure envers la Russie, Poutine déclara que
l’hégémonie américaine n’avait « rien à voir avec la démocratie ».
« On nous donne en permanence des leçons
de démocratie. Mais pour une raison ou pour une autre, ceux qui veulent nous
l’enseigner ne veulent eux-mêmes rien apprendre », a-t-il dit.
Poutine a directement accusé Washington d’adopter
une politique militaire visant directement la Russie. Faisant allusion à
l’installation prévue d’un système américain antimissile en Pologne et en
République tchèque, il a déclaré : « Ils tentent de nous imposer de
nouvelles divisions et de nouveaux murs » et il a menacé de prendre des
contre-mesures : « Nous savons qu’ils [les Etats-Unis] développent un
système de défense antimissile. Et qu’en conséquence, nos armes nucléaires
pourraient être neutralisées. La Russie, toutefois, possède les armes qui
peuvent rendre ce système inefficace. »
Poutine a aussi rappelé les garanties données
à l’Union soviétique en 1990 par le secrétaire général de l’OTAN de l’époque,
Manfred Wörner, notamment la promesse que celle-ci ne stationnerait pas de
troupes à l’est de la frontière allemande. « Qu’en est-il de ces garanties
aujourd’hui ? » a-t-il demandé, faisant allusion aux dix mille
soldats stationnés dans des camps militaires en Bulgarie et en Roumanie.
Le porte-parole de Poutine par la suite insisté
pour dire que, malgré le ton dur de sa critique, le discours « n’avait pas
pour but la confrontation, mais de susciter la réflexion ». Dans ses
commentaires ultérieurs à la presse, Poutine a lui-même mis en avant son amitié
personnelle avec le président Bush, qu’il a décrit comme un « homme décent ».
Préparatifs
de guerre contre l’Iran
On ne peut comprendre cette entorse publique à
la coutume diplomatique, et ce, au cours de la plus prestigieuse de toutes les réunions
sur la défense et la sécurité, que si on la voit dans le contexte des
préparatifs de guerre contre l’Iran.
En décembre, après la défaite subie par le Parti
républicain aux élections de mi-mandat aux Etats-Unis et la publication du
rapport Baker-Hamilton, Moscou et les capitales d’Europe occidentale avaient
espéré que Washington reviendrait à une politique étrangère basée sur la
coopération et la diplomatie internationale, et abandonnerait l’usage
unilatéral de la force militaire. C’est précisément l’opposé qui s’est produit.
Les Etats-Unis n’ont pas seulement augmenté le nombre de leurs soldats en Irak,
mais ils préparent encore une attaque militaire contre l’Iran.
De façon pratiquement quotidienne, l’establishment
américain prononce de nouvelles accusations contre l’Iran. Tout récemment,
des officiels américains qui ont refusé d’être nommés, ont déclaré sans la plus
petite preuve que Téhéran fournissait des armes aux rebelles chiites pour
qu’ils tuent des soldats américains en Irak.
Toute cette propagande rappelle la situation
avant la guerre en Irak. Des falsifications patentes et des mensonges absurdes
avaient été répétés pendant des mois dans le but de créer une excuse pour
l’invasion et la conquête du pays.
C’est dans cette optique qu’il faut comprendre
l’exigence américaine d’envoyer plus de soldats dans le sud de l’Afghanistan pour
l’« offensive printanière » contre les rebelles talibans annoncée par
Condoleezza Rice, la secrétaire d’Etat américaine. L’Afghanistan partage une
frontière de près de 1000 kilomètres avec l’Iran et cette extension des opérations
militaires accompagnée d’un « nettoyage » du territoire afghan
représente une nouvelle étape des préparatifs d’une guerre contre Téhéran.
Moscou a accédé de façon répétée aux demandes
américaines, la Russie devant faire pression sur l’Iran pour que celui-ci se
plie aux exigences agressives de Washington à propos du programme nucléaire
iranien. La Russie tente elle-même d’empêcher l’Iran de devenir une puissance
régionale influente, craignant qu’une augmentation du pouvoir du régime des mollahs
ne renforce les forces islamistes dans les régions limitrophes de la Russie et
en Asie centrale.
Durant son discours de Munich, Poutine a, pour l’essentiel,
soutenu encore une fois la position américaine consistant à faire pression sur
Téhéran et son programme nucléaire : « Je ne comprends pas pourquoi
l’Iran n’a pas réagi positivement et de manière constructive à ces inquiétudes
et aux propositions du directeur général de l’Agence internationale de
l’énergie atomique, Mohamed El Baradei, qui ont pour but d’apporter des
réponses à ces questions. »
Une attaque militaire américaine contre l’Iran serait néanmoins
un cauchemar pour la Russie. D’importants intérêts économiques sont en jeu. En
janvier, Téhéran a encore signé un accord pour faire l’acquisition de 83 avions
de ligne russes. De telles commandes sont très importantes pour l’industrie
russe dans des conditions où la forte croissance économique de la Russie est
presque exclusivement due à l’exportation d’énergie et de matières premières.
La Russie joue aussi un rôle majeur dans la construction
controversée du réacteur nucléaire iranien. La livraison des carburants
nucléaires nécessaires devrait s’effectuer en mars, et le réacteur devrait être
prêt à être relié au réseau d’électricité iranien en octobre.
Les principaux intérêts en jeu sont cependant d’ordre
stratégique. Une attaque de l’Iran viendrait pratiquement compléter
l’encerclement de la Russie, ce que cherchent à faire systématiquement les
Etats-Unis depuis 1991 ; cela fait partie de leurs plans d’hégémonie
mondiale. La plupart des anciens pays d’Europe de l’Est membres du Pacte de
Varsovie (l’alliance militaire d’après-guerre dominée par l’Union soviétique)
ont depuis rejoint l’OTAN. Des gouvernements alignés sur Washington ont été
portés au pouvoir en Ukraine et en Géorgie à l’aide de
« révolutions » soutenues par les Etats-Unis. L’Afghanistan et
l’Irak, qui faisaient anciennement partie de la zone d’influence soviétique,
sont maintenant occupés par des troupes américaines. L’Iran est l’un des
derniers pays de la région sur lesquels Washington a très peu d’influence.
Ainsi, le franc-parler de Poutine exprimait l’inquiétude
grandissante de Moscou face au rôle du militarisme américain et à la
supériorité de plus en plus importante des capacités nucléaires de Washington
sur celles de la Russie. Cela exprimait aussi la nouvelle confiance de Moscou
sur la scène mondiale, due à la richesse venant des revenus élevés du pétrole
et du gaz et à la capacité croissante du Kremlin d’utiliser les vastes
ressources énergétiques à sa disposition pour exercer des pressions politiques
sur ses alliés et ses rivaux.
Réaction modérée de l’Europe
Poutine était très conscient du fait que ses critiques vis-à-vis
de Washington trouveraient un écho dans une conférence ou prédominaient les
responsables de la sécurité européenne. Si son discours a été vertement
critiqué par des délégués américains la réaction de leurs homologues européens,
dont les gouvernements se sont abstenus de critiquer Washington ouvertement, a
été particulièrement modérée.
La Maison-Blanche s’est déclarée « surprise et
déçue » et a dit que les accusations de Poutine étaient
« fausses ». Le sénateur John McCain, un probable candidat
républicain aux présidentielles de 2008, a tiré à boulets rouges sur Moscou
pour son « tournant autocratique » et a accusé sa politique étrangère
d’être « opposée aux principes des démocraties occidentales ».
Le secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, a
déclaré que les problèmes et les défis communs devaient être réglés « sur
la base du partenariat avec d’autres pays, y compris la Russie », mais
s’est montré surpris que la Russie semble « aller à l’encontre de la
stabilité internationale », par « des ventes d’armes ou des
tentatives d’utiliser les ressources énergétiques comme moyen de pression
politique ». Jaap de Hoop Scheffer, le secrétaire général de l’OTAN, a
déclaré que les commentaires de Poutine étaient « décevants ».
Cependant, le gouvernement allemand a tenu à affirmer que
le discours de Poutine ne devait pas être perçu comme un « retour à la
Guerre froide ». Un porte-parole du gouvernement de Berlin a décrit la
rencontre à Munich comme un cadre qui a fait ses preuves pour ce genre de
discussion ouverte.
Le coordonnateur de la coopération germano-russe, Andreas Shockenhoff
(Union chrétienne démocrate, CDU) a loué Poutine pour avoir ouvert une
discussion publique et critique tout en faisant plusieurs propositions
constructives. Le président du comité des Affaires étrangères du parlement
allemand, Ruprecht Polenz (CDU) a déclaré que Poutine avait soulevé des
questions légitimes et le porte-parole social-démocrate pour la Défense, Rainer
Arnold, dit que, bien que Poutine ait rudoyé la politesse diplomatique, il
avait des raisons de s’inquiéter du déploiement de missiles et de soldats
supplémentaires près des frontières russes.
Le premier ministre français, Dominique de Villepin et son ministre
des Affaires étrangères, Douste-Blazy, avaient déjà critiqué la politique
américaine au Moyen-Orient avant la conférence de Munich. Ils avaient demandé
une date pour le retrait des troupes américaines de l’Irak et exigé que l’Iran
et la Syrie soient inclus dans
toute solution aux conflits de la région.
Tout comme la Russie, les gouvernements allemand et français craignent les conséquences
d’une attaque militaire américaine de l’Iran. Les deux pays ont des relations
économiques importantes avec ce pays; ils ont aussi des intérêts stratégiques.
Le commerce avec l’Iran est florissant grâce au soutien actif des Etats
européens.
Dans la première moitié de 2006, des marchandises d’une
valeur de 2,3 milliards d’euros ont été exportés vers la république islamique. En
2005, le gouvernement allemand a accordé un total de 5.4 milliards d’euros au
profit du commerce et des affaires avec l’Iran, ce chiffre n’étant dépassé que
par l’Italie. L’Iran a également des liens commerciaux étendu avec la France, derrière l’Allemagne son partenaire
commercial le plus important de l’Union européenne.
Durant son dernier voyage au Moyen-Orient la semaine
dernière, la chancelière Angela Merkel, pratiqua une diplomatie visant à
prévenir toute action militaire brusque des Etats-Unis contre l’Iran par l’établissement
de relations et de nombreux accords bilatéraux. Berlin n’ose pas prendre
position ouvertement contre son puissant associé américain.
Conflits impérialistes
Bien que les critiques de Poutine à l’égard de Washington
soient entièrement justifiées, il ne faut pas les confondre avec une critique
progressiste ou même pacifiste de la politique criminelle de l’administration
Bush.
Plusieurs des accusations portées par Poutine pourraient
également être portées contre la politique de son propre gouvernement. La
seconde guerre de Tchétchénie, qui a eu lieu sous la présidence de Poutine, a
coûté des centaines de milliers de vies ; selon une estimation
indépendante, un quart de la population tchétchène a été éliminé.
La situation interne de la Russie est caractérisée par un tournant vers des
formes autoritaires de gouvernement et des divisions sociales énormes. Alors
que la richesse d’une minorité d’oligarques défie toute description, la masse
des gens ordinaires mène une lutte quotidienne pour la survie.
Poutine attaque Washington du point de vue des intérêts de la Russie en tant que grande puissance, c’est-à-dire
du point de vue des intérêts de l’oligarchie dirigeante. Le même critère
s’applique aux gouvernements européens, qui défendent aussi leurs propres
intérêts impérialistes. C’est ce qui détermine aussi les méthodes qu’ils
emploient. Ils réagissent au militarisme américain avec leurs propres bruits de
bottes et en étendant leurs opérations militaires internationales.
Le 8 février, le ministre russe de la Défense, Sergei
Ivanov, annonçait une augmentation importante du budget militaire russe, l’augmentant
de 189 milliards de dollars sur les huit prochaines années; le but de
l’augmentation est d’améliorer l’infrastructure militaire et comprend
l’acquisition d’une nouvelle génération de missiles balistiques
intercontinentaux, de sous-marins nucléaires et l’amélioration du système radar
de première alerte
S’adressant au parlement russe, Ivanov annonça que les
militaires recevraient beaucoup plus de missiles balistiques cette année que
les années précédentes. Il mentionna aussi le fait que la Russie prévoyait le
déploiement de 34 nouvelles rampes de lancement pour missiles du type Topol-M,
de nouvelles unités de contrôle et de 50 missiles de ce type montés sur des
rampes de lancement mobile d’ici 2015.
Ces mesures visant à étendre l’arsenal nucléaire du Kremlin
et à améliorer sa manoeuvrabilité sont clairement motivés par l’attitude
provocante de Washington dont le bouclier antimissile n’a pour cible crédible
que la Chine et la Russie. Avec
seulement un vingtième du budget militaire du Pentagone, Moscou tente de
développer un mécanisme qui vise à conserver la possibilité d’une riposte
nucléaire face à la capacité de plus en plus sophistiquée des Etats-Unis de
frapper et de neutraliser les rampes de lancement nucléaires fixes russes.
La situation rappelle de plus en plus celle du début du
siècle, où les tensions entre puissances impérialistes finirent par exploser sous
forme de l’horrible boucherie de la Première Guerre mondiale. Une guerre contre
l’Iran déstabilisera entièrement le système
international des grandes puissances. Une telle guerre signifiera non
seulement l’horreur pour toute la population de la région, mais entraînera
également des confrontations inévitables et directes entre les grandes
puissances ayant des intérêts stratégiques dans la région.
La lutte contre la guerre impérialiste ne peut être menée
que sur la base d’un mouvement international de la classe ouvrière. Son
objectif doit être de surmonter le système capitaliste mondial, qui menace une
fois encore de plonger l’humanité dans un abîme de guerre et de réaction.