Coincé
comme elles l’étaient entre l’assassinat par pendaison obscène télévisée de
Saddam Hussein et la lugubre nouvelle attendue du 3000e soldat américain tué en
Irak, les tentatives de l’establishment politique de Washington et de ses
serviteurs dans les grands médias de générer une vague de sentiments
patriotiques avec les funérailles de l’ancien président Gerald Ford sont tombées
à plat.
La mort de
l’homme âgé de 93 ans qui a été la tête non élue de la branche exécutive il y a
trente années — pour une période de 29 mois — et qui est aujourd’hui
pratiquement inconnu de la majorité de la population du pays n’avait pas
beaucoup à offrir pour ceux qui tentaient de stimuler le mauvais moral de la
nation et de faire oublier les incessantes mauvaises nouvelles sur le fiasco
irakien.
La vérité
crue est que Ford — qui a permis que son opposition personnelle au
déclenchement de la guerre en Irak et aux politiques de la « droite
dure » du Parti républicain ne devienne publique qu’après sa mort — n’a
pas joué qu’un petit rôle dans la catastrophe criminelle que préside
l’administration Bush.
S’il
fallait se rappeler d’une seule chose de Gerald Ford, ce serait sa décision, un
mois après avoir été nommé président, d’octroyer un pardon sans précédent à son
prédécesseur Richard Nixon « pour tous les crimes contre les Etats-Unis…
qu’il a commis ou aurait pu commettre ou encore auxquels il aurait participé »
durant les cinq années et demie où il a été à la Maison-Blanche.
(Moins
connu, mais très important pour comprendre le rôle joué par Ford dans les
affaires de l’Etat américain, a été sa participation
à la Commission Warren, où il a été l’un des plus ardents défenseurs de la
théorie du « tireur isolé », une thèse qui cachait les divisions
politiques et les conspirations derrière l’assassinat de Kennedy.)
Le pardon
qu’a donné Ford le 8 septembre 1974 a empêché le pays d’amener Nixon devant la
justice pour les crimes ayant été invoqués par le destituer en juillet 1974.
Parmi ceux-ci, il y avait obstruction à la justice, espionnage illégal de
citoyens américains et s’arroger des pouvoirs extra-constitutionnels
qui échafaudaient une dictature présidentielle.
Une autre
accusation qui fut faite contre Nixon, mais qui fut rejetée par le comité
judiciaire de la Chambre des représentants, portait sur une campagne secrète et
illégale de bombardements du Cambodge qu’il avait déclenchée en 1969, un geste
qui niait au Congrès son pouvoir exclusif de déclarer la guerre.
Aujourd’hui,
les crimes mêmes pour lesquels Nixon et Cie ne furent pas punis ont pris une
forme bien plus dangereuse : une guerre illégale en Irak, l’écoute
électronique de masse du NSA, la détention, la torture et la « remise
extraordinaire » illégales des combattants ennemis et le reste. De plus,
ces nouveaux crimes ont été perpétrés en grande partie par des individus
étroitement associés à Ford — en particulier, ses deux anciens secrétaires en
chef, Dick Cheney et Donald Rumsfeld.
Tenter
d’utiliser un tel politicien avec un tel héritage politique pour faire la
promotion de la fierté nationale et de la bonne volonté politique au sein de la
population n’a pas été une mince tâche.
Mais, ce
n’est pas faute d’avoir essayé. Les médias ont proclamé que le politicien
républicain était l’incarnation de la « décence » et de
« l’ouverture », le « Grand Guérisseur », celui qui a mis
fin au « long cauchemar » qu’avait été le règne chancelant de
l’administration Nixon.
Assurément,
un des articles les plus dégoutants de cette campagne
médiatique pour tenter d’auréoler le 38e président américain d’un air de
sainteté — et pour ce faire de falsifier l’histoire — a été publié le jour même
de ces funérailles sous la forme d’un billet dans le Washington Post
sous le titre « La qualité de son pardon ».
Écrit par
l’éditeur du NewsweekJonMeacham,
le but de son article était de décrire le pardon de Nixon par Ford, qui était
un acte corrompu pour suspendre l’application de la loi de la part d’un membre
de l’establishment en faveur d’un criminel d’Etat,
comme une preuve de charité chrétienne d’inspiration divine.
Meacham
se base sur le fait qu’en annonçant son pardon entier d’un homme qui était sans
l’ombre d’un doute coupable de grands crimes, Ford a invoqué « les lois de
Dieu » qu’il a déclaré être au-dessus de la constitution américaine.
Incroyablement,
il continue en traçant un parallèle entre l’invocation crasse d’une divinité
par Ford — qui n’est très certainement pas quelque chose de rare pour un
politicien de la grande entreprise aujourd’hui — pour justifier sa protection extra-légale d’un allié politique qui a mené une attaque
tous azimuts sur les droits démocratiques et le gouvernement constitutionnel et
les références à Dieu qu’avait faites Lincoln lors de sa deuxième adresse
inaugurale.
En
particulier, Meacham cite le passage dans lequel Ford
paraphrase le vœu de Lincoln de continuer « avec fermeté dans le droit
tout comme Dieu nous donne la possibilité de voir le droit », une phrase
que ce dernier a prononcée après avoir déclaré sa volonté de continuer la
guerre civile pour abolir l’esclavage « jusqu’à ce que chaque goutte de
sang tombée sous le fouet soit payée par une autre tombée sous l’épée ».
On ne peut imaginer de flagornerie plus inappropriée.
Dans ce qui
a été une semaine entière d’obsèques officielles, le corps de l’ex-président a
été transporté de la Californie jusqu’à Washington et ensuite exposé dans la
rotonde du Capitole pour trois jours avant les funérailles d’Etat qui ont eu lieu mardi dernier. De là, il a été
transporté de nouveau, vers le Michigan cette fois, où il a été enterré.
Pendant tout ce temps, les différents corbillards transportant la dépouille de
l’ex-président se sont vus octroyer une très large couverture médiatique.
Il y a dans
ces funérailles officielles un aspect qui est à la fois arriéré et barbare. Et
il y a bien peu à montrer à part la tentative officielle de feindre un deuil
national pour Ford.
Des funérailles dignes d’un roi
Le faste
qui entourant ces cérémonies semblait avoir été emprunté aux dynasties royales
et entièrement étrangères à une véritable démocratie. En fait, les fondateurs
de la République américaine auraient considéré avec horreur un tel exercice
royal.
George Washington, décédé
le 14 décembre 1799, a été enterré le jour suivant dans le tombeau familial à Mount Vernon en Virginie. Bien qu’il eu demandé des
funérailles modestes, le Congrès avait insisté pour envoyer quelques soldats et
un orchestre.
John Adams et Thomas
Jefferson, qui sont tous deux morts le 4 juillet 1826, le 50e anniversaire de
la Déclaration d’indépendance, ont été inhumés simplement, l’un à Quincy au Massachusetts, et l’autre, au cimetière familial
de Monticello en Virginie.
De la même façon, James
Madison est décédé en 1936 et a été inhumé la journée suivante à Montpellier en
Virginie.
Les funérailles d’État
étaient réservées pour ceux qui mourraient, ou étaient assassinés, alors qu’ils
étaient en poste, comme ce fut le cas pour les funérailles de William Henry
Harrison en 1841, Abraham Lincoln en 1865, James Garfield en 1881, William
McKinley en 1901 et Kennedy en 1963. On honora de la même façon William Howard
Taft, qui est mort quelques semaines seulement après avoir quitté en 1930 sa
fonction de juge de la Cour suprême, le seul ex-président à avoir occupé cette
position.
L’organisation de grandes
cérémonies pour des ex-présidents, saturées de symboles militaires et
d’expositions solennelles, est un phénomène relativement moderne qui n’a émergé
que dans les années 1960, débutant avec Herbert Hoover et incluant les
funérailles de Dwight Eisenhower, de Lyndon Johnson et de Ronald Reagan. C’est une pratique qui
est incontestablement liée à l’appropriation de plus grands pouvoirs par la
présidence elle-même et à l’exercice ouvert de la puissance impérialiste
américaine.
Les éloges funèbres
officiels ont atteint un crescendo mardi lors des funérailles d’État à la
Cathédrale nationale de Washington devant une foule de 3000 personnes qui
avaient été invitées. Les séries de discours prononcés de la chaire en ont
révélé plus à propos de ceux qui gouvernent présentement à Washington que sur
l’homme qui a occupé la Maison-Blanche 30 ans auparavant.
L’ancien président George
H.W. Bush a louangé Ford en disant qu’il était l’homme qui « avait
restauré l’honneur du bureau ovale et qui avait aidé les États-Unis à tourner
la page sur l’un de nos plus tristes épisodes ».
Poursuivant, il a
déclaré : « L’histoire est capable d’associer l’homme à la situation.
Et, tout comme le dévouement entêté du président Lincoln à notre Constitution a
maintenu l’unité de l’Union durant la guerre civile, tout comme l’optimisme de
Franklin D. Roosevelt était l’antidote parfait au désespoir de la grande
dépression, nous pouvons dire que la décence de Jerry Ford était le remède
idéal à la tromperie du Watergate. »
Si en effet l’homme
correspondait à la situation, on ne peut que dire que la progression tracée par
Bush père en est une de la dégénérescence politique constante et accélérée de
l’élite dirigeante américaine. On tombe encore une fois sur la comparaison
absurde de Lincoln, le chef d’une des plus grandes transformations
révolutionnaires de l’histoire, et de Ford, l’homme de main d’un establishment
politique ébranlé par la crise et le scandale et impatiente de se soutirer au
châtiment d’un peuple radicalisé et en colère.
Ensuite vint Henry
Kissinger, l’un de ceux qui ont directement profité de l’annulation par Ford de
toute poursuite contre les crimes menés sous l’administration Nixon. En tant
que secrétaire d’État dans les deux administrations, il a été un personnage clé
dans la continuation de ces crimes. Kissinger demeure à ce jour un conseiller
majeur de l’administration Bush et il a aidé à la conception de sa politique
d’agression néo-coloniale en Irak.
Ses éloges funèbres étaient
une série des mensonges intéressés. Il a louangé « la prudence et le bon
sens » de Ford pour avoir empêché « les conflits ethniques à Chypre
et au Liban de dégénérer en guerre régionale ».
Dans le premier pays,
Kissinger a joué un rôle crucial en facilitant l’invasion turque qui a entraîné
de milliers de morts. Dans le second, l’administration américaine a été la
protectrice de la Phalange fasciste libanaise, entretenant une aide directe de
la CIA à sa boucherie des Palestiniens et de la gauche libanaise.
Poursuivant, il a déclaré
que Ford « avait déclenché l’initiative de la gouvernance par la majorité
au sud de l’Afrique, une politique qui a été un élément majeur de la fin du
colonialisme dans la région ».
Encore, Kissinger doit s’en remettre à l’ignorance générale de l’histoire
pour oser dire de tels mensonges. Sous Ford, Washington s’est allié avec
l’Afrique du Sud, mettant la CIA à contribution dans la guerre contre l’Angola
qui entraîna la mort de dizaines de milliers de personnes et continua à appuyer
le régime de l’apartheid après l’introduction de l’infâme politique des Bantustan.
Kissinger conclut que « Les historiens débattront longtemps à savoir
lequel des présidents a le plus contribué à la
victoire dans la Guerre froide. Mais aucun ne questionnera le fait que la
Guerre froide n’aurait pu être gagnée si Gérald Ford n’était pas venu à ce
moment tragique pour restaurer l’équilibre en Amérique et sa confiance dans son
rôle international. »
Il n’a pas poursuivi pour ajouter dans sa partie sur la « victoire dans
la Guerre froide » qu’elle a été gagnée en appliquant une répression sans
merci qui s’est poursuivie sous l’administration Ford à travers l’Amérique
latine, facilitée par le soutien continu des Etats-Unis aux dictatures
installées par la CIA qui dirigèrent la plus grande partie du continent
sud-américain, assassinant, torturant et emprisonnant des centaines de milliers
d’opposants. Cela inclut le feu vert donné par l’administration Ford à
l’invasion du Timor-Oriental par l’Indonésie, une
opération militaire qui faucha la vie du tiers de la population du Timor-Oriental.
Cependant, le principal point qui est fait par l’ex-secrétaire d’Etat, c’est
qu’il était impossible de poursuivre la politique d’agression impérialiste à
l’étranger sans réprimer la crise politique et l’opposition populaire de masse
au pays.
Kissinger a été suivi sur le podium par l’ancien présentateur de nouvelles
de NBC, Tom Brokaw, qui a prononcé une eulogie qui n’a
réussi qu’à souligner la servilité vénale des médias. Se remémorant la période
durant laquelle il couvrait l’administration Ford, il dit, « Il y avait
d’autres avantages à faire partie de son équipe de presse dont nous ne nous
vantions pas si ouvertement. Nous allions à Vail à
Noël et à Palm Springs à Pâques avec nos familles. Bon, certains cyniques
diront que cela contribuait à notre affection à son égard, une affirmation que
je n’ai pas l’intention de contester. »
La remarque a provoqué des rires complices de l’assemblée, qui sait bien que
les « personnalités » médiatiques comme Brokaw,
qui reçoivent un salaire annuel de millions de dollars, ont maintenant leurs
propres maisons à Vail, Palm Spring
ou à un autre endroit de villégiature de l’élite similaire et que l’on peut
compter sur eux pour faire circuler la ligne propagandiste.
Finalement, George W. Bush a parlé, décrivant Ford comme un « roc de
stabilité » au centre « d’une terrible période dans l’histoire de notre
nation ».
Le président en devoir en est rapidement venu au but, déclarant, « et
lorsqu’il a cru que la nation avait besoin de mettre derrière elle le
Watergate, il a pris la décision difficile de pardonner le président Nixon,
même s’il croyait que la décision lui coûterait probablement la
présidence ».
En d’autres mots, Ford a fait le travail pour lequel il avait été nommé,
même si c’était une attaque contre les formes constitutionnelles de gouvernance
et était contraire la volonté d’une majorité claire de la population.
Bush conclut, « la présidence de Ford a été brève, mais l’histoire va
longtemps se souvenir du courage et du sens commun qui a aidé à restaurer la
confiance en notre démocratie ».
Il ne fait pas de doute que le 43e président, qui confronte un niveau
d’impopularité record dans les sondages et est impliqué dans des violations
flagrantes du droit autant national qu’international — de l’espionnage
intérieur à Guantanamo et Abou Graib et la guerre en
Irak elle-même — voit le rôle joué par Ford en se doutant bien qu’il pourrait
bien se retrouver lui-même dans la position d’avoir à se trouver un M.
Réparateur dans un avenir pas très lointain.
À la fin, cependant, l’histoire va se souvenir de Ford pour ce qu’il a été –
un politicien corrompu, mais loyal serviteur de l’establishment politique
américain qui a contribué à dénouer une crise profonde et potentiellement
fatale, repoussant ainsi le règlement de compte révolutionnaire.
(Article
original anglais publié le 3 janvier 2007)