L’amélioration des conditions de
sécurité pour les soldats américains dans Anbar, province occidentale de
l’Irak, est donnée comme preuve par l’administration Bush que la
politique de l’« escalade » en Irak fonctionne et comme
« modèle » pour le reste du pays. Selon le New York Times,
« ce progrès suscite l’optimisme au sein de l’état-major
américain, atteignant presque le niveau de l’intoxication chez certains
officiels. »
Il n’y a pas de doute qu’il y a
eu un changement dans la province. En mai, seulement douze soldats américains
ont perdu la vie à Anbar malgré qu’il y ait eu 124 morts à travers le
pays – le troisième plus haut total mensuel de la guerre. La plupart des
mois depuis l’invasion de 2003, un tiers à une moitié des pertes
américaines se produisait à Anbar. Au cours des quatre dernières années, des
combattants de la guérilla ont tué et blessé des milliers de soldats américains
dans les villes de Ramadi et de Fallouja ainsi que les nombreux villages et
hameaux qui longent l’Euphrate aux environs de la frontière avec la
Syrie.
Encore plus remarquable que la diminution
du nombre des victimes, les soldats américains entreprennent des patrouilles à
pied dans des régions de la province dans lesquelles ils ne se rendaient que
dans des véhicules blindés et le doigt sur la gâchette. La haine populaire
envers l’occupation à Anbar est très profonde. Les efforts américains
pour subjuguer la province ont été très brutaux.
Il n’y a pas de chiffres précis, mais
des milliers d’Irakiens ont été tués lors des deux assauts sur Fallouja,
le premier en avril 2004 suivi d’un second en novembre, six mois plus
tard. La ville est pratiquement en ruines. Ramadi, la capitale provinciale, est
aussi en ruines après des années d’incessants combats, tirs
d’artillerie et frappes aériennes. Toutes les facettes de l’infrastructure
sociale (l’électricité, l’eau potable, le système d’égouts,
les hôpitaux, les écoles) ont implosé. Les deux villes ont été transformées en
prisons, les déplacements des résidants étant surveillés à des points de contrôle
et à des barricades, ou interdits par des couvre-feux.
Il est raisonnable de penser que plus de
100.000 personnes, soit près de dix pour cent des 1,3 million d’habitants
que comptait cette région avant la guerre de 2003, ont été tuées sous
l’occupation américaine. La diminution des attaques sur les troupes
américaines, toutefois, n’est pas le résultat de ces années de
répression. Le modeste changement est attribué à la décision prise à la fin de
l’an dernier par les cheiks arabes sunnites traditionnels d’Anbar
d’ordonner à leurs tribus de lutter contre les mouvements de guérilla se
réclamant du fondamentalisme islamique et alignés derrière al-Qaïda.
Une certaine légende entoure le cheik Abdul
Sattar al-Rishawi, le chef de l’alliance tribale opposée à al-Qaïda et connue
sous le nom de Conseil du salut d’Anbar. Selon plusieurs reportages,
Abdul Sattar, âgé de 36 ans, est devenu un allié des Américains et a appelé à
la destruction d’al-Qaïda en Irak après que son père et trois frères
furent assassinés. En septembre dernier, quarante autres tribus et sous-tribus,
certaines ayant auparavant fourni des combattants à l’insurrection
anti-occupation, se sont jointes à sa tribu de Risha, dans ce qui constitue une
lutte sanglante contre les takfiris, le nom donné aux fondamentalistes
islamiques.
En décembre dernier, Abdoul Sattar a déclaré à un
correspondant de l’Institute for War and Peace Reporting :
« Nous combattons maintenant les takfiris; ce seront eux ou nous qui
survivront. » Depuis, des milliers de loyalistes se sont enrôlés dans les
forces de sécurité irakiennes, formées et financées par les Etats-Unis, ou ont adhéré
aux forces paramilitaires tribales, les Unités d’interventions
d’urgence (ERU). Conséquemment, le nombre de policiers à Anbar a grimpé
de quelques milliers l’an dernier à 10.000 à la fin avril. La division de
l’armée à Anbar a recruté quelque 6.000 nouveaux soldats. Les ERU –
dont l’apparence vestimentaire serait pratiquement indissociable de celle
des insurgés irakiens – possèdent 2.000 combattants à Ramadi seulement.
La transformation au niveau de la sécurité fut décrite
ainsi par le New York Times le 29 avril : « Durant les
dernières années, le centre gouvernemental au centre-ville de Ramadi, le siège
du gouvernement provincial, a été presque continuellement sous l’assaut
des insurgés... Pour y entrer il fallait se précipiter d’un véhicule
blindé à l’entrée de l’édifice afin d’éviter les tireurs.
Maintenant, par contre, l’édifice est en rénovation... Des hôtels sont
construits à proximité...
« La violence a rapidement chuté à travers Ramadi et
ses grandes zones rurales, ont déclaré des résidents et des officiels
américains et irakiens. L’été dernier, l’armée américaine
enregistrait quelque 25 actes violents par jour dans la région : des
fusillades, des kidnappings, des attentats à la bombe ou des
attentats-suicides. Au cours des dernières semaines, la moyenne est tombée à
quatre... »
Selon le général américain David Petraeus, les informateurs
tribaux ont permis à l’armée américaine de débusquer plus de caches
d’armes d’insurgés durant les cinq premiers mois de cette année que
durant toute l’année 2006. Il s’est vanté du fait que la situation
anciennement instable dans la ville de Hit était maintenant si tranquille que
l’on pouvait « marcher dans la rue en mangeant une glace ».
Bien que l’armée américaine jubile à la vue
d’un succès à court terme, elle est tout à fait consciente du type de
régime que les cheiks mettent en place à Anbar. Un soldat a déclaré au New
York Times : « Ça ressemble à la mafia. »
Le but premier des cheiks n’est pas de combattre
al-Qaïda pour obtenir vengeance, mais pour les bénéfices matériels qui
résultent de la domination de la province. Avec l’aide de l’armée
américaine, ils éliminent leur principal rival pour le contrôle des grands
réseaux de contrebande qui passent par Anbar pour atteindre la Syrie et la
Jordanie.
Il est aussi probable que des alliés des Etats-Unis comme
l’Arabie saoudite et la Jordanie aient été impliquées pour obtenir
l’appui des tribus. L’administration Bush a réussi à persuader
l’Arabie saoudite, en particulier, de participer à la consolidation de
l’occupation. La monarchie saoudienne aurait très bien pu fournir de
l’argent, ainsi que des armes et des renseignements, aux cheiks
irakiens.
Le moment de la formation du Conseil de salut d’Anbar
suggère qu’une sorte d’entente avait été conclue. En août dernier,
une évaluation interne américaine de la situation à Anbar concluait que la
province était largement tombée entre les mains d’al-Qaïda et que
l’armée américaine ne pouvait plus presque rien y faire. Certaines des
solutions recommandées, rapporte le Washington Post en novembre dernier,
consistaient à « établir un Etat sunnite à Anbar» et à « créer une
force locale paramilitaire ». Abdul Sattar déclarait sa guerre contre al-Qaïda
peu de temps après la publication de l’évaluation.
Les ambitions des cheiks ont été exacerbées par des
estimations établissant les réserves de pétrole dans le sous-sol du désert de
la province d’Anbar à cent millions de barils. Advenant que les
estimations soient correctes, les cheiks se positionnent pour être les premiers
bénéficiaires de l’allocation des contrats auprès des conglomérats
transnationaux du pétrole.
Le caractère vénal de la collaboration tribale avec les
militaires américains a été illustré de manière exemplaire par Sattar lui-même.
Selon le Stars and Stripes, lorsqu’il lui a été demandé pourquoi
il collaborait avec les Américains au lieu de les combattre, il répliqua :
« Les Vietnamiens ont battu les Américains, et qu’est-ce que cela
leur a donné ? Trente ans plus tard, ils vivent encore dans la
pauvreté. »
Les cheiks se préparent maintenant à prendre le contrôle
politique de la province d’Anbar. En avril, plus de deux cents chefs
tribaux se sont rassemblés dans la ville de Hamdhiyah d’Anbar pour former
le « réveil d’Anbar », un parti qui va se présenter aux
élections provinciales prévues pour la fin de l’année. Ils prévoient
gagner avec une majorité écrasante.
Alors que les développements à Anbar ont eu un certain impact
sur la sécurité, ils créent déjà de nouveaux problèmes pour l’occupation.
Le rapprochement avec les tribus a inévitablement aliéné et joué contre les
intérêts des factions sunnites que les Américains ont courtisées à Bagdad afin
d’obtenir leur soutien pour mettre fin à l’insurrection ailleurs en
Irak. Le gouverneur que les cheiks ont l’intention de déloger est un des
dirigeants du Parti islamiste iraquien (PII), le plus important parti sunnite,
dont les membres ont des sympathies avec les insurgés fondamentalistes.
L’attitude de l’establishment religieux sunnite
envers l’alliance entre les Américains et les tribus, a été exprimée par
le dirigeant de l’Association des érudits musulmans, Harit al-Dhari, qui
a été forcé à l’exil. Le mois dernier, il qualifiait le Conseil du salut
d’Anbar de « bande de voleurs et de bandits ».
Plus fondamentalement, l’élévation de minables
despotes tribaux au pouvoir d’une province entière, est une autre
démonstration de la politique néo-coloniale sous-tendant l’invasion et
l’occupation de l’Irak. Les milliers de soldats américains ne sont
pas en Irak pour aider à la transition vers la démocratie. Ils y sont pour mettre
en place un régime fantoche servile qui va accepter la domination à long terme
des Etats-Unis sur le pays et ses ressources. L’administration Bush a
trouvé des volontaires parmi les cheiks d’Anbar, du moins pour le
moment.