L’administration américaine a répondu
de façon agressive au dernier rapport de l’Agence internationale de
l’énergie atomique (AIEA) sur le refus de l’Iran de suspendre son
programme nucléaire en exigeant une troisième résolution de l’ONU et des
mesures plus dures. Le rapport, qui a été remis aux états membres de
l’AIEA mercredi passé, prépare le terrain à une intensification des
tensions dans le Golfe persique où la marine américaine a commencé de façon
provocatrice des manœuvres d’envergure le même jour.
Washington a déjà fait pression sur le
Conseil de sécurité de l’ONU en décembre et en mars pour qu’il
adopte des résolutions demandant que l’Iran suspende ses activités
d’enrichissement de l’uranium, qu’il arrête la construction
de son réacteur de recherche à l’eau lourde et qu’il permette des
inspections plus poussées de l’AIEA. La dernière résolution visait quinze
individus et treize organisations, y compris une importante banque iranienne.
Elle imposait aussi des sanctions au Corps des gardiens de la révolution, qui
n’est pas directement lié au programme nucléaire iranien, mais que les
Etats-Unis accusent d’armer la milice anti-occupation du pays voisin,
l’Irak.
Les principales puissances européennes (la
Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne) se sont rangées sans critiques
derrière l’administration Bush pour soutenir la résolution de mars. Bien
qu’elles s’objectaient à des mesures précises, la Chine et la
Russie ont refusé de remettre en cause la substance des mesures parrainées par
les Etats-Unis dont le but est de donner à Washington une justification pour
continuer sa campagne pour isoler et paralyser le régime iranien et le prétexte
d’une future action militaire. Sous pression des Américains,
l’Afrique du Sud, l’Indonésie et le Qatar ont retiré leur
proposition d’amendements mineurs et ont voté pour la résolution.
Voilà la « communauté
internationale » constamment invoquée par les officiels américains
lorsqu’ils exigent que l’Iran se plie aux demandes américaines.
« Le monde a parlé et a dit non aux programmes d’armements
nucléaires », a déclaré Bush le jeudi 24 mai, indiquant que les Etats-Unis
tordront une fois encore le bras des autres grandes puissances « pour
renforcer notre régime de sanctions ». Faisant plus précisément référence
à la Chine et à la Russie, Bush a déclaré : « La première chose que
ces dirigeants doivent comprendre, c’est que l’Iran doté d’une
arme nucléaire serait incroyablement déstabilisant pour le monde. »
Bush considère comme un fait que les
programmes nucléaires iraniens ont pour but la production d’armes, mais
son administration n’a présenté aucune preuve en ce sens. Le rapport de
l’AIEA confirme seulement ce que Téhéran a déjà déclaré
publiquement : qu’il continuera le développement de son usine
d’enrichissement de l’uranium à Natanz dans le but de produire du
carburant pour les réacteurs nucléaires qu’il prévoit construire. La plus
récente inspection de l’usine de Natanz, il y a deux semaines, a trouvé
que 1312 centrifugeuses étaient fonctionnelles, que 300 autres étaient testées
et qu’environ 300 autres étaient en construction. Des échantillons
collectés par les inspecteurs de l’AIEA ont établi que l’uranium
était enrichi à environ cinq pour cent, la concentration requise pour un
réacteur nucléaire, pas à 80 ou 90 pour cent comme la construction d’une
bombe l’exige.
L’Iran a insisté à maintes reprises
qu’il avait le droit en vertu du Traité de non-prolifération nucléaire de
développer tous les aspects de la technologie nucléaire dans un but pacifique.
Comme dans les précédents rapports depuis dix ans, l’AIEA n’a
trouvé aucune preuve permettant d’établir que l’Iran était engagé
dans des programmes d’armements. L’agence ne pouvait que dire
qu’elle « ne pouvait pas offrir l’assurance… sur la
nature exclusivement pacifique » des programmes nucléaires de ce pays. Le
président de l’AIEA Mohamed ElBaradei a dit aux journalistes jeudi
dernier qu’il faudrait à l’Iran entre trois et huit ans pour
produire l’arme nucléaire, si on supposait que c’est ce qu’il
voulait.
Pour l’administration Bush, les allégations de
« programmes d’armes nucléaires » iraniens sont un prétexte
utile pour intensifier la pression sur Téhéran, justifier sa campagne à peine
voilée de « changement de régime » et brandir la menace d’une
opération militaire. Plus tôt la semaine dernière, ABC News a révélé que
Bush avait officiellement autorisé la CIA à mettre en œuvre des opérations
secrètes afin de déstabiliser le gouvernement iranien.
Au même moment, la Maison-Blanche soutient hypocritement
qu’elle cherche à résoudre le conflit de manière diplomatique. Toutefois,
ses affirmations sont démenties par sa réaction à l’appel à un compromis
par ElBaradei. A la suite de la récente inspection par l’AIEA, il a
déclaré au New York Times que les scientifiques iraniens semblaient
avoir résolu les problèmes de fonctionnement des centrifugeuses à gaz.
« Du point de vue de la prolifération », a-t-il déclaré, « la
réalité est que les objectifs de la suspension [du programme nucléaire] —
les empêcher de développer le savoir — ont été dépassés par les
événements. » Plutôt que de continuer à insister pour un arrêt complet, ElBaradei
a proposé que des efforts diplomatiques soient entrepris afin de contenir le
programme et permettre à Téhéran de sauver la face en maintenant un
enrichissement limité d’uranium.
Vendredi, des représentants américains, britanniques,
français et japonais ont rencontré ElBaradei afin de protester officiellement
contre ces commentaires, qui vont à l’encontre selon eux des résolutions
américaines qui insistent que l’Iran cesse toute activité
d’enrichissement d’uranium. Cette critique avait non seulement pour
but de rappeler à l’ordre le directeur de l’AIEA, mais aussi
d’empêcher toute action, venant particulièrement de la Russie et de la
Chine, qui viserait une entente permettant l’établissement d’une
usine expérimentale ou d’installations d’enrichissement complet
dirigées par un consortium international. Alors que d’autres puissances
poursuivent les pourparlers avec l’Iran, l’administration Bush
refuse catégoriquement de négocier sur la question nucléaire tant que Téhéran
n’aura pas d’abord cessé ses activités d’enrichissement.
Les Etats-Unis font l’étalage de leur force militaire
Le plus sinistre présage des intentions de
l’administration Bush fut la démonstration la semaine dernière de la
puissance navale américaine dans le Golfe persique. Deux groupes de
porte-avions dirigés par le USS John C. Stennis et le USS Nimitz furent
rejoints par un troisième groupe de combat, comprenant un sous-marin
d’assaut et cinq larges vaisseaux mer-sol dirigés par le navire
d’assaut amphibie Bonhomme Richard. Neuf vaisseaux de guerre de cette
énorme armada ont passé mercredi dans le détroit d’Ormuz, en plein jour.
D’habitude, la marine américaine effectue le passage de nuit.
Bien qu’un officiel américain ait tenté de rassurer
les médias que ceci ne se voulait pas une épreuve d’intimidation,
l’opération visait clairement à menacer l’Iran. Les marchés
internationaux ont certainement compris le message, faisant grimper le prix du
baril de pétrole à 71 $. Les entraînements militaires, qui n’avaient
pas été annoncés, se dérouleront durant deux semaines et comporteront des
exercices aériens, au sol et de sous-marins. Les deux porte-avions ont à leur
bord 140 avions de guerre, des missiles de croisière et environ 17.000 marins.
Les opérations se termineront par un exercice de débarquement amphibie au
Koweït, pas très loin du territoire iranien.
Les représentants américains continuent d’insister
publiquement qu’il n’y a pas de plan de bombardement de
l’Iran, mais les éléments les plus militaristes de l’administration
Bush ne font un secret de leur appui pour une nouvelle aventure militaire. Il y
a deux semaines, debout sur le pont du USS John C. Stennis, le vice-président
Dick Cheney déclarait: « Nous sommes unis avec d’autres afin
d’empêcher l’Iran d’obtenir l’arme nucléaire et de dominer
la région. » Malgré les démentis publics, une série de fuites dans les médias
au cours des deux dernières années rendent claire que le Pentagone a déjà un
rédigé le plan détaillé d’une attaque aérienne massive contre
l’Iran.
L’ancien ambassadeur américain à l’ONU, John
Bolton, libéré des contraintes de son poste, apparaît de plus en plus comme le porte-parole
des tenants de la guerre à la Maison-Blanche elle-même et partout ailleurs. Sur
Fox News, mercredi, il accusait les puissances européennes de manquer de
sérieux. « Au cours des derniers mois, ils voulaient des sanctions sans
douleur. Ils ne veulent pas interférer avec le commerce et les investissements
pour l’Iran. Cela ne fonctionne pas, et tant qu’ils ne seront pas
sérieux, ils ne régleront pas le problème. »
Bolton a demandé « une augmentation importante de la
pression, et si les Européens ne peuvent y parvenir rapidement, nous devrons
malheureusement faire autre chose, comme changer de régime, ou, en dernier
ressort, recourir à la force de frappe des Etats-Unis. » Pour ne pas être
en reste, il s’est attaqué à ElBaradei, le décrivant comme un
« défenseur de l’Iran dès le départ ». « Une chose sur
laquelle nous devons être très clairs avec l’AIEA est de dire à son
directeur général d’aller se rasseoir et de cesser de tenter
d’interférer avec nos efforts pour prévenir la prolifération. »
Le Times rapportait hier que la semaine prochaine
« un groupe de puissants néo-conservateurs — y compris certains de
ceux qui sont les plus actifs partisans d’une invasion de l’Iran —
planifie de se réunir pour une conférence toutes dépenses payées intitulée "Face
à la menace iranienne : la voie de l’avant" dans un luxueux
tout inclus aux Bahamas ». Ce groupe sélect d’invités de près de trente
personnes, y compris l’actuel ambassadeur à l’ONU, Zalmay Khalilzad
et sa femme, le sous-secrétaire d’Etat, Paula Dobriansky et quatre autres
représentants en service de l’administration Bush. Sponsorisé par la
Fondation pour la défense de la démocratie, une organisation de droite, la
rencontre vise à « rassembler un vaste éventail d’experts afin
d’examiner toutes les options pour traiter avec l’Iran ».
C’est dans ce climat que les représentants américains et
iraniens de niveau intermédiaire doivent tenir des discussions bilatérales à
Bagdad lundi — pour la première fois depuis des années. La rencontre doit
se concentrer exclusivement sur l’amélioration de la sécurité de
l’Irak occupé par les États-Unis et va sans doute être dominée par les
allégations non fondées que Téhéran fournit des armes et de
l’entraînement aux milices anti-américaines en Irak. Toute discussion sur
le programme nucléaire iranien a été exclue d’avance — laissant à
la Maison-Blanche la liberté d’intensifier agressivement la pression
diplomatique, économique et militaire sur Téhéran dans les semaines à venir.