Malgré les spéculations des médias sur un soi-disant virage
dans la politique américaine envers l’Iran, l’annonce cette semaine
que la secrétaire d’État Condoleezza Rice participera à une conférence
régionale avec son homologue iranien ne représente pas un adoucissement de la
position américaine. Dans le contexte d’une confrontation grandissante
avec l’Iran, les Etats-Unis vont, à n’en pas douter, utiliser le
forum pour intensifier, et non amoindrir, les tensions avec Téhéran.
Comme le porte-parole de la Maison-Blanche l’a carrément
dit à la presse : « Il n'y a pas de cassure. Un certain nombre de
personnes décrivent la participation américaine à une rencontre régionale comme
un changement de politique. Il n’en est rien. » Le porte-parole du
département d’État Sean McCormack a renforcé ce message, déclarant que,
contrairement aux reportages, la politique américaine concernant l’Iran « ne
vacille pas, ne vire pas, ne fait pas volte-face, ne change pas. »
Le premier ministre Nouri al-Maliki, qui fait pression depuis
un certain temps pour une telle conférence, a officiellement annoncé hier que
la première étape des discussions, impliquant des responsables de moins haut
rang, se tiendra le 10 mars à Bagdad. Le gouvernement irakien y a invité tous
ses pays voisins, y compris l’Iran et la Syrie, des membres de la Ligue
arabe et de l’Organisation de la conférence islamique ainsi que les cinq
membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et différentes
organisations internationales.
Cette première étape aura pour objectif de préparer une autre rencontre
à laquelle participeront Rice, les ministres des Affaires étrangères de
l’Iran et de la Syrie ainsi que les représentants d’autres pays et
organisations. Le porte-parole du département d’État McCormack a laissé
entendre que des discussions informelles avec des diplomates iraniens seraient possibles,
mais seulement sur la question de la sécurité en Irak. Lorsqu’on lui a demandé
si des pourparlers pourraient avoir lieu sur l’impasse concernant la
question des programmes d’armements nucléaires iraniens, il a réitéré la
demande américaine que Téhéran suspende son programme d’enrichissement de
l’uranium.
La proposition de pourparlers régionaux est loin d’être
nouvelle. À la fin de 2004, le secrétaire d’Etat de l’époque, Colin
Powell, avait participé à la première rencontre d’un comité sur
l’Irak nommé International Compact on Iraq au centre de villégiature
égyptien Sharm El Sheik au cours de laquelle il n’avait échangé que des
banalités avec le ministre iranien des Affaires étrangères Kamal Kharrazi.
L’an dernier, des responsables américains et iraniens avaient annoncé un
projet de rencontre entre l’ambassadeur américain en Irak, Zalmay Khalilzad,
et des responsables iraniens sur les questions de sécurité en Irak. Mais ces
projets étaient tombés à l’eau après que des dirigeants irakiens aient objecté
que Khalilzad empiétait, dans les faits, sur les responsabilités de leur
gouvernement « souverain » et aient proposé à la place un forum
régional.
L’administration Bush a l’intention
d’utiliser les rencontres prochaines pour faire avancer agressivement ses
allégations que l’Iran et la Syrie soutiennent les insurgés
anti-américains en Irak. Depuis que le président Bush a déclaré lors de son
discours sur l’Irak du 10 janvier que les États-Unis allaient « rechercher
et détruire » les réseaux fournissant armes et entraînement, les soldats
américains effectuent des rafles de responsables iraniens prétendument
impliqués. Selon un article de Seymour Hersh paru cette semaine dans le New Yorker,
jusqu’à 500 Iraniens, y compris des travailleurs humanitaires, ont été
détenus à un moment ou à un autre.
Malgré tout, l’administration Bush n’a fourni aucune
preuve montrant que le régime iranien est directement impliqué dans
l’approvisionnement d’armes à la milice chiite en Irak. Le week-end
dernier, des soldats américains ont présenté une série d’armes qui
auraient appartenu à la milice chiite, mettant l’accent sur les pièces
faites en Iran servant à la fabrication de bombes, connues sous le nom de
projectiles à charge formée (EFP). Toutefois, comme l’a rapporté le New
York Times, les autres objets ne provenaient vraisemblablement pas
d’Iran, mais plutôt d’Irak, des Émirats arabes unis et d’autres
pays du Moyen-Orient.
D’autres accusations non fondées ont été portées par le
directeur de l’Agence de renseignements de la défense, Michael Maples,
lors d’une audience du Sénat américain mardi. Sans présenter aucune
preuve, Maples a soutenu que l’Iran entraînait la milice chiite irakienne
à utiliser des EFP au Liban et en Iran, ajoutant que le Hezbollah était lui
aussi impliqué. Le nouveau directeur du renseignement national, Mike McConnell,
qui était aussi présent, a reconnu toutefois qu’il n’y avait pas de
preuve directe de l’implication de hauts dirigeants iraniens, affirmant
seulement que cela était « probable ».
Le « dossier » monté contre l’Iran — des
pièces iraniennes servant à la fabrication de bombes, des « renseignements »
secrets sur l’implication de l’Iran, de sinistres histoires sur les
forces « d’élite » Al-Qods de la Garde révolutionnaire
iranienne ainsi que des spéculations selon lesquelles de hauts dirigeants de Téhéran
seraient « probablement » impliqués — est aussi solide que la
fabrication mensongère qui a été utilisée pour justifier l’invasion
criminelle de l’Irak. Et malgré tout, comme l’a clairement affirmé
le porte-parole du département d’État McCormack, les armes fabriquées par
l’Iran seront « certainement notre priorité » lors des
prochaines conférences internationales.
L’administration Bush ne fait pas de
« diplomatie » au sens généralement accepté du terme. Rice
n’assistera pas à la conférence pour négocier avec l’Iran ou la
Syrie, ni même avec tout autre participant, mais pour imposer sa loi et lancer
une série de demandes et d’ultimatums. Elle a ainsi passé les dernières
semaines à forger une alliance anti-iranienne d’États
« modérés » du Moyen-Orient, incluant l’Arabie Saoudite, la
Jordanie et l’Égypte, pour ajouter plus de poids aux menaces américaines.
En coulisse, les officiels américains sont tout à fait clairs
quant au but de la participation des Etats-Unis aux conférences. Le New York
Times a rapporté qu’« Un haut représentant de
l’administration a affirmé que, malgré le fait que des représentants de
Bush aient tenté d’entamer des pourparlers avec l’Iran et la Syrie,
ils ne voulaient pas paraître en position de faiblesse en s’adressant à
eux. En intensifiant la confrontation, ont affirmé les représentants de
l’administration, les Etats-Unis étaient plus en situation de
contrôle. »
Même si l’on prend pour argent comptant que les
États-Unis se limitent au rôle de participant à un jeu stratégique complexe,
les actions de l’administration Bush n’en demeurent pas moins
complètement casse-cou. L’armée américaine a déjà deux groupes de
porte-avions stationnés dans le golfe Persique et elle a intensifié les patrouilles
de ses chasseurs le long de la frontière entre l’Irak et l’Iran.
Ces actions provocatrices se sont aussi accompagnées d’une
intensification de la campagne de propagande contre le soi-disant programme
d’armes nucléaires de l’Iran et son soutien à l’organisation
« terroriste » du Hezbollah, ainsi que son approvisionnement en armes
des insurgés irakiens. Tout ceci pourrait facilement dégénérer en un conflit
militaire.
L’administration Bush n’a aucune intention de
négocier de bonne foi avec l’Iran et la Syrie. En même temps que Rice
annonce qu’elle sera présente à la conférence à venir, les États-Unis
intensifient les pressions sur les membres du Conseil de sécurité de
l’ONU pour imposer des sanctions plus sévères contre l’Iran à cause
de son programme nucléaire. Des sanctions économiques plus dures vont
évidemment augmenter les difficultés économiques de l’Iran. Cependant, ce
n’est pas l’unique objectif de la nouvelle résolution de
l’ONU. Comme cela avait été le cas pour les préparatifs de guerre contre
l’Irak, les États-Unis vont certainement exploiter la liste grandissante
des résolutions de l’ONU pour donner un mince vernis de légitimité à
toute agression militaire contre l’Iran.
Entre-temps, la participation des États-Unis à la conférence
internationale sur l’Irak est un stratagème qui sert plusieurs objectifs
politiques. Il est destiné à engourdir le sentiment d’inquiétude
grandissant parmi les travailleurs aux États-Unis et internationalement face à
l’imminence de la catastrophe que représente une autre guerre au
Moyen-Orient et à obtenir l’appui du Parti démocrate pour celle-ci. Bien
que la participation américaine à la conférence soit un geste creux, la
Maison-Blanche va sans aucun doute prétendre qu’elle a donné une chance à
la diplomatie. L’ex-congressiste démocrate Lee Hamilton, qui coprésida le
groupe d’étude sur l’Irak, a immédiatement pris cette position,
déclarant que la décision de Rice « était un geste très positif » et
un « changement énorme » dans l’approche de
l’administration Bush au Moyen-Orient.
Au même moment, l’administration Bush a utilisé son
projet de participation à la conférence pour forcer son régime fantoche en Irak
à accepter son plan d’exploitation pétrolier. Comme l’expliquait le
New YorkTimes : « Les représentants irakiens font
pression depuis des mois pour une telle rencontre, mais les représentants de
l’administration Bush ont refusé de participer avant que le gouvernement
irakien s’entende sur des questions intérieures urgentes, dont des
directives sur la distribution nationale des revenus du pétrole et celles sur
l’investissement étranger dans l’immense industrie pétrolière du
pays, a dit un représentant officiel. »
Le chantage américain semble avoir fonctionné. Lundi, le
cabinet irakien s’est finalement mis d'accord après des mois de disputes
acerbes sur le partage des revenus et pour l’adoption d’une loi qui
va définir comment les sociétés internationales, principalement américaines,
pourront commencer l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole. Le
même jour, les plans pour les conférences internationales étaient annoncés et,
le jour suivant, Rice confirmait sa présence. Le ministre irakien des Affaires
étrangères Hoshyar Zebari a décrit la décision de Rice comme étant « très significative. »
Il avait précédemment publiquement souligné le danger de voir l’Irak
entraîné dans une confrontation américaine contre l’Iran.
Pour l’administration Bush, la participation de Rice à
la conférence n’est rien de plus qu’une manœuvre utile qui
peut facilement être renversée. Entre-temps, la principale poussée de la
politique américaine se poursuit : la préparation menaçante d’une
nouvelle aventure militaire contre l’Iran.