Le secrétaire d’Etat adjoint américain, John Negroponte,
a terminé une visite de trois jours au Pakistan, où la loi martiale règne de
fait depuis deux semaines, par une conférence de presse le 18 novembre. Il y a réitéré
le soutien actif de l’administration Bush pour le général Pervez
Musharraf et son régime militaire.
« Nous accordons une grande valeur à notre association
avec le gouvernement pakistanais dirigé par le président Musharraf » a déclaré
Negroponte, le sous-chef du département d’Etat américain.
Dans un étalage de l’hostilité et du mépris de
l’administration Bush pour les droits démocratiques les plus élémentaires
du peuple pakistanais, Negroponte a fait précéder cette approbation d’un éloge
vibrant de la « vision » du dictateur « d’un Pakistan modéré,
prospère et démocratique ».
« Sous sa direction, a affirmé Negroponte, le Pakistan a
accompli de grands progrès sur la voie de cette vision. Au cours de ces dernières
années, le peuple pakistanais a vu les médias se développer et devenir plus
libres, l’économie croître et se développer d’une façon jamais vue
et l’effet modérateur de lois et de programmes scolaires tenant compte
des genres. Le président Musharraf a été, et il continue d’être une voix
forte contre l’extrémisme ».
La semaine dernière, les médias américains et la presse
occidentale dans son ensemble avaient fait grand cas de la visite prévue de
Negroponte à Islamabad, affirmant qu’il allait sermonner Musharraf. Celui-ci
a fait, depuis qu’il a déclaré l’état d’urgence le 3 novembre,
emprisonner des milliers de personnes, purgé l’appareil judiciaire,
suspendu la liberté d’expression, la liberté d’assemblée et la liberté
de mouvement et a donné aux tribunaux militaires le pouvoir de juger des
opposants de son gouvernement.
En réalité, et comme l’a bien illustré la conférence de
presse de Negroponte, sa visite avait pour but de sauver le régime de Musharraf
et avant tout de préserver l’association, vieille de plusieurs décennies,
entre l’impérialisme américain et l’armée pakistanaise.
La décision d’envoyer Negroponte comme émissaire du gouvernement
américain à Islamabad avait, en elle-même, une signification qui n’a pas
dû échapper à Musharraf et à l’armée pakistanaise. Même mesuré à
l’aune de l’administration Bush qui a à son actif deux guerres prédatrices,
des attaques drastiques sur les droits démocratiques du peuple américain et la
défense publique, bien que sous un autre nom, de la torture, Negroponte se
distingue par ses antécédents politiques particulièrement sanglants et
répugnants. En tant qu’ambassadeur des Etats-Unis au Honduras il fournit
les excuses de la répression sauvage menée par le gouvernement du Honduras
contre la gauche, tout en aidant à organiser la guerre des contras contre le
gouvernement sandiniste au Nicaragua. Negroponte fut ambassadeur des Etats-Unis
à l’ONU dans la période qui a précédé l’invasion de l’Irak et
il servit ensuite, de juin 2004 à avril 2005, comme ambassadeur des Etats-Unis
en Irak.
Dans sa conférence de presse, Negroponte a tout juste consacré
deux paragraphes à ce qu’on pourrait faussement interpréter comme une
critique du gouvernement Musharraf. Issu d’un coup d’Etat militaire
en 1999, ce régime a brutalement réprimé toute opposition politique durant huit
ans, organisé diverses élections bidon, et poursuivi une politique néolibérale
qui a augmenté de façon draconienne l’insécurité économique et l’inégalité
sociale.
Des responsables du département d’Etat ont dit que
Negroponte demanderait à Musharraf de lever l’état d’urgence avant
la tenue d’élections législatives et provinciales prévues pour le début
du mois de janvier. Mais le général a refusé, dans de récentes interviews et,
d’après ses collaborateurs, aussi lors de sa rencontre avec Negroponte,
de nommer une date de levée de l’état d’urgence ou d’accepter
de limiter celui-ci dans le temps. Musharraf a insisté au contraire pour dire,
prétextant la menace du terrorisme, que la seule manière de garantir des
« élections libres » était de maintenir un régime anticonstitutionnel
où tout meeting politique et tout rassemblement est interdit et où chacun peut être
arrêté et même accusé de trahison pour avoir critiqué son gouvernement.
Negroponte a concédé bien au début de sa conférence de presse,
que « l’état d’urgence est incompatible avec des élections
libres, justes et crédibles ». Mais il a nuancé cette déclaration par la
suite disant, en réponse à la question d’un journaliste, que si le gouvernement
ne levait pas l’état d’urgence et ne libérait pas les membres des
partis d’opposition « il affaiblirait certainement [sa] capacité
à mener des élections satisfaisantes ».
Negroponte tourne le dos à Bhutto
Juste avant la visite de Negroponte, le régime militaire
pakistanais avait levé l’assignation à résidence frappant la présidente
du PPP (Pakistan People’s Party) Benazir Bhutto, ancienne premier
ministre du Pakistan et celle d'Asma Jahangir, ancien responsable de
l’ONU et dirigeant de la Commission autonome des droits de l’homme
du Pakistan. Le régime avait aussi permis à plusieurs chaînes de télévision privées
de reprendre leurs émissions, mais seulement après qu’elles aient accepté
de se conformer à un code de conduite draconien qui menace ceux jugés trop
critiques envers le gouvernement d’amendes et de peines de prison.
Pour le reste, la répression a continué sans rémission pendant
le weekend, la police dispersant des rassemblements de protestation, chargeant
à la matraque et procédant à des arrestations en masse. Musharraf avait annoncé
la couleur. « Quiconque enfreint la loi du pays retournera en prison ou
bien sera arrêté » avait-t-il dit avant la visite du sous-secrétaire
d’Etat. « Nous ne voulons d’agitation de la part de
personne et nous le dirons à Negroponte… »
Agissant sous la pression d’Islamabad, le gouvernement
de Dubaï a forcé deux chaînes de télévision privées, GEO TV et ARY, qui
diffusaient par câble vers le Pakistan avant l’état d’urgence et
continuaient depuis d’avoir une large audience dans la communauté pakistanaise
expatriée des Etats du Golfe persique, à interrompre leurs émissions.
Negroponte a téléphoné à Bhutto au début de sa visite mais a
refusé selon toute apparence de la rencontrer après qu’elle ait rejeté
son appel à se rallier à Musharraf. Negroponte n’a rencontré aucun autre
leader de l’opposition, une manifestation de plus du soutien de
Washington au gouvernement pakistanais.
Durant les six derniers mois, l’administration Bush avait
investi beaucoup de temps et d’énergie à essayer d’obtenir un
rapprochement entre Bhutto et Musharraf. On espérait que le PPP fournirait une
feuille de vigne démocratique au régime militaire de plus en plus isolé et
impopulaire, en échange d’une part significative de pouvoir politique.
Bhutto pour sa part a essayé de se qualifier publiquement pour
ce rôle, disant clairement que, si elle était au gouvernement, elle serait plus
accommodante encore que l’actuel gouvernement vis-à-vis des vœux de
Washington. Elle permettrait par exemple aux troupes américaines de monter ouvertement
des opérations militaires dans les zones du Pakistan qui bordent
l’Afghanistan.
Après l’imposition de la loi martiale, Bhutto avait louvoyé
face aux déclarations politiques de l’administration Bush et elle avait
maintenu dans les coulisses des contacts avec le gouvernement. Mais la semaine dernière,
après avoir été assignée à résidence à deux reprises et après que le
gouvernement ait arrêté des dizaines de supporters du PPP, Bhutto a été forcée d’annoncer
qu’elle ne pouvait pas faire partie d’un gouvernement dont Musharraf
serait le président et elle a pressé les Etats-Unis de l’aider à
faciliter la « sortie » du général.
La veille de la visite de Negroponte, Bryan Hunt, le consul général
américain à Lahore rencontrait Bhutto, alors assignée à résidence, pour essayer
de la persuader de reprendre les négociations avec Musharraf et l’armée. Selon
Associated Press, elle lui a dit que cela serait « très difficile ».
La crédibilité de Bhutto et le soutien dont elle bénéficie ont fortement
souffert parce qu’elle est prête à négocier avec Musharraf et avec les
Etats-Unis qui ont favorisé plusieurs dictatures militaires successives au Pakistan
et occupé l’Afghanistan et l’Irak.
Musharraf a, de son côté, parlé de Bhutto de façon de plus en
plus de méprisante. Dans une interview donnée vendredi au Washington Post
il a écarté d’autres négociations avec elle et l’a justifié cela en
disant qu’elle recherchait trop « la confrontation ». Il a promis
de réduire à néant le défi qu’elle a porté à son gouvernement. Selon le
journal Dawn il a fait entendre le même message à Negroponte lors de
leur rencontre.
Lors de sa conférence de presse, Negroponte a dit qu’il
avait « encouragé une réconciliation entre les modérés politiques » (parlant
de Musharraf et Bhutto) « comme la voie la plus constructive ». Mais étant
donné qu’il n’a pas rencontré la dirigeante du PPP et qu’il a
fait l’éloge de Musharraf, son appel à « toutes les parties »
de poursuivre « l’engagement et le dialogue et non pas la politique
du pire et la confrontation » était principalement adressé a Bhutto et non
pas au général responsable la loi martiale et de la répression.
Depuis que Musharraf a imposé la loi martiale, les responsables
de l’administration Bush ont affirmé qu’il y avait des limites sérieuses
à leur influence sur Islamabad et que tout ce qu’ils pouvaient faire
était de plaider avec l’armée pakistanaise pour que celle-ci aille vers
la démocratie. De telles affirmations sont ridicules. Si les Etats-Unis voulaient
faire pression sur Islamabad, ils auraient, ainsi que les pays occidentaux, une
vaste panoplie d’instruments à leur disposition qui leur permettrait
d’exercer une pression tant économique que politique sur le gouvernement
pakistanais. L’armée pakistanaise entretient une association de longue
date avec le Pentagone et a empoché la plus grande partie des 10 milliards de
dollars d’aide que Washington a, pour ce qui est connu, donné au Pakistan
durant les six dernières années.
Lorsqu’elle considérait que les intérêts stratégiques
vitaux des Etats Unis étaient en jeu, l’administration n’avait eu
aucun problème à menacer Musharraf et l’armée pakistanaise. Musharraf affirme
dans son autobiographie que le prédécesseur de Negroponte, l’ancien secrétaire
d’Etat adjoint, Richard Armitage, avait dit en septembre 2001 que les
Etats-Unis bombarderaient le Pakistan et le feraient retourner à l’âge de
pierre s’il ne rompait pas ses liens avec le régime des talibans et ne fournissait
pas un soutien logistique à une invasion américaine de l’Afghanistan.
La réalité est que l’administration Bush et l’establishment
américain dans son ensemble sont terrifiés à l’idée qu’une lutte
populaire contre le régime Musharraf puisse entraîner un soulèvement social provoquant
des fissures dans l’armée pakistanaise et échappant au contrôle politique
du PPP et des autres partis bourgeois traditionnels.
Une telle évolution perturberait pour le moins sérieusement la
guerre des Etats-Unis en Afghanistan, près de la moitié du pétrole et la
plupart des autres fournitures utilisées par les forces américaines passant par
le Pakistan ; elle perturberait aussi les préparatifs de guerre de
Washington contre l’Iran.
D’où le fait que l’administration Bush, tout comme
les démocrates, se soient ralliés à Musharraf et à l’armée pakistanaise,
les démocrates rouspétant quelque peu sur la mauvaise gestion des affaires
américaines par l’administration
L’administration Bush explore toutefois momentanément
d’autres options au cas où l’opposition populaire contre Musharraf
augmenterait, c’est-à-dire des moyens de remplacer celui-ci par un autre général,
plus acceptable. Selon certains articles de presse, Negroponte a rencontré par
trois fois lors de sa visite le général Ashfaq Kiyani, l’homme désigné
par Musharraf pour lui succéder comme chef des forces armées. Le Washington
Post, qui a fait état de ces visites, a fait remarquer que « la
rencontre de Negroponte avec Kiyani était un signe que les Etats-Unis cherchent
à faire les yeux doux à d’autres leaders possibles qui soient capables de
maintenir la stabilité du pays et être des associés dans sa lutte contre le
terrorisme, dirent des analystes ».
Quoiqu’il arrive, Washington est résolu à faire obstacle
aux aspirations démocratiques et sociales du peuple pakistanais.