Le gouvernement turc a autorisé son armée à
traverser la frontière et à mener des opérations militaires en Irak. Un comité
de crise dirigé par le président Abdullah Gül a donné la permission à l’armée
le 9 octobre dernier d’intervenir contre le Parti kurde ouvrier (PKK) au nord
de son voisin, l’Irak.
Le bureau du premier ministre Recep Tayyip Ergodan
a déclaré que le gouvernement avait en plus donné l’ordre que « toutes
les mesures légales, économiques et politiques, y compris les opérations
transfrontalières, soient prises dans le but d’éliminer le groupe terroriste
dans les pays voisins ». Le gouvernement présentera une motion à cet
effet au Parlement turc le 15 octobre (NdT : la motion fut déposée le 15
octobre et acceptée le 17 octobre par le Parlement).
Quelques semaines après sa victoire aux
élections parlementaires et que son candidat, Gül, soit devenu président, l’AKP
(le Parti pour la justice et le développement) a cédé devant l’insistance des
généraux qui demandent depuis longtemps la liberté de pouvoir intervenir au
nord de l’Irak. Le chef de l’état-major turc, Yasar Büyükanit, qui était un
participant de la rencontre du groupe de crise, demande de tels pouvoirs depuis
mai.
En donnant le feu vert aux généraux, le
gouvernement islamiste modéré de l’AKP a aussi donné plus de pouvoirs à l’armée
pour intervenir au pays. Au cours des derniers mois, l’armée avait été forcée
d’accepter plusieurs restrictions importantes à ses pouvoirs.
Le premier ministre Erdogan et Gül, qui
était son ministre des Affaires étrangères à l’époque, s’étaient initialement
opposés aux demandes de l’état-major turc de pouvoir agir hors des frontières.
Lorsque les militaires ont tenté d’empêcher l’élection de Gül en menaçant un
putsch, l’AKP a déclenché de nouvelles élections et augmenté significativement
son soutien populaire. Plusieurs électeurs ont soutenu l’AKP parce qu’ils le
considéraient comme un contrepoids démocratique aux ambitions de l’armée. Aujourd’hui,
ces espoirs s’avèrent être complètement illusoires.
En fait, en donnant la permission aux militaires de
pénétrer en Irak, l’AKP s’est pratiquement constitué otage de l’armée. « C’est
une voie très dangereuse, qui peut créer des problèmes sérieux au premier
ministre Tayyip Ergodan », a écrit le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung.
La question de l’ampleur et du moment de
l’intervention de l’armée turque au nord de l’Irak n’est pas encore connue.
Toute opération à grande échelle, toutefois, aura des conséquences importantes
pour l’Irak, la Turquie et tout le
Moyen-Orient. La décision du gouvernement turc signifie des souffrances
supplémentaires pour les réfugiés et habitants du nord de l’Irak ainsi que pour
le peuple kurde en Turquie même. L’importance de l’armée dans la vie politique
turque s’en trouverait renforcée et plongerait directement le pays dans le
carnage sanglant irakien.
La Turquie, qui est membre de l’OTAN, possède la plus
importante armée de la région, mais elle a mené jusqu’à ce jour une politique
étrangère relativement modérée. L’adoption d’un rôle militaire plus actif par
la Turquie exacerbera les rivalités avec les autres puissances régionales pour
le contrôle du Moyen-Orient, qui a été bouleversé par la guerre en Irak.
Les généraux turcs ne souhaitent pas seulement écraser le
PKK, dont on estime le nombre de combattants à 3000, cantonnés dans les
montagnes irakiennes. Ils veulent aussi empêcher l’émergence d’un Etat kurde
indépendant de facto au nord de l’Irak — une possibilité de plus en plus réelle
à la suite du fiasco de l’occupation américaine. Ils craignent qu’un tel Etat
puisse encourager les tendances séparatistes parmi les Kurdes en Turquie et menace
l’intégrité territoriale du pays.
Une invasion turque pourrait mener à une confrontation
directe avec les forces du gouvernement régional du nord irakien de Massoud
Barzani. Voilà quelques mois, Barzani ainsi que d’autres représentants des
kurdes du nord de l’Irak avaient annoncé qu’ils n’hésiteraient pas à faire usage
de leurs troupes pour résister à une incursion turque.
Le gouvernement américain avait durant un certain temps
cherché à dissuader la Turquie d’intervenir en Irak. Les dirigeants kurdes de
l’Irak sont parmi les plus fidèles défenseurs de l’occupation américaine et le
nord de l’Irak était perçu jusqu’à maintenant comme relativement stable. Une
invasion turque, d’un autre côté, pourrait former un nouveau front en Irak.
Les relations entre Ankara et Washington se sont
considérablement refroidies au cours des dernières années. Malgré les
promesses, ni les Etats-Unis ni le gouvernement régional kurde n’ont agi contre
le PKK, alors que les dirigeants kurdes de l’Irak sont incapables, pour des
raisons internes, de recourir à la force pour évincer le PKK. De plus, afin de
déstabiliser le régime à Téhéran, les Etats-Unis soutiennent le Parti pour une
vie libre au Kurdistan (PJAK), une organisation kurde de l’Iran qui
entretiendrait d’étroits liens avec le PKK.
La cause immédiate du changement de direction par le
gouvernement turc fut la plus importante attaque lancée par le PKK au cours des
douze dernières années. Quinze soldats turcs furent tués le week-end dernier
lors d’une attaque déclenchée par le PKK. Une semaine auparavant, 12
villageois, dont plusieurs présumés « protecteurs du village »,
avaient été tués par balle dans un minibus — bien que le PKK ait nié être
responsable de cette attaque.
Les médias et les partis de droite turcs ont réagi à ces
attaques par un déferlement de chauvinisme. Des annonces de décès sont apparues
à la une de certains journaux. Le tabloïde Hürriyet a pris fait et cause
pour une invasion de l’Irak. Des milliers de personnes ont assisté aux
funérailles des soldats décédés, et à Ankara et Trabzon des professeurs et des
étudiants ont organisé des marches silencieuses. Des manifestations ont eu
aussi lieu à Istanbul.
Le ton antiaméricain de cette campagne était très évident. Deniz
Baykal, le dirigeant du CHP (Parti républicain populaire) kémaliste, a accusé
les États-Unis d’utiliser le PKK pour diviser la Turquie. Le dirigeant du parti fasciste MHP (Parti
du mouvement nationaliste), Devlet Bahceli, a demandé la tenue d’un référendum
sur la question de l’invasion du nord de l’Irak.
L’adoption d’une résolution par le Comité des affaires
étrangères de la Chambre des
représentants des Etats-Unis, qualifiant le massacre des Arméniens par la Turquie il y a 92 ans de « génocide » n’a
fait qu’enflammer davantage les antagonismes. La résolution doit maintenant
être soumise au vote de la Chambre des représentants dans son ensemble.
Pour les nationalistes turcs, le massacre des Arméniens est
un sujet tabou. Quiconque utilise le terme génocide doit s’attendre à faire
face à des accusations pouvant mener à la prison, ou même à des menaces de mort.
Dans le but de gêner l’adoption de la résolution, Ankara a
menacé de fermer la base militaire d’Incirlik, qui sert de base de
ravitaillement aux forces d’occupation américaines en Irak. Le président des Etats-Unis,
Georges Bush, la secrétaire d’Etat, Condoleezza Rice et le secrétaire à la Défense, Robert Gates ont tous tenté de bloquer le
passage de la résolution sur l’Arménie afin d’éviter une escalade des tensions
avec Ankara.
A Washington, une politique étrangère de plus en plus
tournée vers la Turquie est vue
par plusieurs comme une occasion pour les Etats-Unis d’avancer ses propres
intérêts dans la région.
Un article dans l’édition de juillet-août de l’influent Foreign
Affairs déclarait qu’« Après des décennies de passivité, la Turquie commence à apparaître comme un
joueur important de la diplomatie au Moyen-Orient. » Si ce pays est « traité de façon correcte… il y a une chance
que Washington et ses alliés occidentaux puissent utiliser la Turquie comme tête de pont au
Moyen-Orient. »
Toutefois, un tel geste est conditionnel, continue
l’article, à ce que l’on considère sérieusement les préoccupations turques sur
le rôle du PKK.
Sur cette question, la politique étrangère américaine est
confrontée à un profond dilemme. Il lui faut choisir entre l’armée turque et
les nationalistes kurdes, dont ils ont absolument besoin en Irak. Si les
Etats-Unis laissent l’armée turque faire à sa guise contre le PKK, la
conséquence sera inévitablement la déstabilisation du nord de l’Irak. Quant à
l’armée turque, elle s’oppose fermement à toute concession aux nationalistes
kurdes en Irak.
Peu importe les conflits entre les militaires et le
gouvernement, Ankara défend de plus en plus nettement ses intérêts qui sont
opposés à ceux de Washington. Le gouvernement turc est d’accord avec Washington
qu’il faut s’opposer au programme nucléaire iranien, mais il cherche la
collaboration de Téhéran et de la Syrie pour résoudre son problème de longue
date avec les Kurdes. Tant l’Iran que la Syrie ont en leur sein une importante
minorité kurde et craignent les conséquences du développement du mouvement
séparatiste.
La collaboration économique entre la Turquie et l’Iran se développe de plus en plus.
Contre la volonté des Etats-Unis, le gouvernement turc cherche à inclure l’Iran
et ses réserves de gaz naturel dans un projet d’envergure — le gazoduc Nabucco,
en planification présentement, qui reliera la Turquie à l’Europe en passant par les Balkans.