Le 1er août, les salariés d’AvtoVAZ,
le plus grand producteur automobile de Russie depuis l’époque soviétique,
ont fait une grève d’avertissement pour attirer l’attention sur
l’agitation sociale et politique grandissante qui règne parmi les
travailleurs en Russie.
Pendant plusieurs heures le jour de la grève,
des voitures incomplètes sont sorties des chaînes de montage et une assemblée massive
s’est tenue devant la principale entrée de l’usine. Selon divers comptes
rendus, entre 400 et 2000 personnes ont pris part à la réunion.
La revendication majeure des travailleurs
d’AvtoVAZ était que leur salaire mensuel passe à 25 000 roubles. Selon
des statistiques officielles, l’actuel salaire d’environ 7000
roubles correspond à peu près à la moitié de la moyenne de celui payé dans la
branche et dans l’industrie en général en Russie.
Selon Piotr Zolotarev, président du syndicat Edinstvo
(« Unité »), qui a parlé au nom des grévistes, des unités
supplémentaires de policiers avaient été affectées ce jour-là à l’usine.
Les représentants de l’administration de l’usine ont tenté de
forcer les travailleurs à reprendre le travail en leur assurant qu’il
n’y aurait pas de victimisation.
Le lendemain, l’administration a annoncé
qu’il n’y avait pas eu de grève et que 150 hommes avaient violé la
discipline du travail en refusant de travailler. Aussitôt, les dirigeants de AvtoVAZ
ont distribué de façon officielle des blâmes à 170 travailleurs qu’ils
ont accusés de violer le Code du travail et de refuser de travailler. Deux
d’entre eux ont été licenciés.
Bien que les grévistes n’aient pas
réussi à arrêter la principale chaîne de montage de l’usine ou à obtenir
une quelconque amélioration de leur situation, leur protestation a constitué un
important événement politique et a attiré l’attention des médias. La
veille même de la grève, la majorité des journaux russes avait publié des
articles sur l’action de grève imminente et ont ensuite continué à donner
suite à l’affaire. Le nom des principaux organisateurs de la grève sont connus
de par le pays.
AvtoVAZ
à l’époque soviétique et post-soviétique
AvtoVAZ est l’un des symboles de
l’industrie russe pour être le plus grand constructeur automobile du
pays. L’usine fut construite à la fin des années 1960 à Togliatti, ville
située sur les rives de la Volga, comptant plus de 700 000 habitants et
nommée d’après l’un des dirigeants du Parti communiste italien. Elle
était destinée à la production de la Zhiguli (Lada) suivant le concept technologique
de la Fiat italienne. AvtoVAZ était la figure de proue de l’industrie
automobile soviétique. Jusqu’au début des années 1990, l’usine
produisait 2000 voitures par jour.
Aujourd’hui encore, et en dépit du déclin
de l’ancienne industrie soviétique et des difficultés croissantes que
connaissent les entreprises en raison de leur technique de base plutôt dépassée
et de la concurrence des producteurs mondiaux, l’usine emploie quelque
100 000 personnes. Chaque jour, environ 700 voitures quittent sa chaîne de
montage.
Vladimir Kadannikov, directeur d’AvtoVAZ
depuis de nombreuses années et qui a quitté son poste il y a deux ans, était un
patron typique de l’industrie soviétique. Passé directeur adjoint de son
service en 1967, il a rapidement grimpé les échelons dans la hiérarchie de
l’entreprise pour accéder au plus haut niveau. Durant les années
Gorbatchev de la « perestroïka », Kadannikov était considéré comme un
des directeurs à la mentalité la plus « contemporaine » et qui
soutenait les réformes de marché ; en tant que tel, il fut nommé, en 1996,
vice-premier ministre du gouvernement russe par Boris Eltsine, poste
qu’il occupa durant quelques mois.
Durant la période post-soviétique, AvtoVAZ
conserva son statut de symbole mais sous une forme quelque peu différente, c’est-à-dire
comme exemple du pillage impitoyable des anciens biens publics par une nouvelle
couche d’hommes d’affaires (« businessmen ») insatiables.
L’usine devint une sinécure pour « l’oligarque déchu » Boris
Berezovsky, qui vit désormais à Londres et qui avait posé les fondations de sa
fortune qui se compte en multi milliards de dollars en s’appropriant les
bénéfices de l’usine.
Au début des années 1990, Berezovsky avait
fondé la firme LogoVAZ qui avait obtenu les droits exclusifs pour la vente de
la Zhiguli. Parmi les principaux actionnaires de LogoVAZ se trouvaient les cadres
de l’usine, y compris Kadannikov. Au moyen d’un système de ventes
fictives et de contournement des impôts, des sommes considérables furent
détournées de l’usine à un moment où on ne se préoccupait plus du tout de
la production et où les travailleurs n’étaient pas payés pendant de
longues périodes.
Dans son livre sur Berezovsky, le journaliste
américain Pavel Khlebnikov (assassiné en été 2004 à Moscou) avait écrit que vers
1995, « l’usine ne pouvait plus ni payer ses impôts, ni ses factures
d’électricité, ni verser les salaires des ouvriers. La seule raison pour
laquelle le gouvernement Eltsine n’a pas déclaré l’usine en
faillite est qu’il aurait fallu admettre à l’époque que la plus
grande entreprise de Russie était insolvable. » (The
Kremlin Godfather, Boris Berezovsky, or the History of the Plundering in
Russia, Moscow, 2001, p. 95 [édition russe] (Parrain du Kremlin, Boris
Berezovski et le pillage de la Russie))
Après avoir été l’un des plus importants
éléments de l’empire de l’un des oligarques russes, il se trouva qu’AvtoVAZ
n’en était pas à son dernier rôle. Pris en compte dans les projets du
président Vladimir Poutine d’établir le contrôle du gouvernement sur les
principales ressources naturelles et les entreprises industrielles de Russie, AvtoVAZ
finit par faire partie des projets de Rosoboroneksport [groupe russe
d’exportation d’armes] qui l’absorba à la fin de
l’année 2005.
Rosoboroneksport, une organisation semi-secrète
aux branches multiples, est aussi le principal exportateur d’armes russes
sur le marché mondial ; elle s’efforce en même temps d’étendre
son rôle à l’ensemble de l’économie russe. En 2006, le revenu de Rosoboroneksport
tiré de la vente de technologie militaire s’élevait à 5,6 milliards de
dollars et atteint les 2 milliards à la fin des six premiers mois de cette
année.
Parmi les sociétés qui forment ce groupe,
présidé par Sergei Chemezov, un ami personnel du président Poutine, on compte les
usines Motovilikhinskie de Perm (qui fabriquent les systèmes d’artillerie
Smerch et Grad pour l’équipement de l’industrie pétrolière) et quasiment
l’ensemble des usines qui produisent les hélicoptères russes.
Au moment de son rachat par Rosoboroneksport,
les bénéfices annuels d’AvtoVAZ s’élevaient à 4,6 milliards de
roubles. L’intégration d’AvtoVaz dans l’entreprise publique a
entraîné au cours de l’année dernière un quadruplement du capital de
l’usine (s’élevant à près de 3 milliards de dollars). Les nouveaux
patrons de l’usine ont annoncé des projets de grande envergure en
collaboration avec d’importants producteurs automobiles mondiaux, Magna
au Canada, Renault en France et Fiat en Italie.
Il est évident qu’une grève dans une telle
usine, même si on ne tient pas compte de son ampleur et des résultats
immédiats, est susceptible de servir d’exemple à imiter dans
n’importe quelle autre entreprise du pays. De plus, elle touche aux
intérêts les plus sensibles de la nouvelle élite dirigeante russe. Dans un sens
objectif, les protestations des travailleurs d’AvtoVAZ sont un défi
politique lancé à l’encontre des clans bureaucratiques d’oligarques
qui dirigent le Kremlin et que préside le président Poutine.
Vladimi Artyakov, président du Groupe AvtoVAZ,
est l’un des dirigeants régionaux du parti pro-Kremlin « Russie Unie »
et député de la Douma de la province de Samara. Il avait fait campagne avec le
slogan de faire passer les salaires à 25 000 roubles. Après avoir fait de
ce slogan leur revendication majeure, les grévistes d’AvtoVAZ ont révélé
au grand jour que la rhétorique du principal parti russe au pouvoir était pure
démagogie.
Attaques
contre les grévistes
Ces circonstances expliquent l’intérêt
considérable des événements survenus à AvtoVAZ et les efforts impitoyables que
font les autorités locales et l’administration de l’usine pour
mettre un terme à la grève et punir les participants.
Avant même qu’elle ne soit déclenchée,
la grève avait été condamnée par le syndicat officiel de l’usine et qui
fait partie de la FNPR, la fédération des syndicats indépendants de Russie
(organisation établie sur la base des anciens syndicats officiels de la
bureaucratie soviétique.)
Anton Vechkunin, militant du syndicat
indépendant Unité avait été arrêté par la police en pleine rue cinq jours avant
la grève et retenu en prison pendant trois jours dans un centre de détention
préventive de la ville. Un autre travailleur de l’usine, Aleksandr Dziuban
qui est le président du comité d’entreprise de l’atelier de montage
de l’usine avait été interpellé sans explication la veille de la grève à
l’entrée de l’usine. Il avait sur lui quelques 200 tracts syndicaux.
En lien avec la grève, Pavel Kaledin,
journaliste de Kommersant, journal national influent, fut également
puni. Sous les pressions de l’administration d’AvtoVAZ, les
représentants régionaux de la société de médias à laquelle Kommersant
appartient, ont accusé le journaliste d’avoir couvert de façon
tendancieuse les événements qui se sont passés à l’usine et ont exigé son
licenciement.
De plus, quelques jours avant la grève, 5000 exemplaires
du journal Démocratie ouvrière avaient été confisqués à Moscou. Cette
édition contenait des articles sur la situation qui règne dans l’usine et
sur la grève qui se préparait ; cette édition avait spécialement été
publiée pour être expédiée à Togliatti. Démocratie ouvrière est publié
par le parti centriste RRP (Parti révolutionnaire des travailleurs) qui se dit
trotskyste. Le ministère des Affaires intérieures de Moscou pour le transport
ferroviaire a annoncé qu’il avait confisqué le journal parce qu’il soupçonnait
les articles de prôner des vues extrémistes.
Les autorités ont profité de l’incident
pour tester les récents changements de la loi leur permettant de classer comme
« appel public à entreprendre une activité extrémiste» quasiment toute
expression d’insatisfaction, écrite ou orale.
La couverture médiatique de la grève a revêtu
un caractère double. Une partie des médias de gauche a décrit les événements en
termes relativement objectifs. Les médias pro Kremlin ont attaqué les grévistes
avec férocité et, comme on pouvait s’y attendre, les ont accusé
d’être trop gourmands et paresseux.
Le journaliste d’Isvestia, Boris Klin,
a écrit dans son article du 2 août : « Nombreux sont ceux qui ne
veulent "absolument pas bosser mais s’en mettre plein les poches".
Un tel rêve ne peut pas se réaliser même s’il est obtenu par des moyens
politiques. De plus, de telles tentatives devraient aboutir justement au
contraire de ce qu’elles visent. »
Jouant cyniquement sur le fait que la qualité
de la Zhiguli est en dessous des normes mondiales, l’auteur
continue : « Au contraire, tout ce qui a été gagné par les militants
de Togliatti devrait être confisqué et leur salaire devrait être réduit au strict
minimum. Il faut leur faire comprendre que leur salaire devrait augmenter non
pas parce qu’ils ont envie de tartiner du caviar noir sur du pain blanc,
mais uniquement pour une seule raison : que les voitures qui sont
produites par l’usine soient de vraies voitures et non pas un "assemblage
de boulons". »
Cela vaut la peine de remarquer que Boris Klin
écrit dans Isvestia en tant que fervent défenseur de l’Eglise
orthodoxe russe. Il lutte pour accroître son autorité politique dans la
société, il soutient l’idée d’un enseignement religieux à
l’école sur les fondations de la culture orthodoxe, il affirme que les
lois gouvernementales ne sont rien moins que l’expression de préceptes
divins venus d’en haut et que l’on trouve dans la bible.
Son exemple est une illustration de plus de ce
que les justifications pour l’oppression sociale vont inévitablement de
pair avec les théories les plus réactionnaires et l’obscurantisme
religieux.
Une autre ligne d’attaque contre les
grévistes d’AvtoVAZ a consisté à dire qu’ils n’avaient pas
agi indépendamment mais sous le contrôle et avec le soutien financier de forces
politiques intéressées.
Un représentant du gouverneur de Samara, Konstantin
Titov, a déclaré que des partisans du parti « Russie juste », encore
un parti pro-Poutine, étaient responsables de cette éruption soudaine
d’activité sociale parmi les travailleurs. « Russie juste » est
dirigé par un ami du président Poutine et porte-parole du Conseil de la
Fédération, Sergei Mironov. Le porte-parole du gouverneur de Samara a suggéré, étant
donné que pratiquement tous les cadres de la direction d’AvtoVAZ sont membres
de « Russie unie », que le conflit social de l’usine aurait été
l’idée de leurs adversaires politiques provenant d’un clan pro-Kremlin
concurrent et qui cherchaient à l’exploiter en période pré-électorale.
Les organisateurs de la grève ont nié à
maintes reprises de telles suspicions en insistant sur le fait que
l’action était l’expression de protestations spontanées des
travailleurs, soutenues par le syndicat Unité.
La raison de telles spéculations dans les
médias est évidente. Il s’agit de convaincre l’opinion publique
qu’il ne peut y avoir d’expression indépendante de la classe
ouvrière et qu’aucune alternative politique à la crise sociale n’existe
en dehors de celles proposées par les différents partis de
l’establishment dirigeant.
La grève des travailleurs d’AvtoVAZ
n’est pas un phénomène isolé. Elle s’est produite dans une
situation où une vague grandissante de grèves et de protestations, qui avait
démarré à l’automne dernier en Russie, s’étend toujours plus et
atteint de nouvelles régions et zones du pays. En font également partie les
protestations d’octobre dernier des ouvriers du pétrole de la région
autonome de Khanty-Mansiisk, la grève en février de cette année à l’usine
Ford russe à Vsevolozhsk, près de Saint-Pétersbourg, les protestations en avril
des travailleurs de la brasserie Heineken de Saint-Pétersbourg et celle des
travailleurs des usines de Mikhailovcement dans la région de Riazan ainsi que bien
d’autres actions.
Ces grèves montrent que la période d’apathie
et de confusion, qui a perduré 15 ans après la chute de l’Union
soviétique, arrive à son terme. Les réalités de la Russie capitaliste ont apporté
la dévastation, la pauvreté, l’illégalité, la guerre et la maladie. La
classe ouvrière de Russie commence à se rendre compte que, dans le cadre de la
situation existante, elle est une source de main-d’œuvre bon marché
et un « électorat » manipulé qui doit voter tous les quatre ans de façon
soumise pour un ou plusieurs favoris de l’oligarchie et de la
bureaucratie de l’Etat.
Une inégalité sociale grandissante et
l’accroissement de la « chaîne de commandement » autoritaire
créent les conditions pour de nouvelles actions de protestation sociales. Les grèves
des mineurs de 1989-1990 n’ont pas été oubliées ; elles ont montré combien
la classe ouvrière peut être puissante lorsqu’elle se met en mouvement.
Le cours des événements soulève avec une
nouvelle intensité les questions de perspectives politiques. Ce qui a malheureusement
fait défaut chez les mineurs et d’autres sections de la classe ouvrière
soviétique dans les années de la « perestroïka » c’était une
compréhension claire de l’origine de leurs acquis sociaux passés, des
fondations de la révolution d’octobre 1917 et, donc par là même de la
manière dont on pouvait défendre les acquis sociaux qui découlent de cette
révolution.
La grande expérience de la Révolution d’octobre
1917, une fois de plus confirmée en négatif par l’expérience amère faite ces
dernières vingt années, montre qu’il est impossible de résoudre une seule
des questions fondamentales d’intérêt social et économique de la classe
ouvrière (a) sans la construction d’un parti du prolétariat qui soit indépendant
et (b) sans un programme révolutionnaire international.
Il est important de comprendre que la
continuité politique qui lie notre époque à l’époque de trois révolutions
russes passe par la lutte menée par Léon Trotsky et l’Opposition de gauche
contre la dégénérescence stalinienne du Parti bolchevique et de l’Etat
soviétique dans les années 1920-30 et par la création de la Quatrième
Internationale en 1938.
La lutte pour faire entrer cette compréhension
dans la conscience de la classe ouvrière russe et pour l’assimilation des
principales leçons des luttes internationales du prolétariat au vingtième
siècle représente la tâche sur laquelle les travailleurs, les étudiants et les
représentants de l’intelligentsia les plus conscients de Russie doivent concentrer
leur force.