La Grande-Bretagne a complété le retrait de ses 550 soldats
du palais de Bassora et a annoncé que la région de Bassora elle-même passerait sous
contrôle irakien « cet automne ». Bassora est la dernière des cinq
provinces au sud de l’Irak à passer sous contrôle irakien. La Grande-Bretagne
n’y a plus que 5000 soldats, basés à l’aéroport de Bassora.
Les divergences d’opinions entre la Grande-Bretagne et les
Etats-Unis sur la question irakienne ont été bien montrées lundi dernier par
une visite surprise en Irak par le président américain, George W. Bush. Il y a
tenu un « conseil de guerre » avec de hauts représentants du
Pentagone et de la Maison-Blanche ainsi qu’avec l’ambassadeur américain Ryan Crocker
et le général David Petraeus, le commandant en chef en Irak, qui doit présenter
son rapport sur les renforts américains au Congrès la semaine prochaine.
On s’attend généralement que Petraeus soumettra un verdict
positif. Dans une entrevue qu’il accordait à l’Australian le 30 août, Petraeus
a déclaré que l’envoi de 20 000 soldats supplémentaires en Irak a réussi à
affaiblir les milices et à réduire les décès pour cause d’appartenance religieuse
et ethnique de 75 pour cent par rapport à l’année précédente. Les tentatives de
décrire la dégradation de la situation en Irak sous un jour aussi positif
signifient que le retrait de Bassora par la Grande-Bretagne, où elle a dans les
faits perdu tout contrôle de la situation, est encore plus dommageable pour
Bush.
Le premier ministre Gordon Brown a défendu le retrait du
palais de Bassora, insistant sur le fait que les troupes britanniques étaient
prêtes à y « intervenir de nouveau » si besoin était. Mais l’Armée du
Mahdi de l’iman radical Moqtada al-Sadr a déclaré avoir vaincu les Britanniques
et les habitants de la région interviewés par la presse étaient d’accord avec
lui.
Les tensions entre l’administration Bush et le gouvernement
Brown se sont progressivement détériorées, au milieu de spéculation des deux
côtés de l’Atlantique que le retrait du reste des troupes britanniques aura
lieu plus tôt que tard.
L’armée, des sections de la presse et de l’establishment
politique font pression sur Brown pour qu’il annonce un échéancier pour le retrait
de l’Irak et pour le redéploiement des troupes britanniques en Afghanistan. Ce
dernier a rejeté ces demandes dans une réponse qu’il a fait parvenir par écrit
au dirigeant des libéraux démocrates, Menzies Campbell, réitérant la promesse
qu’il avait faite à Bush que la Grande-Bretagne avait toujours des
responsabilités envers l’Irak. Cette réponse a provoqué la colère ceux qui voyaient
son arrivée au pouvoir comme une occasion pour sortir la Grande-Bretagne du
bourbier irakien et pour établir une certaine indépendance face à Washington.
Elle pourrait avoir un impact important, particulièrement si Brown envisageait
une élection générale surprise cet automne.
Aux Etats-Unis, la possibilité du retrait a provoqué une
série de critiques hostiles de la part d’importantes personnalités militaires
et de conseillers politiques envers l’armée britannique pour avoir perdu le
contrôle de Bassora, y compris deux architectes de la politique américaine du
renfort, les généraux Jack Keane et Frederick Kagan. Ces déclarations très
critiques ont été mal accueillies en Grande-Bretagne, surtout au sein des
forces armées.
Pour tentant d’atténuer la tension, le ministre britannique
de la Défense, Des Browne et le ministre britannique des Affaires étrangères,
David Miliband, ont entrepris la mesure exceptionnelle d’écrire au Washington
Post pour « rectifier les faits » après des semaines de
« critiques déplacées ».
Les deux ont insisté sur le fait que la Grande-Bretagne
était « en bonne voie de redonner son entière souveraineté au peuple
irakien, comme il était prévu ». Les forces britanniques ont entraîné une
division irakienne de 13 000 hommes qui est de plus en plus compétente,
ont-ils affirmé. Il n’y a pas d’insurrection anti-gouvernementale et peu de
signes de la présence d’al-Qaïda au sud de l’Irak, mais plutôt « une
intense concurrence politique qui existe depuis longtemps entre divers
mouvements d’obédience chiite et qui prend trop souvent des formes violentes.
Tout ce que je veux dire, c’est qu’en Irak comme en Afghanistan, nous avons
encore beaucoup de pain sur la planche. Reconnaître qu’il nous reste des
défis à relever n’est pas accepter que notre mission au sud de l’Irak est un
échec. »
Le jour suivant, le 1er septembre, Bush exprima clairement,
lors d’une entrevue avec « Sky News », l’opposition des Etats-Unis
face à la position britannique, insistant que « Nous avons besoin de
tous nos partenaires de la coalition. Je comprends que tous doivent s’occuper
de politique interne. Je dis seulement que, dans le cas de l’Irak ou de
l’Afghanistan, nous avons plus de travail à faire. »
Les troupes occidentales, a-t-il affirmé, ne devraient
penser à se retirer que lorsqu’elles auront accompli le « dur
boulot » de vaincre al-Qaïda et les insurgés soutenus par l’Iran.
Lorsqu’on lui posa la question, Bush nia que ces paroles se
voulaient une critique de la Grande-Bretagne, déclarant que la passation des
pouvoirs aux forces irakiennes était « correcte ». « Lorsqu’on
dit retrait des troupes, cela pourrait faire croire que tous leurs soldats
retournent au pays, mais ce n’est pas ce qui va arriver..., ils vont maintenir
une présence là-bas pour aider le gouvernement irakien à réussir », a-t-il
déclaré.
Tous ces efforts pour minimiser l’ampleur des désaccords
entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne furent sabotés par les commentaires
incendiaires du général sir Mike Jackson dans le Daily Telegraph. Jackson
a pris sa retraite l’an dernier du poste de chef d’état-major de l’armée
britannique et son autobiographie « Soldier » (Soldat) est publiée
dans le Telegraph. Le 1er septembre, lors d’une entrevue avec le
journal, il déclara que l’approche de l’ancien secrétaire américain à la
Défense Donald Rumsfeld était une « banqueroute intellectuelle »,
ajoutant que Rumsfeld est « l’un de ceux à qui l’on doit la situation
actuelle en Irak ».
Le recours de Rumsfeld à l’action militaire et son
insistance que les forces américaines « ne construisent pas de
nation » étaient « absurdes », a affirmé Jackson. De plus, la
décision du Pentagone de démanteler l’armée irakienne après le renversement de
Saddam était l’expression « d’une vision à très court terme ».
Jackson et d’autres officiers britanniques importants ont soutenu l’idée que
« Nous aurions dû maintenir les services de sécurité en état et les placer
sous le contrôle de la coalition. »
En donnant le contrôle au Pentagone, a affirmé Jackson,
Bush jeta à la poubelle « tous les plans menés par le département
d’Etat » durant la période d’après-guerre.
Par des paroles lourdes de sens, Jackson s’opposa à la
critique américaine de la performance britannique à Bassora : « Je ne
crois pas du tout que ce soit une juste évaluation... Ce qui s’est produit au
sud, comme à travers le reste de l’Irak, est la passation aux Irakiens de la
responsabilité première de la sécurité au moment où les autorités irakiennes et
la coalition sont satisfaites de leur entraînement et de leur
développement. »
Dans son autobiographie, Jackson a aussi déclaré que
Rumsfeld n’avait pas déployé assez de troupes pour maintenir la loi et l’ordre
en Irak et qu’il avait rejeté les plans pour administrer l’Irak établis par le
département d’Etat américain. Une force combinée de 400 000 hommes
auraient été nécessaire pour contrôler un pays de cette superficie, a-t-il
déclaré, mais même avec la récente augmentation des troupes américaines, la
coalition compte à peine la moitié de ce nombre.
Mettant Brown une fois de plus dans l’embarras, Jackson a
écrit que lui et d’autres militaires savaient que les affirmations à propos des
armes de destruction massive de l’Irak étaient fausses, surtout celles
soutenant que l’Irak pouvait déclencher une attaque sur la Grande-Bretagne en
moins de 45 minutes : « Nous savions tous qu’il était impossible pour
l’Irak de menacer le territoire du Royaume-Uni. Les missiles Scud de Saddam
pouvaient à peine atteindre nos bases à Chypre. »
Brown refusa de commenter les remarques de Jackson, tandis
que le ministère de la Défense déclara qu’il était citoyen privé « ayant
le droit d’exprimer son opinion sur son ancien travail ». Le département
de la Défense des Etats-Unis adopta une approche similaire, affirmant que les
« points de vue divergents » étaient la « marque des sociétés
ouvertes et démocratiques » et « faisaient partie de la culture et de
la philosophie militaires ». Le général Keane déclara qu’il n’allait pas
« s’embarquer dans une lutte avec des généraux à la retraite ou d’autres
gymnastiques verbales ».
D’autres n’ont pas eu ces réserves. Dans une entrevue avec
le Sunday Mirror, le major général Mike Cross, un officier britannique
haut gradé impliqué dans la planification d’après-guerre en Irak qui a pris sa
retraite plus tôt cette année a déclaré qu’il appuyait tout ce que Jackson
avait dit. Il était évident avant l’invasion de 2003, a-t-il affirmé, que
« les Etats-Unis s’étaient déjà convaincus que l’Irak allait devenir une
démocratie stable assez rapidement. Quiconque tentait de mettre en doute cette
conception était tout simplement écarté. »
Cross a signalé à Rumsfeld qu’il était très préoccupé par la
possibilité de voir le pays tomber dans le chaos. Rumsfeld a « ignoré »
et « rejeté » ses craintes. « J’ai également soulevé mes
préoccupations quant au nombre de soldats nécessaires pour assurer la sécurité
et la reconstruction. Il n’a rien voulu entendre de ce que je disais. »
« Il n’y a aucun doute avec le recul que le plan
d’après-guerre des Etats-Unis était voué à l’échec », a dit Cross.
Le dirigeant libéral démocrate, Menzies Campbell, a dit que
les commentaires de Jackson ont confirmé son point de vue selon lequel les
troupes britanniques devraient quitter l’Irak le plus rapidement possible.
« Il n’y avait aucun plan pour ce qui devait arriver après une victoire.
Le personnel militaire britannique paie de sa vie pour cette absence de
vision », a-t-il dit. Jackson était « un homme bien connu pour dire
ce qu’il pensait et pour ne pas avoir peur de froisser les Américains. »
Encore plus significatif est le fait que les conservateurs ont
décidé de se solidariser avec la position de Jackson. Comme lui, ils sont
opposés au retrait des troupes d’Irak ou de l’Afghanistan, mais accueillent
favorablement le fait qu’il blâme les États-Unis pour l’échec des alliés en
Irak — particulièrement par le fait que cela leur permettra de mobiliser leur
propre base électorale avec un ticket patriotique, tout en embarrassant les
travaillistes.
Le secrétaire d’État du cabinet fantôme William Hague a dit au
Sky News Sunday que les critiques dirigées contre la politique
américaine en Irak par les généraux britanniques à la retraite donne plus de
poids à la demande pour la tenue d’une enquête complète sur la guerre et ces
conséquences. « Nous croyons que beaucoup d’erreurs ont été commises,
a-t-il dit. Je pense que plusieurs des conclusions [américaines] étaient
erronées. Ils ont clairement sous-estimé le nombre de troupes requis pour
construire une force d’occupation efficace. »
L’ancien ministre conservateur des Affaires étrangères et de
la Défense, Sir Malcolm Rifkind, était encore plus direct lorsqu’il s’est
adressé à la BBC : « Je pense que l’une des critiques les plus
fondamentales n’est pas seulement que Rumsfeld était incompétent — et il était
incompétent—, mais qu’en fait c’est son patron, George Bush, qui a dans les
faits pris l’extraordinaire décision de placer sous le contrôle du Pentagone et
de Rumsfeld la reconstruction politique de la nation après la fin de la
guerre. »
Un rapport publié dans le Sunday Times était également
hautement dommageable pour les relations entre la Grande-Bretagne et les
Etats-Unis.
Citant un « fonctionnaire officiel » que Bassora
pourrait être restitué aux forces irakiennes dès octobre, il a ajoutait,
« l’irritation croissante à Washington ne va qu’augmenter avec les
affirmations que les Britanniques auraient concluent une entente avec la milice
chiite pour faciliter leur retrait de Bassora. L’avocat d’un britannique détenu
sans procès à Bassora a divulgué l’existence d’un certain nombre de rencontres
secrètes dans lesquelles les Britanniques ont accepté de relâcher graduellement
des militants, incluant des tueurs connus. Le ministre de la Défense a nié ces
allégations, mais une source senior du ministère de la Défense a dit que les
discussions secrètes avec l’aide des forces spéciales de la police irakienne se
« déroulent depuis des semaines » afin d’assurer un retrait
sécuritaire du palais de Bassora. »
Le rapport jetait également un peu de lumière sur quel
compromis acceptable Brown tente de négocier avec l’administration Bush. Sa
promesse faite à Bush de continuer à superviser le progrès des troupes
irakiennes va, affirme le Times, « nécessiter près de 2500 soldats,incluant une force de réaction rapide de 1500 hommes pour intervenir si les
autorités irakiennes en matière de sécurité ne peuvent plus contrôler la
situation…, la Grande-Bretagne discutait avec le gouvernement du Koweït pour "déplacer
certaines des fonctions actuellement menées à Bassora vers l’aéroport du Koweït" ».
Un tel geste nécessiterait que les États-Unis assument
directement la responsabilité militaire sur ce qui est le plus important centre
pétrolier irakien.