Une semaine seulement après la démission de l’homme
fort militaire et président Pervez Moucharraf, la coalition gouvernementale du
Pakistan est au bord de l’éclatement. La Ligue musulmane du Pakistan-Nawaz
(PML-N) de l’ancien premier ministre Nawaz Sharif menace de quitter
l’alliance dès aujourd’hui à moins que le gouvernement ne réintègre
les 57 juges renvoyés par Moucharraf l’an dernier.
Cependant, le Parti du peuple pakistanais (PPP), le groupe
ayant le plus de représentants dans la coalition, n’a pas indiqué
qu’il allait accéder aux demandes du PML-N, qui exige de plus une
diminution des pouvoirs présidentiels et un délai d’un mois afin de
choisir un nouveau président. Vendredi, le PPP a annoncé que Asif Al Zardari,
le mari de l’ancienne dirigeante du PPP qui fut assassinée, Benazir
Bhutto, serait le candidat à la présidence du parti. L’assemblée
nationale et quatre assemblées provinciales doivent être tenues le 6 septembre
pour sélectionner le prochain président.
La coalition fut formée en mars après que le parti de Moucharraf,
la Ligue musulmane du Pakistan-Quaid (PML-Q), eut subi une humiliante défaite
aux mains du PPP et du PML-N lors des élections nationales en février. Dans
l’entente, Zardari avait promis de réintégrer les juges avant 30 jours,
mais il a continuellement repoussé cette action, de même que pour la
destitution du président Moucharraf. Le gouvernement n’a entrepris les
procédures de destitution qu’au début du mois d’août lorsque Sharif
a menacé de quitter la coalition. Le PML-N s’était déjà retiré du cabinet
en mai.
Depuis la démission de Moucharraf lundi dernier,
l’animosité entre le PPP et le PML-N est devenue de plus en plus
prononcée. Sharif a accusé Zardari d’avoir annulé l’entente visant
à réintégrer les juges pas plus de 24 heures après la démission de Moucharraf.
Une rencontre des deux partis mercredi dernier s’est soldée sans
qu’aucune résolution ne soit établie. Pour la réintégration des juges,
Sharif avait posé la date limite de vendredi mais s’est ensuite ravisé
pour le lundi suivant.
Moucharraf avait expulsé les juges, dont le juge en chef Iftikhar
Mohammed Chaudhry, en novembre dernier après que ces derniers eurent refusé de
cautionner l’imposition, de facto, de la loi martiale. Après avoir été
suspendu plus tôt l’an dernier, Chaudhry est devenu le centre
d’intérêt des manifestations des avocats du pays et de leurs partisans,
ces derniers exigeant sa réintégration et l’établissement de droits démocratiques
fondamentaux et de la loi.
Comme l’ont noté de nombreux commentateurs, Zardari
pourrait bien s’inquiéter que Chaudhry ressuscite les accusations de
corruption contre lui. Moucharraf avait accordé l’immunité juridique à Zardari
et sa femme Benazir Bhutto à leur retour au Pakistan l’an dernier. Cela
faisait partie d’un accord établi secrètement avec l’aide de
l’administration Bush afin de permettre des élections et l’arrivée
au pouvoir d’un gouvernement dirigé par le PPP prêt à travailler avec le
très impopulaire président Moucharraf.
Zardari a sans aucun doute été impliqué dans diverses
affaires de corruption. Durant le mandat de sa femme en tant que première
ministre, il était connu sous le nom de « M. 10 pour cent », exigeant
des pots-de-vin de contrats gouvernementaux et de compagnies étrangères. Des
enquêteurs pakistanais ont avancé que Zardari avait amassé plus de 100
millions $ dans des comptes de banque et des propriétés à
l’étranger.
Toutefois, Zardari est loin d’être le seul personnage
politique pakistanais important à avoir été impliqué dans la corruption. Avant
son expulsion lors du coup d’Etat militaire de Moucharraf en 1999, Sharif
et son gouvernement furent fortement accusés de corruption et de malhonnêteté. Les
atermoiements de Zardari face à Chaudhry reflètent nécessairement de plus
profondes inquiétudes sur la réintégration d’un juge en chef qui a fait
preuve d’un minimum d’indépendance dans un pays où le juridique est
reconnu pour sa soumission au gouvernement en place.
Le gouvernement dirigé par le PPP subit d’importantes
pressions de la part de Washington et de l’armée pakistanaise afin
qu’il accorde une certaine forme d’amnistie à Moucharraf. Le PML-N
a cependant indiqué qu’il souhaitait voir Moucharraf répondre de ses
crimes et violations constitutionnelles. Rien ne garantit que Chaudhry va
accepter n’importe quelle entente avec Moucharraf, ce qui constitue un
problème pour les relations du gouvernement avec les Etats-Unis et
l’état-major militaire.
Plus important encore, le fait que les juges n’aient
pas encore été réintégrés est une mise en garde contre les méthodes
antidémocratiques que le PPP emploiera contre toute opposition à ses
politiques. Le gouvernement fait face à une crise économique qui s’aggrave
et à laquelle il n’a aucune solution, et il subit les pressions
constantes de Washington pour intensifier les opérations militaires contre les
insurgés antiaméricains dans les régions tribales voisines de
l’Afghanistan.
Jusqu’à maintenant, Moucharraf a été la principale
cible de la colère populaire face à la détérioration des conditions de vie et
au développement d’une véritable guerre civile dans les régions
frontalières. Cependant, dans la foulée de sa démission, le PPP va devenir
rapidement à son tour la cible des manifestations et de l’opposition
politique. Non seulement le gouvernement n’a pas réintégré les juges
expulsés, mais il n’a rien fait pour corriger les changements
constitutionnels apportés par Moucharraf.
Sous le 17e amendement à la constitution, Moucharraf
s’est accordé de larges pouvoirs en tant que président, tels quel la
capacité de renvoyer le premier ministre et de dissoudre le parlement élu. Le
président peut aussi procéder à des nominations clé comme le chef de
l’armée. Bien que Sharif exige que le 17e amendement soit supprimé, le
PPP n’a toujours pas indiqué s’il allait appuyer une telle mesure.
Au même moment, on ne devrait accorder aucune crédibilité à
la posture démocratique de Sharif et de son PML-N, un parti d’hommes
d’affaires et de propriétaires terriens qui a historiquement entretenu
des liens avec l’armée. L’expulsion de Sharif par Moucharraf en
1999 n’avait pas suscité de vive indignation publique, en partie car le
PPP avait tacitement appuyé le geste mais aussi parce que le gouvernement de
Sharif était profondément impopulaire.
Sharif exige la réintégration des juges et des changements
constitutionnels afin d’améliorer la position électorale de son PML-N.
Selon un sondage mené par l’Institut international républicain, qui est
lié au Parti républicain aux Etats-Unis, 83 pour cent des Pakistanais
souhaitent voir l’ancienne Cour suprême réintégrée. Une forte majorité
avait aussi appuyé les demandes du PML-N pour la destitution de Moucharraf.
Sans aucun doute, les milieux dirigeants pakistanais
s’inquiètent aussi qu’en ne procédant pas à des changements
superficiels le pays pourrait vivre une éruption politique qui exigerait des
changements sociaux et politiques beaucoup plus importants. De fortes
augmentations des prix de la nourriture et de l’essence ont fait grimper
l’inflation à plus de 25 pour cent. La roupie pakistanaise a perdu
environ 25 pour cent de sa valeur face au dollar américain et les
investissements étrangers sont en baisse.
Ayesha Amir a exprimé un sentiment répandu sur le site web
d’Al Jazeera : « Ça ne change rien peu importe qui
dirige ce pays, ils sont tous pareils. Ils font partie de l’élite
politique et ils ne représentent pas la classe ouvrière. Ce ne sera qu’un
changement esthétique; le Pakistan n’en tirera aucun bénéfice. Ce sont
les gens les plus pauvres de la société qui doivent faire face à
l’inflation. » La colère ne fera qu’augmenter alors que
l’armée pakistanaise intensifie ses opérations dans les régions
frontalières. Environ 300 000 personnes auraient fui les récents affrontements
et les bombardements aériens systématiques qui ont tué des centaines de civils.
Les milices islamiques ont réagit par une série d’attentats. Jeudi, deux
kamikazes ont tué plus de 70 personnes tout juste à l’extérieur des
principales installations industrielles de défense du pays près
d’Islamabad. Samedi, des soldats ont affirmé avoir tué 35 militants après
qu’une voiture piégée eut tué huit policiers dans la vallée de Swat.
L’instabilité politique au Pakistan génère de
profondes inquiétudes à Washington, qui a appuyé l’homme fort militaire Moucharraf
jusqu’à l’os en l’utilisant comme le meilleur véhicule pour
poursuivre sa frauduleuse « guerre au terrorisme ». Un article paru
dans le New York Times a commenté que « la politique de coup bas
[entre le PPP et le PML-N] a fait augmenter les inquiétudes parmi les
responsables américains selon lesquelles personne n’est véritablement en contrôle
alors que l’insurrection talibane gagne du terrain. »
Le journal a aussi soulevé des questions sur la fiabilité du
chef militaire pakistanais, déclarant : « [D]es doutes
s’intensifient chez les responsables américains quant au niveau de
coopération dont ils peuvent s’attendre de la part du nouveau chef de
l’armée, Ashfaq Parvez Kayani, un ancien chef des renseignements qui a
pris le poste de M. Moucharraf en novembre dernier. » L’article a
spéculé que l’armée était plus intéressée à consolider sa propre position
après le départ de Moucharraf que de mettre de l’avant les demandes
américaines pour intensifier la guerre contre les insurgés antiaméricains.
Après avoir passé en revue les pour et les contre des
principales personnalités politiques—Zardari, Sharif et le Premier
ministre Yousaf Raza Gilani—le Times a conclu que Zardari pourrait
très bien détenir la présidence et exercer les pouvoirs constitutionnels
considérables auparavant détenus par Moucharraf. « La coalition a promis
d’abolir la clause [le 17e amendement], » dit
l’article. « Mais, si M. Zardari arrive à garder le pouvoir, les
Etats-Unis pourraient de nouveau faire affaire avec un organe centralisé, bien
qu’avec une personne différente derrière le comptoir. »
D’autres commentateurs présentent Sharif comme un
allié possible des Etats-Unis. Le magazine Time, par exemple, a dit
qu’il n’était pas un « extrémiste », ajoutant :
« Si l’administration Bush investit une énergie diplomatique importante
pour le courtiser—même si ce n’est la moitié des efforts
qu’elle a dépensés l’année dernière pour tenter de sauver Moucharraf
de l’humiliation—elle peut construire une relation de travail avec Nawaz. »
Peu importe les différences tactiques, il est clair que
Washington recherche un nouvel homme fort politique, semblable à Moucharraf,
qui accédera à ses demandes, particulièrement en supprimant l’activité
insurrectionnelle à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan et en
affrontant impitoyablement toute opposition politique que de telles méthodes
vont inévitablement générer.