La décision du
président Nicolas Sarkozy d’envoyer plus de troupes pour renforcer
l’occupation de l’Afghanistan menée par les Etats-Unis est devenu
le sujet de vifs débats dans les milieux politiques français. Le principal
sujet de dispute n’est pas le soutien de l’occupation qui fait
l’unanimité au sein de la classe dirigeante française, mais plutôt le
fait que la bourgeoisie française redoute que suivant de près la défaite du gouvernement
lors des élections municipales de mars, son mépris évident pour les processus
démocratiques en scellant une alliance plus étroite avec le militarisme
anglo-américain en crise risque de déstabiliser davantage encore la politique
intérieure française.
Sarkozy avait d´abord annoncé le déploiement vers l’est
de l’Afghanistan d’un bataillon supplémentaire, comprenant selon
divers articles de presse entre 700 et 1000 hommes, lors d’un discours
tenu le 26 mars devant le parlement britannique durant sa visite officielle au
Royaume-Uni. L’annonce initiale avait été confirmée le 3 avril lors de
son allocution au sommet de l’OTAN à Bucarest et dans laquelle il avait
ajouté que la France rejoindrait en 2009 le commandement militaire intégré de
l’Alliance (qu’elle avait quitté en 1966 à l’initiative du
président d’alors, Charles de Gaulle).
Le déploiement vers l’Afghanistan qui positionnerait les
nouvelles troupes près des forces françaises déjà en place dans la capitale
afghane, libérerait les Marines américains pour aller renforcer les troupes
canadiennes dans les provinces du sud, à Kandahar et à Helmand, où les combats
sont les plus violents. La France comptabilise actuellement 1600 troupes, 280 militaires
chargés de la formation des officiers afghans et six Mirage en Afghanistan.
Elle dispose aussi de trois navires qui participent aux opérations maritimes de
la flotte menée par les Etats-Unis dans l’Océan indien, au sud de
l’Afghanistan.
Sarkozy envoie les troupes en Afghanistan avec un manque total
de considération pour ce que désire la population française. Selon un sondage
BVA réalisé pour Sud-Ouest, 68 pour cent de la population désapprouvent
le déploiement de troupes et seulement 15 pour cent l’approuvent.
Toujours selon ce sondage, 65 pour cent sont opposés à l’occupation conduite
par les Etats-Unis.
Le gouvernement, affaibli dernièrement par sa défaite aux
élections municipales du 16 mars, a décidé d´effectuer le déploiement de
troupes sans vote du parlement. La tâche de défendre cette décision inconstitutionnelle
et antidémocratique incombait au premier ministre, François Fillon qui, dans un
discours prononcé le 1er avril à l’Assemblée nationale, revendiqua
un pouvoir exécutif illimité.
Fillon a dit : « Tout au long de la Ve
République… le parlement a été régulièrement informé des opérations
militaires. Mais il est exact qu’il ne partage pas, sauf exception, la
responsabilité de l’engagement de nos forces. Une raison
l’explique. La Constitution de la Ve République ne le prescrit pas.
Son article 35 (« la déclaration de guerre est autorisée par le
Parlement ») est aujourd’hui tombé en désuétude. Les formes modernes
de la guerre nous ont éloignés de cet article. L’engagement des forces
militaires est du ressort du pouvoir exécutif et notamment du président de la
République, chef des armées. »
Fillon a remarqué que cette violation de la Constitution reposait
sur des précédents créés par le Parti socialiste (PS), le principal parti
d’opposition à l’Union pour un mouvement populaire (UMP) de droite
de Sarkozy. Il a notamment cité la décision de 2001, prise par le premier
ministre PS de l’époque, Lionel Jospin, en collaboration avec les partis
de droite menés par le président de l’époque, Jacques Chirac, pour
participer au déploiement américain initial en Afghanistan sans vote
parlementaire.
Le PS a réagi en préparant une motion de censure contre le
gouvernement et devant être déposée à l’Assemblée nationale, une démarche
propre à faire croire à un simulacre de débats authentiques de la politique
gouvernementale et à canaliser la classe ouvrière derrière le PS.
Le contenu de la motion divisa immédiatement le PS son
secrétaire général, François Hollande, proposant initialement une critique
générale de la politique sociale et étrangère du gouvernement. Finalement, l’ancien
premier ministre, Laurent Fabius, l’emporta avec une proposition centrée
uniquement sur une critique du rapprochement de Sarkozy avec Washington et ses
projets d’envoi de troupes en Afghanistan. Selon le quotidien
conservateur Le Figaro, un député socialiste a cité Fabius comme
disant : « Cela permettrait d’enfoncer un coin dans la majorité
en allant "chatouiller" les gaullistes historiques et les
souverainistes hostiles à l’OTAN. »
Le PS prit soin de souligner son soutien permanent de
l’occupation de l’Afghanistan. Jean-Marc Ayrault, le président du
groupe PS à l’Assemblée nationale, a dit : « Qu’on ne
nous fasse pas de faux procès. Il ne s’agit pas pour nous d’abandonner
l’Afghanistan. » Divers ténors du PS, y compris l’ancien
premier ministre, Lionel Jospin, ont ajouté qu’ils n’étaient opposés
qu’à l’envoi de troupes supplémentaires en Afghanistan.
Le PS a déposé le 3 avril la motion de censure à
l’Assemblée nationale, en faisant référence à la déviation par Sarkozy de
la politique étrangère française traditionnelle et de son manque de
consultation de l’Assemblée nationale avant l’annonce du
déploiement de troupes en Afghanistan. La motion de censure sera débattue et
soumise au vote le 8 avril. A la demande de Bernard Accoyer, le président UMP
de l’Assemblée nationale, le débat sera retransmis à la télévision en
intégralité.
La tentative du PS de faire appel aux éléments mécontents de
l’UMP et de simuler une opposition à la politique de Sarkozy arrive à un
moment où la popularité du gouvernement est à nouveau en baisse après sa
défaite lors des élections municipales. Selon un sondage CSA réalisé pour le Nouvel
Observateur, Sarkozy enregistre une nouvelle baisse à 30 pour cent, 60 pour
cent des personnes interrogées ne faisant pas confiance à sa politique. Il est
significatif que 72 pour cent ont pensé que le PS ne ferait pas mieux, sinon
pire que Sarkozy, s’ils étaient au pouvoir.
La classe dirigeante française redoute que le fait de
continuer à imposer les coupes sociales impopulaires de Sarkozy risque de provoquer
une explosion de ressentiment au sein de la classe ouvrière dont les
conséquences sont imprévisibles. La capacité restreinte de Sarkozy d’en
appeler à l’électorat populaire sur la base de promesses pour redémarrer
l’économie au moyen d’une dérégulation suivant le modèle américain
s’est évaporée en raison d’une inflation croissante, d’un
pouvoir d’achat en baisse et d’un ralentissement de l’économie
lié à la crise financière américaine.
Le quotidien Le Monde titrait le 28 mars à la une :
« Impasse sociale » en remarquant qu’avec une stagnation de
l’emploi et des perspectives de croissance en baisse pour
l’économie française, il était difficile de financer certaines mesures
limitées, telles des aides au logement, au revenu, etc., que le gouvernement
avait espéré proposer dans le but d’inciter la classe ouvrière à accepter
son programme anti-social.
Quoique les démarches du PS soient en grande partie destinées
à détourner du gouvernement le mécontentement populaire, elles exposent
également les divisions significatives qui existent au sein de l’élite
dirigeante française quant à la manière de venir à bout de la situation économique
et militaire mondiale de plus en plus instable.
La décision de Sarkozy de rejoindre le commandement intégré de
l’OTAN après 40 ans fait partie d’une stratégie globale d’aligner
davantage la France sur Washington et Londres, ce qui constitue un véritable
défi politique auquel la bourgeoisie doit faire face. Par ailleurs, la France
est de moins en moins en mesure de faire face à la concurrence de
l’Allemagne au sein de l’Union Européenne, devant la suprématie
industrielle de l’Allemagne dans les pays à bas salaires d’Europe
de l’Est, ses liens plus étroits avec la Russie, le principal fournisseur
de l’Europe en pétrole et en gaz naturel, et ses efforts en grande partie
réussis pour empêcher que les salaires de la classe ouvrière allemande
n’augmentent.
La bourgeoisie française a proposé la création de
l’Union méditerranéenne qui l’aiderait à concrétiser son accès à la
main-d'œuvre bon marché d’Afrique du Nord. Elle poursuit également de
façon agressive le droit d’établir des bases militaires et la conclusion
de contrats pétroliers et gaziers au Proche-Orient, notamment aux Emirats
arabes unis. Une telle politique est cependant basée sur de bonnes relations
avec les Etats-Unis qui est la puissance militaire la plus influente dans la
région. Le gouvernement actuel est en outre parfaitement conscient de ce que la
crise de l’impérialisme américain au Proche-Orient pourrait entraîner des
luttes de grande envergure contre l’impérialisme qui seraient extrêmement
préjudiciables à ses propres intérêts.
Comme l’a affirmé le premier ministre Fillon en juillet
2007 lors de son discours d’investiture à l’Assemblée nationale,
« Pendant des siècles, la France, avec quelques rares autres nations, a "dominé"
politiquement et économiquement le monde. Cette puissance sans égale a permis
de bâtir une civilisation riche et prospère. Désormais, le monde se réveille et
prend sa revanche sur l’histoire. Des continents entiers sont en quête de
progrès… Cette nouvelle donne historique, à la fois angoissante et
passionnante, exigeait et exige plus que jamais de la France un sursaut qui
n’a que trop tardé. »
Dans le même ordre d’idées, Le Figaro affirmait
dans un éditorial de septembre 2007 qui faisait mention du changement
d’atmosphère politique dans les pays du Proche-Orient, que le rapport de
forces dans l’industrie pétrolière « promet d’[être] de moins
en moins favorable » aux « démocraties comme la France ». La
solution de Sarkozy face à ces difficultés grandissantes a consisté à soutenir Washington
en s’y rendant plusieurs fois en visite officielle et en recourant à
l’actuel déploiement de troupes. Toutefois, il n’y a guère
d’illusions au sein des milieux dirigeants français que ce millier d’hommes
supplémentaires puissent vraiment aider à rétablir la position américaine en
Afghanistan. Le général américain Dan McNeill, par exemple, a remarqué à
maintes reprises que la doctrine de contre-insurrection américaine standard
requérait 400 000 soldats pour pacifier l’Afghanistan, 300 000
hommes de plus que présentement.
La critique de la politique étrangère de Sarkozy reflète une
nervosité grandissante et ce en dépit du fait qu’il n’existe pas d’alternative
évidente. Sarkozy est en train d’atteler la France à un pays dont la
politique étrangère a été un échec désastreux ces derniers temps. Ainsi, Jean-Marc
Ayrault (PS), en présentant la motion de censure, a critiqué les risques d’« enlisement
dans un conflit sans but et sans fin » que présentait un déploiement de
troupes pour satisfaire « l’obsession atlantiste » de Sarkozy.
L’éditorial du journal conservateur Le Figaro
consacré au voyage de Bush au sommet de l’OTAN à Bucarest avait été tout
aussi caustique : « Si le président américain veut bien dresser un
bilan sincère de son action, il constatera qu’il laisse une Alliance
atlantique affaiblie, militairement en difficulté en Afghanistan, politiquement
divisée face à une Russie plus agressive, et toujours aussi hésitante sur ses
missions… C’est un triste résultat pour une présidence placée
d’emblée sous le signe de l’usage de la force au service
d’une idéologie conquérante. »