Lundi dernier, le ministre des Affaires étrangères du
Canada, Maxime Bernier, a publiquement exigé du gouvernement afghan qu’il
congédie le gouverneur de Kandahar, la province où 2500 soldats des Forces
armées canadiennes (FAC) sont déployés. Plusieurs heures plus tard, Bernier
s’est rétracté en affirmant qu’il n’avait jamais eu l’intention d’empiéter sur
le droit de l’Afghanistan, en tant que nation souveraine, de choisir son propre
personnel gouvernemental.
Bernier fit sa demande vers la fin d’une visite de trois
jours en Afghanistan au cours de laquelle il a rencontré des officiels afghans
et le ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner. La France a
récemment accepté d’augmenter sa contribution à la force d’occupation des
Etats-Unis et de l’OTAN en Afghanistan.
Lors d’une conférence de presse à Kandahar, Bernier déclara
que le président afghan Hamid Karzaï devait « travailler avec nous pour s’assurer
que le gouverneur [de Kandahar] ait plus de pouvoir, qu’il fasse ce qu’il a à
faire pour nous aider. Il pourrait même être question d’un nouveau gouverneur.
« Le président, poursuivit Bernier, doit décider de
l’avenir du gouverneur actuel. Est-ce qu'il est la bonne
personne, à la bonne place, au bon moment ? Le président Karzaï devra
répondre à ces questions aussi tôt que possible. »
Quelques minutes plus tard, Bernier reprit ces commentaires
en français, sa langue maternelle.
Selon le Globe and Mail, des représentants du Canada
y compris Bernier ont fait pression, en privé, sur le gouvernement afghan afin
qu’il remplace Asadullah Khalid en tant que gouverneur de Kandahar et, plus tôt
durant la visite de Bernier, ils auraient fait promettre à Karzaï que Khalid
serait évincé d’ici « quelques semaines ». Les représentants
canadiens craignent maintenant qu’il soit difficile sinon impossible pour
Karzaï de congédier Khalid, étant donné que cela serait clairement en réaction
aux pressions du Canada, dont les troupes jouent un rôle majeur pour soutenir
son gouvernement. « C’est un peu la ruée présentement », a déclaré un
officiel canadien au Globe.
Plusieurs heures après la conférence de presse de lundi,
Bernier se rétracta dans une tentative maladroite pour camoufler la relation
néocoloniale existant entre la force d’occupation de l’OTAN et le gouvernement
Karzaï. Dans un communiqué, le ministre des Affaires étrangères du Canada
déclara, « L'Afghanistan est un Etat souverain qui
prend ses propres décisions en matière de nominations gouvernementales. Je peux
vous assurer que le Canada respecte pleinement ce fait et qu'il ne demande
nullement au gouvernement afghan de faire des changements dans ce
domaine. »
Le Toronto Star a rapporté,
toutefois, que Bernier ne s’est corrigé qu’après que les diplomates afghans se
soient objectés avec énergie à ses remarques. Une personne que le Toronto
Star a décrite comme « une source haut placée à Kandahar » a dit
à Bernier qu’il avait mis Karzaï dans une impasse. « S’il garde son
gouverneur, Karzaï aura l’air d’ignorer les Canadiens. Mais s’il le change, il
sera évident pour les Afghans où le véritable pouvoir se trouve ».
L’ambassadeur de l’Afghanistan au Canada a
répondu aux remarques de Bernier en affirmant publiquement qu’il y avait des
« limites » à la « relation particulière » entre le Canada
et Kaboul. « Nous ne devons pas oublier cela ».
En plus du grand nombre de soldats déployés
à Kandahar, le centre historique des talibans et une base de l’insurrection
anti-Karzaï, les FAC ont une équipe d’une quinzaine d’officiers de diverses
sections de l’armée agissant comme conseillers pour le gouvernement afghan, y
compris au bureau de Karzaï.
Dans un éditorial publié mardi le 15 avril
et intitulé « Bernier ne fait aucune faveur à Karzaï », le Globe
and Mail a critiqué le ministre canadien des Affaires étrangères. Il n’a
pas été critiqué pour avoir fait pression sur le gouvernement afghan, mais bien
pour l’avoir fait publiquement. « Pour M. Karzaï… un problème plus sérieux
que la présence de M. Khalid est la perception auprès de certains Afghans qu’il
est à la tête d’un régime fantoche… Aussi, il est peu probable qu’il réponde
favorablement à l’intervention de M. Bernier, qui pourrait plutôt le pousser à
ne pas remplacer M. Khalid… Il est approprié de soulever les inquiétudes que
l’on a avec M. Karzaï et d’autres dirigeants afghans, mais en privé. Plus
[Bernier] cherchera à exercer son influence publiquement, moins le Canada aura d’influence
en fin de compte. »
Le gouvernement canadien et les Forces
armées canadiennes avaient jusqu’à tout récemment défendu avec énergie le
gouverneur de Kandahar face aux allégations que son gouvernement provincial
était corrompu et qu’il pratiquait la torture des prisonniers, des allégations
que le gouvernement canadien a cherché, mais sans succès, à cacher à la
population.
La raison pour laquelle le gouvernement
canadien a changé son fusil d’épaule envers Khalid n’est pas claire, même s’il
représente sans l’ombre d’un doute le caractère vénal et antidémocratique du
régime que les FAC contribuent à maintenir en Afghanistan.
Une autre indication de l’étendue de l’influence et du
pouvoir que le Canada détient en Afghanistan vient du fait qu’il a été suggéré
que le remplaçant de Khalid pourrait être un jeune Afghan de 28 ans dont la
seule qualification pour l’emploi réside dans le fait qu’il a développé des
liens étroits avec le Canada et les militaires canadiens. Selon les comptes
rendus de la presse, cet individu, qui est présenté sous le pseudonyme de
« Pasha », a reçu une éducation universitaire au Canada et a servi
d’interprète pour les FAC. Avec une population de près de 1 million de
personnes, Kandahar est l’une des 34 provinces les plus populeuses de
l’Afghanistan.
Le mois dernier, les deux principaux partis politiques au
Canada, les libéraux et les conservateurs, ont uni leurs forces pour faire
adopter une résolution au Parlement autorisant la prolongation de
l’intervention des FAC dans le sud de l’Afghanistan de février 2009 jusqu’à la
fin de 2011.
Le premier ministre conservateur, Stephen Harper a vanté le
rôle dirigeant du Canada dans la guerre contre insurrectionnelle afghane. Avec
un solide appui des grands médias canadiens, il a argué que le Canada ne
pourrait faire valoir ses « intérêts et ses valeurs » — c’est-à-dire
les intérêts de la grande entreprise canadienne – sur la scène mondiale s’il
n’était pas prêt à déployer les FAC aux côtés des forces alliés dans la
poursuite de la guerre.
En réfutant les critiques de l’opposition au sujet des
commentaires de Bernier lors de sa conférence de presse à Kandahar, Harper a
clairement indiqué que son gouvernement entendait utiliser les FAC pour faire
pression sur le gouvernement de Karzaï. Il a dit : « Nous avons parlé
au gouvernement afghan fois après fois concernant nos préoccupations sur la
performance de ce gouvernement et nous allons continuer à lui parler de temps
en temps. »
Louanges
pour le chef des FAC
Cette semaine, le général Rick Hillier a
annoncé qu’il démissionnait en tant que chef des FAC en juillet 2008. L’annonce
de Hillier a été accueillie par un déluge d’éditoriaux dans les quotidiens
canadiens, éditoriaux qui ont attesté de l’ampleur du virage vers le
militarisme des élites canadiennes.
Ce fut Hillier qui a fait pression sur le
gouvernement libéral de Paul Martin pour que les FAC soient déployées à
Kandahar. Hiller considérait ce déploiement comme une occasion pour mettre un
terme à la notion que l’armée canadienne était une « force de maintien de
la paix », pour habituer la population au sang qui coule et pour faire
pression pour l’élargissement et le réarmement des FAC.
En 2005, peu après avoir été promu au poste
de chef de l’état-major, court-circuitant plusieurs officiers plus haut gradés
que lui, Hillier a déclaré : « Nous ne sommes pas la fonction
publique du Canada. Nous ne sommes pas seulement un autre ministère. Nous
sommes les Forces canadiennes et notre travail est de tuer. »
Pendant des dizaines d’années, depuis les
années 1960 en fait, la conception que le Canada était, au contraire des
Etats-Unis, une nation de « gardiens de la paix », a été promue par
les élites canadiennes comme un des fondements du nationalisme canadien. Mais,
au moins depuis la guerre du Golfe en 1991, la bourgeoisie canadienne a de plus
en plus considéré que cette notion était un empêchement à l’adoption d’une
politique étrangère plus agressive.
Durant les années 1990, les FAC ont été à
plusieurs reprises impliquées dans des actions militaires d’agression,
déployant des troupes en Haïti et en Somalie et prenant un rôle de premier plan
dans les campagnes de bombardements de la Yougoslavie entrepris par l’OTAN.
Mais avec l’intervention afghane, les tentatives de l’élite pour faire des FAC
l’instrument central de la politique étrangère canadienne et de fouetter le
patriotisme militariste ont atteint une intensité qualitativement différente.
Une expression importante et lourde de sens
de cet état de fait a été le large soutien dont a bénéficié Hillier lorsqu’il a
pris une visibilité publique sans précédent. Le chef des FAC a cherché à
mobiliser l’enthousiasme populaire pour l’intervention afghane, a critiqué les
gouvernements précédents pour le niveau de financement de l’armée et, au nom de
la franchise, a fréquemment contredit des ministres et des politiques
gouvernementales.
En octobre dernier, Hillier a prononcé un
discours important dans lequel il a ouvertement défié la notion démocratique essentielle
de la subordination de l’armée au gouvernement civil élu. Il a dit lors d’une
réunion de l’Association canadienne des diffuseurs qu’il était le « représentant »
de ceux qui servaient dans les FAC et que,« d’une certaine façon, je suis autant à leur service [des
soldats] qu’à celui du gouvernement du Canada et au service des Canadiens et du
Canada lui-même ». Et pourtant, personne au gouvernement ou dans
l’opposition, pas plus que dans la presse, n’a même critiqué Hillier.
Dans une entrevue qu’il a accordée au National
Post le jour de sa démission, Hiller s’est vanté que sous sa direction, les
FAC avaient réussi à « avoir une impulsion irrésistible ».
Il a continué « Je ne peux que répéter ce
qu’un de mes commandants m’avait dit : "Nous n’essayons pas d’être
parmi les grands joueurs, nous faisons partie des grands joueurs et nous devons
commencer à agir comme si nous en étions." C’était un très bon commentaire
parce qu’il reflétait notre place dans le monde. Le Canada s’est repositionné
de façon significative dans le monde. Nous faisons maintenant partie des grands
joueurs. »
Dans un éditorial plein de louanges pour
Hillier, le National Post répétait les vantardises d’Hillier envers les
FAC et, grâce à elles, au Canada faisant partie des « grands
joueurs ».
Le Globe and Mail n’a pas été en reste.
Hillier, pouvait-on y lire, « a parlé franchement et correctement du
besoin pour les Canadiens de considérer leur armée comme une force de combat,
en changeant l’image faite à Ottawa selon laquelle l’armée canadienne était une
ONG. Il a redonné son mordant aux Forces canadiennes… »
« Le général Hillier a représenté quelque
chose de noble au Canada, un pays qui a été historiquement, et qui est de
nouveau, décidé à lutter pour ce qui est juste. »
Le quotidien libéral Toronto Star s’est
aussi joint à la célébration des FAC et de la guerre. « L’intelligence et
l’énergie » de Hillier, a écrit le Star, « ont revitalisé les Forces
canadiennes, laissant à la nation une armée modernisée, plus mobile et avec une
plus grande force de frappe. »