La direction du
Parti social-démocrate de l’Allemagne a ouvert la voie pour
l’entrée en bourse des chemins de fer allemands. La compagnie des chemins
de fer allemands (Deutsche Bahn, DB) est le plus grand service public restant
en Allemagne.
La mesure qui a
été prise, dimanche 13 avril, par le SPD aura de sérieuses conséquences à la
fois pour les employés des chemins de fer et pour la population en général. Une
fois que la bourse sera autorisée à déterminer le sort des chemins de fer, il
en résultera inévitablement une réduction des emplois, un déclin des services
et un accroissement des risques en matière de sécurité.
La direction du SPD a accepté un « compromis »
signifiant que 24,9 pour cent du transport ferroviaire, à savoir le transport
ferroviaire de marchandises et de passagers, seront cédés à des investisseurs
privés. La question de la privatisation est une source de conflit au sein du
SPD dans une situation où une majorité écrasante de l’opinion publique
est contre une telle démarche. Selon un récent sondage réalisé par
l’Institut Emnid, 70 pour cent de la population rejette toute
privatisation des chemins de fer et parmi les partisans du SPD ce chiffre passe
à 73 pour cent.
Un accord a été conclu au sein du SPD après que le président
du parti, Kurt Beck, ait abandonné sa propre proposition en acceptant à la
place une version édulcorée d’un modèle de holding avancé par le
ministre allemand des Transports, Wolfgang Tiefensee, (SPD). Le
« compromis » de Beck représente en fait une capitulation devant
l’aile droite de son parti.
Le virage de Beck a été acclamé non seulement par ses
critiques au sein du SPD, mais aussi par le gouvernement de grande coalition (unissant
démocrates-chrétiens de la CDU-CSU et sociaux-démocrates du SPD) et le Parti
libéral démocrate, FDP. La décision de Beck de suivre la voie de l’aile
droite de son parti a été également vue comme un moyen de consolider son
emprise chancelante sur la direction du SPD et d’éviter une crise qui
aurait ébranlé la coalition dirigeante.
L’automne dernier, le congrès du SPD avait
déclaré : « Les investisseurs privés ne devraient exercer aucune
influence sur la politique de gestion (des chemins de fer). La forme la plus appropriée
à cet égard est l’option de titres préférentielle non soumise au vote. [...
] Nous rejetons toute autre forme de participation de la part des investisseurs
privés. »
A présent, cette dernière décision permet aux investisseurs de
déterminer la politique ferroviaire, le SPD a infligé un camouflet non
seulement à ses adhérents, mais aussi à la population en général.
Le rejet de la privatisation, largement répandu au sein de la
population, n’est pas seulement lié à la méfiance tout à fait justifiée envers
la politique pratiquée par le gouvernement de grande coalition, mais aussi aux
conséquences de la réforme des chemins de fer appliquée en 1994.
Depuis cette année-là, qui a marqué le début des préparatifs
de la privatisation, la DB s’est débarrassée de plus de la moitié de son
effectif initial (de 500 000 en 1994) et a considérablement augmenté le
prix des billets. Dans le même temps, un quart du réseau ferroviaire (10 000
kilomètres) a été fermé, touchant tout particulièrement les régions rurales
éloignées et qui manquent à présent d’un service ferroviaire adéquat. La
sécurité ferroviaire a visiblement été affectée et, depuis 1994, des accidents
de train se sont produits comme les déraillements d’Eschede et de Brühl
qui ont coûté la vie à 110 passagers.
L’opposition populaire à la privatisation s’est
reflétée de façon déformée au sein du SPD et a provoqué des mois de conflits, au
risque de déchirer le parti. La question en jeu au SPD n’a, cependant,
jamais été un rejet de principe de la privatisation, mais bien plutôt de savoir
comment on pouvait donner l’impression de sauvegarder un quelconque
contrôle centralisé du plus grand système de transport en Europe. Ou pour le
dire plus simplement : le conflit tournait autour de la question de savoir
comment tromper le public tout en s’inclinant devant les forces du
marché.
Le « compromis » qui s’en est suivi et que
Beck a décrit comme étant « impeccable sur le plan rationnel et un modèle
économiquement responsable » est, du point de vue de l’opinion
publique et des cheminots allemands, irresponsable et irrationnel.
D’abord, le projet de Tiefensee, qui a été accepté sépare,
le réseau ferroviaire du service de transport, le réseau ferroviaire (le réseau
ferré, les gares, l’électricité) restant dans le domaine public et étant
financé par les deniers publics. Au vu de l’expérience désastreuse de la
privatisation des chemins de fer en Grande-Bretagne où le démantèlement des
structures ferroviaires a provoqué une série de grandes catastrophes, une telle
décision est criminelle. Le gouvernement britannique était allé plus loin encore
et avait, à l’origine, privatisé aussi le réseau ferré, mais projette à
présent la renationalisation partielle au vu des conséquences désastreuses.
La décision du SPD signifie que les chemins de fer allemands font
le premier pas vers une répétition de l’expérience britannique, avec des
intérêts contraires et concurrentiels en charge de l’infrastructure
ferroviaire et de l’exploitation.
La démarche accélérera sans nul doute également le processus
de réduction des services de transport. Des lignes moins rentables seront
fermées en faveur de liaisons ferroviaires reliant les grandes villes par des
trains à grande vitesse (et très chers). Selon la firme conseil KCW sise à
Berlin, les services de transport ferroviaire longue distance dans l’Est
de l’Allemagne se limiteront à l’avenir aux villes de Berlin,
Leipzig et Jena. Toutes les autres grandes villes, y compris un certain nombre
de capitales de Länder dans l’Est du pays seront largement isolées des
liaisons ferroviaires, voire tout à fait privées de liaison.
La part relativement restreinte de 24,9 pour cent du système
de transport mis à la disposition des investisseurs privés vise à donner
l’impression que le système restera sous le contrôle majoritaire du
gouvernement. Le projet initial avancé par le ministre des Transports prévoyait
la vente de 49,9 pour cent du service de transport ferroviaire. La démarche
ouvre toutefois la voie à davantage de privatisation, mais il est improbable
que l’option de 49,9 pour cent ait été tenue pour réaliste à première
vue, compte tenu de la situation boursière actuelle.
A l’avenir, le gouvernement n’aura qu’à évoquer
des difficultés budgétaires chroniques pour justifier une économie de
subvention au secteur ferroviaire, pour exiger une injection de liquidités et pour
ouvrir la voie à une deuxième ou troisième série de privatisation.
Dans le même temps, il est faux de penser que le contrôle
d’une entreprise en partie privatisée peut être garanti par un nombre
suffisant de sièges occupés au conseil de direction par des personnes venant de
la fonction publique. Le sort d’une compagnie n’est pas décidé par
le comité directeur, mais plutôt par la bourse. La DB subit ce genre de
pressions depuis sa réforme il y a 14 ans, bien qu’elle soit restée aux
mains du service public durant tout ce temps. En 2000, déjà, le président de
Deutsche Bahn, Hartmut Mehdorn, avait déclaré que la tâche principale était
d’« améliorer de cinq pour cent par an l’efficacité de
l’entreprise comme c’est le cas partout ailleurs ».
Le produit de la vente ne représente qu’une fraction de
la valeur réelle de l’entreprise qui, selon les statistiques officielles
du ministère du Transport, a une valeur totale de 55,4 milliards d’euros,
soit 14 milliards d’euros pour des parts de 25 pour cent. Selon des
articles de presse, l’offre la plus avantageuse serait de l’ordre
de cinq milliards d’euros, ce qui signifie que deux tiers de la valeur d’une
entreprise subventionnée par les contribuables durant des décennies se sont évaporés.
Ensuite, seul un tiers du montant de cette vente servira
d’investissement dans les opérations de l’entreprise et ce, bien
que la nécessité d’une somme bien plus importante ait toujours été
avancée pour justifier le besoin de privatisation. Le reste de la somme sera
soit absorbé par le budget fédéral soit utilisé par la Deutsche Bahn pour augmenter
son capital. Il ne fait aucun doute qu’une partie de cette somme servira aussi
à octroyer une augmentation de salaire exorbitante aux membres du conseil
d’administration de la DB.
Les syndicats allemands des cheminots sont avant tout
préoccupés par leur propre rôle après la privatisation du rail. Les deux
syndicats qui entretiennent les liens les plus étroits avec la direction de la
DB, le syndicat Transnet et le syndicat des cheminots-fonctionnaires, le GDBA (Gewerkschaft
Deutscher Bundesbahnbeamten, Arbeiter und Anwärter), soutiennent depuis quelque
temps déjà le projet avancé par le ministre des Transports, Tiefensee. Ils insistent
simplement sur le fait que les intérêts de la bureaucratie syndicale
« soient proprement assurés au moyen de contrats ou autres documents du
genre. »
Le président du GDBA, Klaus-Dieter Hommel, s’est même révélé
être un ardent défenseur de la privatisation. Dans un communiqué commun publié
au début du mois par les deux syndicats, Hommel est cité comme suit :
« De notre point de vue, la pire des solutions serait que la situation
actuelle persiste. Cela porterait préjudice à la Deutsche Bahn face à la concurrence,
sans être un mieux pour les chemins de fer en général. » Il réclame une « décision
politique rapide ».
Le syndicat des conducteurs de train GDL rejette certes la
privatisation et déclare son opposition à la suppression d’emplois et de
lignes ferroviaires, mais dans le même temps, il soutient
l’assujettissement de la DB à la concurrence internationale ce qui,
affirme-t-il, est possible sans l’intervention d’investisseurs
privés. Sur le site internet du syndicat, on peut lire :
« Le GDL est d’avis que la DB est capable de développer sa position
face à la concurrence nationale et internationale sans une entrée en bourse.
Ceci est tout à fait possible compte tenu de l’efficacité prouvée par les
cheminots et de l’utilisation optimale de son propre potentiel. »
Par « efficacité prouvée par les cheminots », le GDL
entend sa propre volonté de subordonner les intérêts des cheminots à la
compétitivité de l’entreprise. Après une grève de
près d’un an avec la direction de la DB et au cours de laquelle le GDL
avait limité sa campagne à une revendication salariale en refusant de soulever
la question de la privatisation des chemins de fer, le GDL a tout fait pour
prouver sa volonté de discipliner ses membres dans le but de mieux servir la
direction.