Le 40e anniversaire de l’assassinat de Dr Martin
Luther King Jr. fut marqué par une marche à Memphis au Tennessee, où le
militant pour les droits civils fut tué, et de nombreuses commémorations et
hommages à travers le pays, ainsi que par une importante couverture médiatique.
Cependant, bien peu véhiculaient l’essence du
véritable King, son importance, ses réalisations et ses limitations historiques.
L’establishment politique américain impose de strictes limites sur ce qui
peut être dit sur un homme qui était jadis perçu comme un dangereux agitateur et
harcelé impitoyablement par le FBI.
Voilà maintenant près d’un siècle, V.I. Lénine
écrivait dans L’Etat et la révolution : « Du vivant des
grands révolutionnaires, les classes d'oppresseurs les récompensent par
d'incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur
la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus
forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d'en faire
des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom
d'une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées
et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de
son contenu,on l'avilit et on en émousse le tranchant
révolutionnaire. »
King était un réformiste, un pacifiste et un ministre
baptiste, pas un socialiste révolutionnaire. Néanmoins, il fut le leader
d’un mouvement populaire de masse qui s’opposa durant plus
d’une décennie à la terrible oppression raciale dans le sud des
Etats-Unis. L’observation de Lénine caractérise avec justesse le
processus par lequel le dirigeant du mouvement pour les droits civils a été
transformé en une icône publique, le récipiendaire d’hommages insipides
de politiciens de la grande entreprise — Hillary Clinton, Barack Obama,
John McCain (qui avait voté contre la fête nationale King), et même le minable
George W. Bush.
Mais King ne fut pas seulement l’auteur du discours
« I Have a Dream » appris par coeur par les jeunes étudiants à
travers le pays, ou l’auteur de traités sur la non-violence gandhienne.
Quarante ans plus tard, le véritable King, dans un sens historique, demeure un
personnage exceptionnel, un authentique opposant de l’oppression, un
homme d’un grand courage physique et moral. Malgré les limitations de son
idéologie religieuse et de ses politiques réformistes, il s’opposa à la
structure du pouvoir de son époque, pas seulement à la discrimination raciale,
mais à la guerre, à la pauvreté, à la structure même de la société dans
laquelle il vivait.
King devint un opposant de plus en plus passionné des
politiques guerrières menées par l’administration de Lyndon Johnson, rompant
ainsi ouvertement avec le président démocrate qui avait été son allié pour la
ratification de la loi sur les droits civils. Le gouvernement des Etats-Unis,
disait King, « est aujourd’hui le plus grand pourvoyeur de violence
dans le monde », faisant non seulement référence à la guerre du Viêt-Nam,
mais aussi aux dictatures appuyées par les Etats-Unis dans de nombreux pays.
Dans un discours donné deux mois avant sa mort, King avait
dénoncé la politique étrangère américaine comme étant un « combat colossal
et profond pour la suprématie ». En faisant encore référence au Vietnam,
il a dit : « Nous sommes des criminels dans cette guerre » et
« avons commis plus de crimes que presque toutes les nations du monde ».
Contrastons ce franc-parler et cette ferveur morale avec les
discours « anti-guerre » bidons des politiciens démocrates
d’aujourd’hui, qui saluent tous l’héroïsme des soldats
américains et la noblesse de leurs efforts, tout en critiquant la guerre en
Irak principalement comme étant une diversion par rapport à un engagement plus
large de l’armée américaine dans des aventures sanglantes ailleurs dans
le monde — en Afghanistan, au Pakistan, en Iran, etc. Obama, par exemple,
accompagne toujours sa critique de la guerre d’appels à augmenter, et non
diminuer, la main-d'œuvre et les ressources matérielles destinées à
la machine de guerre américaine.
King a été amené à s’opposer à la guerre du Vietnam par
sa compréhension, de plus en plus claire, du lien entre le militarisme à
l’étranger et la structure sociale répressive au pays. Il voyait les
ressources promises par la « guerre à la pauvreté » de
l’administration Johnson drainées dans le bourbier vietnamien.
Dans ses remarques à ses collègues à la tête du conseil
chrétien du sud, King a dit que les réformes pour les droits civils au début
des années 1960 « étaient au mieux des changements de surface » qui
étaient « limités principalement à la classe moyenne noire »,
ajoutant que des demandes devaient maintenant être faites pour abolir la pauvreté.
« Nous disons que quelque chose ne va pas… avec le
capitalisme » a-t-il conclu. « Il doit y avoir une meilleure
redistribution de la richesse et peut-être que l’Amérique doit se diriger
vers le socialisme démocratique. »
Il est impossible d’imaginer que Barack Obama puisse
tenir un tel langage, lui qui dans une entrevue récente avec BusinessWeek,
a condamné les impôts « confiscatoires » pour les riches,
déclarant : « Mes opposants à droite aimeraient me dépeindre comme un
libéral au regard égaré, mais je crois au marché. Je crois en l’entrepreneuriat.
Je crois au capitalisme et je veux faire ce qui fonctionne. » Quant à
Hillary Clinton, son rôle dans la redistribution de la richesse fut démontré
vendredi lorsqu’elle rendit ses rapports d’impôt publics. Ceux-ci
révélaient qu’elle et son mari avaient empoché 109 millions de dollars
depuis qu’ils avaient quitté la Maison-Blanche.
Pendant la dernière année de sa vie, c’est-à-dire de son
discours public anti-guerre à la Riverside Church à New York jusqu’à son
assassinat à Memphis, King a vécu une crise politique croissante. Les
organisations traditionalistes des droits civils et la majorité de
l’establishment du Parti démocrate lui avaient tourné le dos en raison de
sa critique franche de la guerre.
Des défenseurs plus militants de la résistance physique à la
police et à l’oppression raciale, comme les Black Panthers, le SNCC
(Comité de coordination des étudiants non-violents) et Malcolm X, avaient gagné
plus d’appui chez les jeunes Noirs, particulièrement dans les centres urbains
à l’extérieur du sud qui furent balayés par des émeutes lors de
l’été 1967.
Même s’il voyait dans les soulèvements des ghettos un
rejet de son principe de non-violence, il en reconnaissait les racines
sociales, déclarant : « Une émeute est essentiellement le
langage de ceux qui ne sont pas entendus. »
King lui-même avait commencé à reconnaître la nécessité
d’une lutte plus large contre les conditions économiques qui frappaient
non seulement les Noirs, mais aussi tous les travailleurs, et il a pris la décision
de lancer la « campagne des pauvres » pour amener des dizaines de
milliers de manifestants à Washington lors de l’été 1968, malgré les
demandes des démocrates d’attendre jusqu’après l’élection
présidentielle de novembre. Il a aussi été dit qu’il considérait mener
une campagne présidentielle comme indépendant qui se serait concentrée sur les questions
de la guerre et de la justice sociale.
Le dirigeant des droits civils s’est rendu à Memphis en
mars 1968 pour donner son appui à la grève que menaient les éboueurs noirs.
Cette grève avait été déclenchée en réponse à la mort de deux travailleurs,
écrasés par les compacteurs de leur véhicule. La grève s’est prolongée
pendant deux mois, les travailleurs organisant des manifestations régulières
malgré le harcèlement policier et l’intimidation raciste.
La première marche où King s’est rendu a tourné en
une confrontation violente entre la police et des jeunes de Memphis qui a fait
un mort et 62 blessés et à la suite de laquelle 218 personnes ont été
emprisonnées. King se préparait pour sa deuxième manifestation lorsque
l’on tira sur lui le 4 avril, alors qu’il se trouvait sur le balcon
de sa chambre au motel Lorraine.
Malgré les heures de reportages diffusées et les nombreuses
pages consacrées à cet anniversaire, très peu d’attention a été donnée à
l’événement lui-même, l’assassinat de King supposément avec une
seule balle par James Earl Ray.
Le meurtre du Dr King a beaucoup de traits communs avec les
autres assassinats politiques des années 60, particulièrement ceux du président
John Kennedy et du sénateur Robert Kennedy. Ces trois assassinats ont
prétendument été commis par des « assassins solitaires » qui ont été poussés
à agir ainsi par des démons intérieurs.
Aucun de ces assassins n’a été amené devant un juge
— Lee Harvey Oswald a été lui-même assassiné par Jack Ruby, alors que
James Earl Ray et Sirhan Sirhan ont plaidé coupables dans une entente avec le
procureur pour éviter la peine capitale — ce qui a eu pour résultat que
la preuve contre eux n’a jamais été testée en cour. Dans chacun de ces
assassinats, des questions importantes non résolues laissent penser que les
tireurs étaient soit des pions de machinations complexes ou des hommes de main
qui ont payé pour des meurtres organisés par des intérêts puissants.
Si une telle suite d’assassinats avait eu lieu dans
un autre pays, le point de départ d’une enquête aurait été la supposition
d’un motif politique. Considérons, pour prendre un exemple récent,
l’assassinat de journalistes libéraux en Russie, où le gouvernement
Poutine et les services de sécurité sont largement suspectés d’avoir été
impliqués.
Pourquoi une telle supposition ne peut-elle pas guider une
enquête sur les assassinats, qui de 1963 à 1968, ont éliminé les personnalités
les plus éminentes de la politique libérale aux Etats-Unis ? La recherche
de ceux qui ont organisé les tueurs commencerait logiquement dans les cercles
politiques de la droite et de l’appareil d’État qui avait avantage
à l’élimination de leurs opposants les plus connus.
De plus, quel était le modus operandi des services d’espionnage
américain dans les années 60 ? Lorsque confrontés à des personnalités
politiques étrangères jugées menaçantes, ou même seulement dérangeantes, les
« Assassins incorporés » de la CIA s’arrangeaient pour les
éliminer. C’est durant cette période que Patrice Lumumba (1961), Rafael
Trujillo (1961), et Ngo Ding Diem (1963) furent assassinés, sans compter les
innombrables tentatives d’assassinats contre Fidel Castro.
L’appareil de renseignement secret américain menait
une guerre aux États-Unis contre les opposants radicaux comme les Black
Panthers, la cible d’innombrables tentatives de meurtre par les
départements locaux de police et par le FBI dans le cadre des opérations
COINTELPRO. Un large consensus croit que le FBI a joué un rôle majeur en tant
qu’agent provocateur violent dans le but de discréditer les dirigeants du
mouvement des droits civils comme King aussi bien que le mouvement de masse de
protestation anti-guerre.
King était une obsession particulière pour le directeur du
FBI, J. Edgar Hoover, qui le qualifiait de « nègre le plus dangereux en
Amérique », orchestrant une surveillance par écoute électronique intense
contre King, et l’envoi de courriers haineux incluant des menaces de
mort. Cette même agence était ensuite mandatée pour enquêter sur les
circonstances de l’assassinat de King et assigna Ray en tant que seul
suspect. Il fait peu de doute que la version de l’assassinat du FBI est un
blanchiment.
Ray, malgré son passé d’errant et de petit criminel,
a été capable d’obtenir un faux passeport et de fuir vers l’Europe
après le meurtre de King. Il a été subséquemment capturé et extradé, il plaida
coupable et reçut une sentence de 99 ans de prison. Ray tenta plus tard de
retirer son plaidoyer de culpabilité et de préparer une défense, clamant
qu’il n’était pas le tireur. Andrew Young, le précédent adjoint de
King qui devint ambassadeur des États-Unis aux Nations unies, dit maintenant
que Ray n’avait rien à voir dans la mort de King. La famille de King en
arriva à la même conclusion.
Quarante après la mort du Dr King, les limites de son point
de vue réformiste sont évidentes. Malgré l’abolition de la ségrégation officielle
dans le Sud, les conditions sociales de la majorité de la population laborieuse
noire n’ont pas fondamentalement changé. La faim, l’itinérance, la
pauvreté et le chômage sont plus élevés parmi les Noirs que dans la population
en général, et pires aujourd’hui qu’en tout temps depuis la mort de
King. Le nombre d’Afro-Américains détenu dans les prisons américaines,
plus de 900.000, est près de six fois plus élevé qu’en 1970.
Pour les couches les plus privilégiées des Noirs, les
quatre dernières décennies ont apporté des gains significatifs. Quelque dix
pour cent des familles noires ont des revenus de plus de 100.000 $
l’an, soit cinq fois plus, même si ce montant n’équivaut pas au luxe.
Le nombre de Noirs millionnaires et multi-millionnaires, bien que peu élevé, a
grimpé en flèche. Il y a 10.000 élus noirs, soit huit fois plus, et Obama
— qui fait partie de cette cuvée de nouveaux millionnaires —
pourrait bien être le premier Afro-Américain à être élu président.
Ce n’est pas le résultat que King aurait désiré, pas
plus qu’il ne représente les aspirations de millions de travailleurs et
de jeunes, blancs et noirs, qui ont adhéré à la lutte pour les droits civils
des années 60 ou ont été inspirés par elle. Ces aspirations ne pourront être réalisées
que par l’émergence d’un nouveau mouvement de masse de la classe
ouvrière qui défie, à un niveau de conscience politique beaucoup plus élevé, le
système capitaliste dans son ensemble.