Pour la deuxième fois cette semaine, le personnel du quotidien
Le Monde, principalement les journalistes, ont fait une journée de grève
jeudi pour protester contre le plan de restructuration de grande envergure de
la direction. Du fait des grèves de lundi et de jeudi, Le Monde, le « journal
de référence » en France, n’était pas dans les kiosques mardi et
vendredi.
Le 4 avril, la direction du Monde a annoncé un plan de
restructuration de grande envergure, éliminant 129 emplois, dont 89 à la
rédaction, soit un quart des journalistes du Monde, et la cession de
plusieurs publications associées dans un effort pour endiguer les pertes
continuelles et résoudre le problème d’endettement du quotidien. Ces
licenciements se feront sur la base de départs volontaire, mais il y aura aussi
des licenciements contraints, ce qui est catégoriquement rejeté par le syndicat
des journalistes.
Ce plan de restructuration se débarrasserait aussi des « entités
déficitaires ou non stratégiques » du Groupe Le Monde, telles
Fleurus Presse (groupe d’édition jeunesse), les Editions de
l’Etoile (société éditrice des Cahiers du cinéma), le mensuel Danser
et le réseau de librairies spécialisées en littérature religieuse, La Procure.
Mercredi 16 avril, le PDG du Groupe Le Monde Eric
Fottorino a donné davantage de détails sur les conséquences de ces réductions
de personnel sur le quotidien. 89 postes à la rédaction ou de journalistes
seraient supprimés, ce qui touche 45 journalistes à plein temps, 16
journalistes free-lance à plein temps, 15 à la rédaction technique et 13
personnels administratifs. Les 40 autres postes supprimés toucheront les personnels
de soutien (ventes, abonnements, etc.) D’après des reportages, la plupart
des suppressions de postes de journalistes toucheraient la culture, les sports,
les sections économiques, mais on s’attend à ce que tous les secteurs
soient affectés.
Les employés du Groupe Le Monde ont réagi en votant la
poursuite de la grève par 346 voix contre 69, afin d’exprimer leur
opposition aux licenciements contraints et à la cession des autres sociétés du
Groupe Le Monde. Mais depuis le début du conflit, Fottorino et son vice-président
David Guiraud maintiennent qu’ils ne « reviendraient pas sur le
principe des licenciements contraints, » mettant en avant « la
situation économique très fragile » du Monde.
Jeudi, le personnel du Monde organisait une
manifestation devant les locaux du quotidien à Paris. Ils portaient des
T-shirts blancs sur lesquels étaient inscrits des chiffres de 1 à 129 et
criaient des slogans comme « Non à Fottorino, Non à Guiraud, 130 sur
le carreau. »
D’autres publications du Groupe Le Monde étaient
aussi en grève jeudi. La Vie, Courrier International et Fleurus Presse,
maison d’édition qui publie 12 titres pour la jeunesse et emploie 85
personnes, protestaient contre les cessions proposées. Les salariés de Télérama
s’étaient aussi mis en grève par solidarité avec les travailleurs de
Fleurus Presse. Les travailleurs de Fleurus Presse ont reconduit leur grève
jusqu’à vendredi, tandis que ceux de Télérama ont voté à 96 voix contre
38 la reprise du travail, tout en votant à 136 voix contre 5 la poursuite de
« leur mouvement en soutien à Fleurus Presse. »
Les employés de La Vie, Courrier International et Télérama
avaient déjà fait grève la semaine dernière pour protester contre le refus de
Fottorino de les laisser publier un article expliquant leur opposition aux
propositions de la direction.
La direction du Groupe Le Monde n’a pas encore
publié de chiffres précis sur les coûts et les économies du plan proposé, ce
qui renforce la méfiance des employés.
Les employés de Télérama ont publié une déclaration
comportant trois revendications: renoncer au projet de cession de Fleurus Presse,
mettre à l’étude dès à présent un plan de redressement avec « tout
le sérieux et toute la sincérité requis » et « chiffrer pour le Groupe
le coût réel de la cession. » Ils ont aussi ajouté que les propositions de
la direction représentaient une « manœuvre dilatoire ne répondant en
aucun cas aux exigences des salariés » et ont ajouté estimer que
« sur la foi des informations dont ils disposent », la cession de
Fleurus Presse est « une mauvaise décision ». Ils ont aussi averti
qu’ils déposeront un nouveau préavis de grève s’ils
n’obtiennent pas de la part de la direction « une réponse claire aux
trois exigences en début de semaine prochaine ».
L’intersyndicale du pôle magazine du Groupe Le Monde
a dit dans une déclaration que les garanties de la direction sur les conditions
de vente de Fleurus Presse étaient inadéquates, ajoutant qu’elle
n’accepterait « aucune cession et aucun licenciement tant que la
transparence ne sera pas faite sur l'ensemble des foyers de pertes du groupe, y
compris les salaires et avantages des cadres dirigeants. » Elle a exigé
que des assemblées générales d’employés de chacune des compagnies « choisi[ssent]
les moyens d'action les plus appropriés, y compris la grève et la non parution
des titres. »
Le PDG Eric Fottorino a rédigé un éditorial dans Le Monde
de vendredi dans lequel il cherche à justifier les suppressions de postes. Son
principal argument consiste à faire remarquer les conséquences de la crise
financière mondiale sur les recettes publicitaires. « En 2001, les
recettes publicitaires du quotidien avaient atteint le niveau record de 100
millions d'euros. Nos équipes se battent aujourd'hui pour défendre un budget à
peine supérieur à 50 millions d'euros. Jamais, depuis près de soixante ans, les
sommes investies par les annonceurs n'avaient été aussi faibles
outre-Atlantique, enregistrant un décrochage de près de 10 pour cent. La crise
des subprimes et le fort ralentissement de la croissance ont propagé cette onde
de choc chez nous. »
Il a aussi fait remarquer le déplacement des lecteurs et des
budgets publicitaires vers les sites Internet et les journaux gratuits tels Vingt
Minutes, Métro et Direct Soir, qui vivent des recettes de la
publicité et sont distribués gratuitement dans les stations de métro et autres
lieux publics. Il a dit qu’après ces suppressions de postes, la
couverture de l’actualité par LeMonde serait « plus
ramassée, plus dense, plus sélective, préférant l'explication, l'analyse et la
diversité des points de vue à la redite des informations, déjà fournies par
tant de médias à la vitesse de la connexion numérique. »
Néanmoins, sa principale justification a été finalement la
suivante: « C'est seulement par un plan de redressement vigoureux et
rapide que Le Monde pourra conserver une chance sérieuse de défendre son
indépendance. » Cette remarque est une référence elliptique à la
possibilité que les actionnaires majeurs du Monde, notamment le Groupe
Lagardère et son partenaire espagnol Prisa, n’augmentent de façon
significative leur influence sur Le Monde si des difficultés financières
forcent celui-ci à leur vendre davantage d’actions. Cela serait
particulièrement néfaste pour la crédibilité du quotidien, car Arnaud Lagardère
est bien connu pour être politiquement et personnellement proche du président
Nicolas Sarkozy.
Les appels de Fottorino à « l’indépendance »
du Monde et à sa tradition tant vantée de publier des analyses plutôt
que de simples reportages sont, néanmoins, totalement hypocrites. Il fait
partie d’une équipe d’éditorialistes qui se montrent chaque jour un
peu plus ouvertement en faveur des réformes droitières de Sarkozy, et s’il
a pris le poste de PDG l’année dernière c’est grâce à ses liens
avec les actionnaires du quotidien.
Les éditorialistes du Monde se mettent systématiquement
en position de conseillers de Sarkozy, lui montrant comment mener à bien son
programme de réformes antisociales. Ils avaient accueilli son élection à la présidence
en mai dernier par un éditorial intitulé « Réussir la rupture »,
(reprenant le slogan de campagne de Sarkozy pour un changement abrupt de
politique sociale) qui exprimait l’espoir que les coupes budgétaires de
Sarkozy allaient « remettre la France sur les rails du dynamisme ».
Ils s’étaient opposés au budget de septembre 2007 de Sarkozy au motif
qu’il ne « symbolisait pas la "rupture" recommandée par
Sarkozy » suffisamment et qu’il remettait à plus tard les
« choix douloureux » de la réforme de la sécurité sociale.
Comme il l’avait fait clairement comprendre le 26
février dernier dans une interview accordée au magazine d’informations
conservateur l’Express, le souci principal de Fottorino est que
les lecteurs ne voient pas Le Monde comme étant trop étroitement associé
aux intérêts de ses actionnaires. Il avait dit à l’Express :
« Il est évident qu'aucun actionnaire ne doit devenir dominant. Si l'un
d'eux pouvait dire demain "Le Monde, c'est moi", ce serait très
problématique. Nous devons impérativement préserver notre indépendance. Il en
va de notre image de marque et de notre crédit. Mais il existe encore des
marges de progression de l'actionnariat sans remettre en question notre
identité. Vous savez, je ne diabolise pas Lagardère. »
Faisant remarquer que les salariés du Monde, qui
possèdent un important paquet d’actions dans le Groupe Le Monde,
avaient récemment voté pour évincer de son poste à la direction du Conseil de
surveillance du Monde l’homme d’affaires sarkozyste Alain
Minc, Fottorino avait ajouté : « Il faut que chacun joue son rôle, ni
plus ni moins. Y compris la Société des rédacteurs [Au Monde, celle-ci est
l'actionnaire de référence]. Je suis tout à fait disposé, c'est normal, à
entendre ses représentants, mais dans le concert de tous les actionnaires et
pas plus que d'autres. »