Les répercussions du coup d’Etat
constitutionnel survenu le 4 décembre, lors duquel la gouverneure générale,
non-élue et n’ayant de compte à rendre à personne, ferma le parlement afin
d’empêcher les trois partis de l’opposition parlementaire de défaire le
gouvernement minoritaire conservateur de droite de Stephen Harper, commencent
tout juste à devenir apparentes.
On peut affirmer en toute certitude
qu’aucune section de l’élite canadienne ne s’est opposée à cette attaque
flagrante sur les normes parlementaires et les droits démocratiques. Moins de
deux mois après une élection, le parlement fut prorogé pour sept semaines afin
d’empêcher les députés, les représentants élus du peuple, d’exercer leur droit
de retirer du gouvernement un parti qui avait à peine gagné l’appui d’un
électeur canadien sur cinq.
La bourgeoisie est farouchement divisée sur
le fait que le gouvernement conservateur de Harper n’ait pas présenté
d’important plan d’aide économique face à une récession qui s’aggrave. De
nombreux porte-parole de l’establishment, dont le Globe and Mail, ont
condamné l’incitation du chauvinisme anti-Québec contre les partis de
l’opposition par les conservateurs, craignant que cela puisse mettre en danger l’« unité
nationale ». Mais presque tous dans la bourgeoisie croient que violer des
préceptes clé de la démocratie parlementaire canadienne et proroger le
parlement jusqu’à la fin janvier était préférable au renversement des
conservateurs par un vote de défiance le 8 décembre et l’arrivée au pouvoir
d’un gouvernement de coalition libéral-NPD.
Un sondage des cadres d’entreprise,
commandé par le Globe and Mail dans les jours immédiatement après la
fermeture du parlement, a révélé que 80 pour cent d’entre eux étaient d’avis
qu’une coalition libérale-NPD nuirait aux affaires. En résumant les résultats
du sondage, David Herle, le dirigeant de la firme qui a mené le sondage et
ancien proche conseiller du premier ministre libéral Paul Martin, a déclaré, « Il
y a un certain mécontentement face aux politiques économiques des
conservateurs. » Mais « personne ne souhaite vraiment la
coalition ».
L’attitude de l’élite dirigeante canadienne
a été révélée encore plus distinctement dans la réaction des médias de la grande
entreprise. Le néoconservateur National Post fut triomphant. Il n’a pas
cessé de publier des éditoriaux et des commentaires répétant les assertions des
conservateurs que la prorogation du parlement avait sauvé le Canada d’un
gouvernement illégitime, ayant presque fait preuve de traîtrise, obligé envers
les « socialistes » (le NPD) et les « séparatistes » (le
Bloc québécois).
D’autres quotidiens majeurs ont maintenu un
silence complice, ne souhaitant pas attirer l’attention du public sur ce qu’ils
savent très bien être une action antidémocratique et anticonstitutionnelle,
mais une action qu’ils ont jugé nécessaire étant donné les « circonstances
exceptionnelles ».
Le Globe and Mail, La Presse
ainsi que d’autres journaux qui ont appelé à un plan d’aide ont pressé la
population de « passer à autre chose », tout en exprimant clairement
que leur solution idéale à l’actuelle crise politique serait une coalition de
facto entre les libéraux et les conservateurs afin que le gouvernement fédéral
puisse augmenter temporairement les dépenses et entraîner un déficit afin
d’empêcher l’effondrement total de certaines sections de l’industrie venir en
aide à l’entreprise canadienne contre ses rivales étrangères.
Le soutien de la presse pour le coup d’Etat
constitutionnel représente aussi l’importance que l’élite du Canada accorde au
poste de gouverneur général. Bien que ce rôle soit enveloppé d’apparat et de
formalisme, il détient de vastes pouvoirs et permet à la bourgeoisie, comme on
a pu le voir, de court-circuiter la démocratie parlementaire et d’imposer sa
volonté dans une période de crise aigüe. La bourgeoisie est bien déterminée à
protéger ce poste antidémocratique de la critique, que la presse a qualifié de
politique partisane, afin de le conserver comme un outil efficace pour le
futur.
Les principaux partis politiques canadiens
sont clairement en train d’emboîter le pas à la bourgeoisie.
Mais Harper est obstiné. Dans une entrevue
télédiffusée à la chaîne CBC mardi soir, il a refusé d’assumer toute
responsabilité pour la crise politique, défendant même la tentative de son
gouvernement d’éliminer, par une « mise à jour économique », la
subvention annuelle basée sur les votes donnés aux partis fédéraux, une
manœuvre destinée à épuiser les ressources financières des partis de
l’opposition.
Inversant complètement la réalité, Harper a
continué d’insister que la tentative des partis de l’opposition de former un
gouvernement de coalition était antidémocratique, même anticonstitutionnelle,
et il a suggéré que le NPD et le Bloc québécois étaient impliqués depuis
longtemps dans une conspiration pour renverser son gouvernement.
Harper a laissé entendre que le budget que
son gouvernement dévoilera le 27 janvier contiendra des mesures pour stimuler
l’économie. Mais, il n’a donné aucune précision et a fortement indiqué que tout
plan canadien pour stimuler l’économie sera proportionnellement plus petit que
celui qui est en train d’être mis sur pied aux Etats-Unis. « Nous n’avons
pas besoin » a déclaré Harper, « d’autant d’aide que les Etats-Unis
pensent qu’ils ont besoin ».
Harper a aussi affirmé que l’aide pourrait
être octroyée aux filiales canadiennes des trois grands fabricants de
l’automobile établis à Detroit avant la présentation du budget.
Le même jour, le ministre fédéral de
l’Industrie, Tony Clement, a rencontré les chefs des Travailleurs canadiens de
l’automobile (TCA) afin de discuter de la possibilité d’un sauvetage. Clement a
dit qu’il était encouragé par la réaction du syndicat, c.-à-d. par son
empressement à accepter davantage de concessions. Parlant des chefs des TCA,
Clement a dit : « Ils comprennent que le Canada, afin d’être une
destination pour l’assemblage, doit continuer à être compétitif, doit continuer
à augmenter la productivité et ils sont prêts à travailler avec nous et
l’assembleur pour s’assurer que ce soit le cas. »
Lors de la conclusion de son entrevue à
CBC, Harper a fait un appel aux libéraux : « M. Duceppe [le chef du
BQ] et M. Layton [le chef du NPD] veulent forcer la main du parti libéral, ou
ils devront voter contre le gouvernement peu importe pourquoi, ou bien ils
seront dépeints comme des vendus. Mais, les libéraux ont des intérêts plus
larges que cela… une longue tradition de gouvernance, une longue tradition
d’appel à de larges secteurs de Canadiens. »
Les libéraux, pour leur part, ont répondu
au ralliement de la bourgeoisie derrière les conservateurs et leur coup
constitutionnel en accélérant le départ de Stéphane Dion, qui avait négocié
l’accord, comme chef de parti.
Après la raclée que les libéraux ont subie
lors de l’élection du 14 octobre, Dion a été forcé d’annoncer qu’il
démissionnerait de son poste de chef de parti au mois de mai. Mais, après que
le parlement ait été prorogé, le leadership libéral mis énormément de pression
sur Dion pour qu’il quitte immédiatement. Lundi, il a annoncé qu’il quittait
son poste et, le jour suivant, Bob Rae a annoncé qu’il se retirait de la course
pour succéder à Dion, ouvrant la voie au chef par intérim, Michael Ignatieff,
pour qu’il soit nommé chef libéral à la suite d’un vote ad hoc des
parlementaires libéraux, des présidents d’associations de circonscription,
d’autres responsables et des candidats libéraux défaits lors de l’élection du
14 octobre.
Ignatieff est l’enfant chéri de la droite
du parti. Pendant des années, il a été un universitaire et un intellectuel avec
une carrière publique en Grande-Bretagne et, plus tard, aux Etats-Unis. Il est
bien connu pour avoir été un des libéraux les plus en vue soutenant l’invasion
illégale de l’Irak en 2003. Il a aussi écrit des articles et des livres
défendant la torture et d’autres actes antidémocratiques au nom de la guerre au
terrorisme. En 2006, il faisait partie du quart de la députation libérale à la
Chambre des communes qui a soutenu une motion des conservateurs pour prolonger de
deux ans l’implication du Canada dans la guerre en Afghanistan. Cette année,
avec l’appui de Rae, il fait pression sur Dion pour que les libéraux se
joignent aux conservateurs pour adopter une motion qui prolonge encore une fois
l’intervention canadienne en Afghanistan, cette fois jusqu’à la fin de 2011.
Alors que Rae, qui a déjà été premier
ministre néo-démocrate de l’Ontario, s’est clairement identifié avec la
tentative de former un gouvernement de coalition, Ignatieff, dès le début de la
semaine précédente, a laissé entendre qu’il était réticent à joindre le NPD et
le Bloc québécois dans une coalition.
Dans une interview à la radio de CBC
dimanche dernier, Ignatieff a expliqué qu’il considérait la coalition comme un
« moyen » de faire pression sur les conservateurs pour qu’ils
adoptent un plan de stimulation économique plutôt qu’une « fin ».
Paraphrasant Mackenzie King qui fut premier ministre en temps de guerre, il a
déclaré « la coalition si nécessaire, pas nécessairement la
coalition ».
En prenant la tête du Parti libéral,
Ignatieff a exprimé encore plus clairement son intention face à la coalition.
Il a tendu la main aux conservateurs, disant qu’il serait irresponsable de proclamer
que les libéraux voteront contre le prochain budget conservateur avant même
qu’il ne soit déposé.
Alors que Rae a déclaré sans détour que les
libéraux devaient se préparer à défaire le gouvernement dès que le parlement
sera rappelé à la fin de janvier, Ignatieff a été très clair sur le fait qu’il
laissera tomber la coalition si les conservateurs font des concessions à
l’opposition, plus précisément, s’ils adoptent au moins certaines des
propositions économiques du Parti libéral. Ignatieff a maintenu « qu’il
revient au premier ministre » de retrouver la confiance du Parlement, pour
continuer « Mais j’aimerais ajouter que je suis un représentant élu
responsable et que je veux le meilleur pour mon pays. Je ferai tout ce qui est
en mon pouvoir pour sortir le pays de cette crise. »
Le NPD et les syndicats continuent à
soutenir avec enthousiasme l’entente de coalition que le NPD a forgée avec les
libéraux même si ceux-ci sont prêts à la laisser tomber et à soutenir le
gouvernement Harper (voir La coalition
libérale-NPD au Canada : un outil de la grande entreprise).
Entièrement opposé à toute remise en cause
du capitalisme, la réponse des syndicats et des sociaux-démocrates à la récession
mondiale a été de plaider pour que le gouvernement intervienne pour que
l’élimination des emplois industriels se fasse de façon plus ordonnée afin de
restaurer la profitabilité, acceptant par le fait même les fermetures d’usines,
les mises à pied, les coupes dans les salaires et les autres concessions.
Les travailleurs doivent considérer comme
un sérieux avertissement les événements des deux dernières semaines. Le
gouvernement de coalition proposé par les libéraux et le NPD était
manifestement à droite. Entre autres, la coalition s’était engagée à continuer
la guerre en Afghanistan pour trois ans encore et implémenter le plan de
diminutions des impôts pour les entreprises de 50 milliards sur cinq ans mis en
place par les conservateurs.
Ceci n’a pas empêché la bourgeoisie
canadienne, qui considérait qu’un tel gouvernement n’était pas à son goût, à
tout le moins pour maintenant, de piétiner la démocratie parlementaire pour
l’empêcher de prendre le pouvoir. Si la classe dirigeante est prête à prendre
des actions aussi impitoyables et antidémocratiques lorsqu’il est temps de
bloquer les ambitions d’un gouvernement pro-capitaliste, comment répondra-t-elle
lorsqu’elle sera confrontée à un mouvement de la classe ouvrière en opposition
à son assaut de plus en plus important sur les emplois, les salaires ainsi que
les services sociaux publics ?
(Article original anglais paru le 13
décembre 2008)