Malgré les pressions de l’administration
Bush, les deux principaux partis du Pakistan, le Parti du peuple pakistanais
(PPP) et la Ligue musulmane-Nawaz (PML-N), se sont entendus jeudi le 21 février
pour forger un gouvernement de coalition au niveau national et des coalitions
du même genre dans les quatre provinces du pays.
Bien que des observateurs de
l’Union européenne aient reconnu que les élections étaient biaisées
contre le PPP, le PML-N et les autres partis de l’opposition, le PPP a
obtenu environ 33 pour cent des sièges à l’Assemblée nationale et le PML-N
environ 25 pour cent. Dans les élections provinciales au Punjab, la province où
se concentre la majorité de la population pakistanaise, la position des deux
partis d’opposition est effectivement inversée.
Le PPP,
le PML-N et un parti de moindre envergure avec lequel ils ont accepté de
s'allier, le Parti national awani basé sur l’ethnie pachtoune, sont tous
des ennemis avoués du président Pervez Moucharraf qui a pris le pouvoir en 1999
au moyen d’un coup d’État militaire pour devenir un peu plus tard
un allié clé des États-Unis dans la « guerre contre le terrorisme ».
Promettant depuis plusieurs années
qu’il restaurerait la démocratie, Moucharraf a imposé la loi martiale
pendant six semaines à la fin de l’an dernier pour qu’il puisse
nommer des juges qui donneraient leur approbation légale à sa réélection
anticonstitutionnelle comme président jusqu’en 2012. La loi
d’urgence a aussi été utilisée pour imposer une censure serrée à la
presse et pour intimider l’opposition dans la période menant aux
élections nationales et provinciales.
Les sondages montrent depuis longtemps que
la vaste majorité des Pakistanais veulent que Moucharraf démissionne et que le
gouvernement américain est détesté à la fois parce qu’il a soutenu la
suite de dictatures militaires à Islamabad et parce qu’il a occupé
l’Irak et l’Afghanistan. L’assassinat le 27 décembre dernier
de la chef et candidate présidentielle du PPP, Benazir Bhutto, a provoqué un
soulèvement national au cours duquel furent attaqués des symboles du régime Moucharraf,
tels que des installations gouvernementales et des bureaux du parti pro-Moucharraf
fondé par l’armée, la ligue musulmane du Pakistan (PML (Q)).
Et pourtant, selon plusieurs reportages,
l’administration Bush a été choquée par la débâcle du PML (Q) et des
autres partis qui étaient alliés à Moucharraf, comme le MMA, une alliance de
partis fondamentalistes islamiques, et le MQM, qui affirme représenter la
communauté mohair qui parle l’urdu.
Le quotidien pakistanais The News a
rapporté : « Des sources du PPP ont confirmé que les Américains ont
fait une grande pression sur la personne qui codirige le PPP pour qu’elle
entre en coalition avec les partis comme le PML-Q et le MQM, mais pas avec le PML-N. »
Après la mort de Bhuto, on a vu
l’ambassadeur américain au Pakistan demander une rencontre avec le
conjoint de Bhutto qui lui a aussi succédé à la tête du PPP, Asif Ali Zardari.
Pendant une bonne partie de l’an passé, Bhutto discutait avec Washington
au sujet de la possibilité de s’associer avec Moucharraf. Mais une
entente à trois n’a jamais pu être conclue à cause de l’opposition
de Moucharraf et de ses alliés et de la montée de l’opposition populaire
envers le gouvernement contrôlé par l’armée.
La Ligue
musulmane-Nawaz, qui comme son nom le laisse entendre a été construite autour
de son chef Nawaz Sharif, a été exclue de la tentative par
l’administration Bush de donner plus de légitimité populaire au moyen
d’une entente avec l’opposition. Sharif, malgré sa politique de
droite et ses liens étroits avec la famille royale d’Arabie saoudite, a
été rejeté par l’administration Bush à cause de son opposition à Moucharraf
(lequel a fait tomber son gouvernement en 1999) et à cause, également, de ses
liens avec la droite islamique fondamentaliste.
Jeudi le 21, après qu’il est devenu
évident pour tous que Zardari et Sharif étaient près d’établir une
alliance défiant les pressions américaines, George Bush a téléphoné à Moucharraf.
Aucun détail de leur conversation n’a filtré.
À Bruxelles, le secrétaire d'État adjoint aux affaires de
l'Asie du Sud et du Centre, Richard Boucher, a réitéré le soutien des
Etats-Unis pour Moucharraf. « Nous espérons collaborer avec le président Moucharraf
dans son nouveau rôle », a déclaré Boucher. Ignorant les méthodes dictatoriales
à l’aide desquelles Moucharraf s’est fait réélire, Boucher a
affirmé, « Il est maintenant président civil. »
Nawaz Sharif et la majorité de la presse pakistanaise ont
demandé à Moucharraf qu’il démissionne, mais il s’est engagé à
demeurer président. Il a aussi déclaré que toute tentative du parlement de
réintégrer les quelque 60 juges de la Cour suprême et supérieure qu’il
avait évincés en novembre dernier serait illégale sous son régime de loi
martiale.
Cette semaine, dans un geste
visant manifestement à mettre de la pression sur Zardari, le gouvernement
pakistanais a pressé les tribunaux suisses d’activer les procédures
concernant une affaire de corruption vieille de dix ans contre le chef du PPP. Zardari,
qui est connu pour avoir soutiré des pots-de-vin dans des contrats
gouvernementaux durant le deuxième mandat de sa femme en tant que première
ministre, aurait touché 55 millions de dollars en pots-de-vin qui se
trouveraient aujourd’hui dans un compte de banque en Suisse.
À leur conférence de presse conjointe, jeudi, Zardari et
Sharif ne se sont pas engagés définitivement à s’opposer à Moucharraf en
entamant des procédures de destituion pour ses violations répétées de la
constitution ou en tentant de réintégrer les juges évincés. Ils ont déclaré que
ces questions seraient réglées par le prochain parlement.
Sharif a déclaré qu’« en principe, il n’y
a pas de désaccord [entre les deux partis] sur le rétablissement du système
judiciaire. Les détails seront fixés par le parlement. » Mais l’on
ne sait toujours pas si toutes les décisions rendues par les juges mis en place
par Moucharraf, y compris celle qui a jugé constitutionnelle son élection à la
présidence en octobre dernier, seront invalidées.
Sharif a clairement affirmé que Moucharraf devait démissionner.
Mais les médias ont soulevé le fait que la position de Zardari était beaucoup
moins catégorique. Il s’est contenté de dire que « le mandat du
peuple est clair ».
Sans aucun doute, la
population fait énormément pression sur le nouveau gouvernement pour
qu’il s’oppose à Moucharraf. Jeudi et vendredi, des avocats ont
organisé des manifestations afin d’exiger la réintégration des juges
évincés. Dans plusieurs villes ces manifestations ont été attaquées par les
forces de sécurité.
Par respect pour Washington,
la direction du PPP n’a jamais rejeté la possibilité de collaborer avec Moucharraf.
Mais les leaders du PPP ont admis que la position anti-Moucharraf plus musclée
de Sharif avait été un facteur important dans le succès du PML (N) lors de
l’élection de lundi dans le Punjab.
Zardari et Sharif ont soutenu
qu’ils souhaitaient le rétablissement de la constitution d’avant
octobre 1999.
Moucharraf avait réécrit la
constitution afin d’augmenter les pouvoirs du président et accorder à
l’armée, son principal rempart qui le maintient au pouvoir, un rôle
permanent et décisif dans l’élaboration de la politique gouvernementale à
travers le Conseil de sécurité nationale (inspiré de la Turquie) qui est
contrôlé par l’armée. Le président a ainsi le pouvoir de destituer le
premier ministre et de dissoudre le parlement. Il est aussi le commandant en
chef des forces armées.
Lorsqu’on lui a demandé
si des éléments pro-Moucharraf feraient partie du gouvernement de
« consensus national » dirigé par le PPP, Zardari a déclaré, « Il
n’existe pas de groupe et de parti politique pro-Moucharraf au
pays. »
Mais Sharif, dans le but de
renforcer sa position dans les négociations avec le PPP, inciterait des membres
élus du PML (Q) à faire défection et à rejoindre son parti. Pour un grand
nombre de ces élus, cela constituerait un retour au bercail, car le PML (Q)
avait été principalement formé des membres du parti de Sharif qui
s’étaient rangés du côté de Moucharraf après son coup d’Etat de
1999.
Zardari et Sharif ont probablement été encore moins clairs
sur ce qu’ils comptent faire pour faire face à la crise économique qui
dans les derniers mois s’est manifestée par une augmentation inexorable
des prix de la farine et de la nourriture et par des pannes
d’électricité. Dans les milieux dirigeants, tout le monde sait que le
nouveau gouvernement devra prendre des mesures impopulaires, comme hausser
drastiquement les prix des produits du pétrole.
Si ni le PPP et ni le PML (N) n’ont parlé en détail de
leur politique économique pendant les élections, c’est parce qu’ils
sont d’accord avec l’orientation néolibérale du régime de Moucharraf.
Une des choses concrètes sur lesquelles les deux partis se
sont mis d’accord est de demander à l’ONU d’enquêter sur
l’assassinat de Benazir Bhutto.
Concédant qu’il y a
beaucoup de questions litigieuses qui séparent le PPP du PML (N), un conseiller
de Zardari a dit que les deux partis reconnaissent que des négociations
prolongées seront nécessaires « pour s’occuper des détails pratiques
des manières avec lesquelles on peut réconcilier la position de Nawaz Sharif
avec la nôtre. »
Les familles de Bhutto et de
Sharif ainsi que leurs partis respectifs ont longtemps été des ennemis
politiques acharnés. Pendant les années 1990, Sharif, qui commença sa carrière
comme protégé du dictateur militaire Zia ul-Haq, a travaillé deux fois en
collaboration avec l’armée et la bureaucratie gouvernementale afin de
renverser la première ministre Benazir Bhutto.
Bhutto, pour sa part, avait
initialement salué le coup d’État de Moucharraf contre Sharif.
L’année dernière, elle a conclu une alliance avec Sharif et son PML (N)
dans le but d’en arriver à une entente avec le dictateur Moucharraf.
Pendant que les deux partis parlent maintenant de s'allier
dans une croisade pour la démocratie, ils défendent tous deux l’ordre
social capitaliste extrêmement inégal qui est à la base de la démocratie
pakistanaise morte-née. Les Bhutto sont eux-mêmes une des grandes familles de
propriétaires fonciers de Sind et Sharif est le descendant de riches
industriels.
Lorsqu’ils ont formé le gouvernement dans le passé, le
PML (N) tout comme le PPP ont soutenu l’alliance militaire vieille de
plusieurs décennies avec Washington et aucun des deux n’a la volonté de
remettre en question cette alliance.
Sharif a sans doute gagné des
votes en attaquant les Etats-Unis pendant les élections pour leur soutien
inébranlable envers Moucharraf. Mais, en novembre dernier, dans une chronique
du Washington Post, il proclama que les Etats-Unis était
l’« allié naturel » du Pakistan.
Si les Etats-Unis s’agrippent au régime assiégé de Moucharraf,
c’est avant tout pour garantir au corps des officiers
pakistanais — qui sont anxieux de maintenir leur rôle central
au sein du gouvernement du Pakistan ainsi que leurs avoirs — que
Washington continue à voir ce corps comme le pivot des relations
américano-pakistanaises.
Pour montrer l’importance de l’armée pakistanaise
dans les intérêts et les plans géopolitiques de Washington en Asie centrale et
au Moyen-Orient, l’administration Bush a divulgué des renseignements dans
les derniers jours concernant ses opérations reliées à l’armée et au
service de renseignements du Pakistan. Selon des sources du gouvernement
américain, l’armée pakistanaise et ses conseillers militaires américains
pour les renseignements étaient sur le point de lancer une offensive majeure
contre les éléments pro-talibans dans la tribu parlant pachtoune et dans les
zones de l’Afghanistan frontalières au Pakistan.
L’article le plus
significatif est paru dans le New York Times d’hier qui révélait
publiquement pour la première fois que la CIA opère une base quasi-militaire
dans le Pakistan. Selon l’article du Times, la CIA aurait
récemment obtenu le feu vert du Président pakistanais pour mener des attaques
contre des présumés insurgés islamistes au Pakistan : « Entre autres
choses, les nouveaux arrangements permettent une augmentation dans le nombre et
dans l’étendue des patrouilles et des attaques menées par des avions de
surveillance armés lancés à partir d’une base secrète au
Pakistan—une stratégie beaucoup plus agressive pour attaquer les talibans
et al-Qaïda qu’avant. »
Même si l’article du Times n’en fait pas
mention, une telle base de la CIA serait aussi utilisée comme une zone de
lancement pour des activités américaines contre le voisin du Pakistan,
l’Iran.
(Article original anglais paru le 23
février 2008)