Défiant les demandes du gouvernement irakien et du
gouvernement régional kurde pour que la Turquie cesse son invasion, Ankara
poursuit son déploiement de soldats et d’équipement au nord de
l’Irak kurde. Les troupes turques ont avancé d’au moins 30
kilomètres à l’intérieur du territoire irakien depuis le déclenchement de
l’invasion dans la nuit de jeudi sous le prétexte de détruire les bases
du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) situées dans les montagnes.
Des centaines de commandos des forces spéciales opéreraient
dans les montagnes du Qandil au nord-est, où la frontière irakienne rencontre à
la fois la Turquie et l’Iran. Depuis la mi-décembre, la Turquie a mené de
multiples frappes aériennes dans la région, bombardant les villages et les
points d’observation où elle soutenait qu’il y avait présence du
PKK. Le maire irakien kurde de Deralouk a déclaré au Washington Post que
plus de 100 villages avaient été abandonnés en raison de la guerre aérienne.
L’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) évalue à 1255 le
nombre de réfugiés causés par les bombardements turcs.
Les troupes turques auraient traversé la frontière dans la
région du Zap, du côté ouest du massif, et auraient engagé de violents combats
avec les combattants du PKK. Des frappes aériennes turques et des assauts avec
hélicoptères de combat ont été menés samedi près de la ville d’Amadiyah.
Un hélicoptère turc a été abattu.
Le nombre exact de soldats
turcs déployés n’est pas le même selon les différents rapports. Le
gouvernement irakien à Bagdad a minimisé l’incursion, affirmant
qu’elle était « très, très limitée » et n’était formée
que de 1000 soldats tout au plus. Cependant, l’agence de presse Firat,
qui est liée au PKK, a déclaré dimanche que 5000 soldats et au moins 60 chars
d’assaut convergeaient vers la ville de Haftanin. Un grand nombre de
soldats turcs auraient aussi été aperçus, quittant la ville turque de Cizre et
se dirigeant vers l’Irak à l’est. Au total, on croit que
l’armée turque aurait mobilisé plus de 50 000 soldats à la frontière
irakienne. La presse turque a rapporté vendredi que 10 000 soldats avaient
pris part à l’invasion. L’agence Reuters, citant une source
militaire turque, a affirmé que 8000 soldats avaient traversé en Irak.
L’information
disponible laisse croire que l’armée turque compte occuper de façon
permanente la région du massif du Qandil. Au cours du week-end, des avions de
guerre turcs ont détruit cinq ponts qui enjambaient une rivière importante,
isolant ainsi la région montagneuse du reste de l’Irak et empêchant des
milliers de villageois de retourner chez eux.
Des commandants turcs
affirment que leurs forces auraient déjà tué 112 guérilleros kurdes alors que
15 de leurs soldats auraient perdu la vie. Bien que les chemins les plus connus
permettant la fuite aient été rendus impraticables par la destruction des
ponts, l’armée turque a rapporté dimanche que le PKK « tente de fuir
vers le sud, complètement affolé ».
Le gouvernement turc a offert
l’assurance que l’invasion a pour objectif limité de détruire le
PKK et qu’il « attache de l’importance à l’intégrité
territoriale de l’Irak et défend énergiquement son intégrité territoriale
et son unité politique ». Des déclarations non confirmées et attribuées
aux commandants militaires dans les médias turcs ont suggéré que les forces
d’invasion allaient être retirées après 15 jours.
Ces affirmations ne sont pas crédibles. Bien que les
militaires turcs vont certainement utiliser l’occasion que leur offre
l’invasion pour tuer le plus possible de combattants du PKK,
l’objectif clair de l’invasion est de réduire les ambitions du
gouvernement régional kurde pour une plus grande indépendance économique et
politique envers l’Irak.
Pour la classe dirigeante turque, l’existence
d’un État autonome kurde à sa frontière sud est déjà considérée comme un
énorme danger. Tout au long de son histoire moderne, l’État bourgeois
turc a étouffé les demandes venant des larges groupes minoritaires kurdes. Sous
certaines conditions, un État autonome kurde économiquement énergique a le
potentiel politique de fonctionner comme base pour un mouvement qui
s’étende à travers les régions à population kurde de l’Irak, de la
Turquie, de la Syrie et de l’Iran et fasse éclater ces états par la
création d’un grand « Kurdistan ».
Les préoccupations de la Turquie sont allées en croissant
au cours de la dernière année alors que le le gouvernement régional kurde
sollicite sur l’arène internationale plus d’investissements pour le
pétrole et pour d’autres projets économiques sur son territoire. Ces
craintes auraient dramatiquement augmentées par la déclaration
d’indépendance du Kosovo et la décision des États-Unis et des autres
puissances de le reconnaître.
Ce n’est pas par hasard que l’invasion a été
lancée juste quelques jours après la déclaration d’indépendance du Kosovo
et les annonces par le gouvernement régional kurde d’ententes avec la
National Oil Corporation de la Corée du Sud pour le développement des champs
pétrolifères au nord de l’Irak et du contrat de 10,5 milliards de dollars
américains avec la Ssangyong Engineering and Construction de Corée pour la
modernisation rapide des infrastructures de la région. Des milliers de troupes
coréennes sont toujours stationnées autour de la capitale kurde d’Erbil.
La Turquie fait face à la possibilité de voir plusieurs gros joueurs
internationaux supporter une déclaration d’indépendance du gouvernement
régional kurde, invoquant le Kosovo comme précédent.
L’invasion est également une réponse à la demande
renouvelée du dirigeant Kurde, Massoud Barzani, pour la tenue d’un
référendum dans la région riche en pétrole de la province irakienne de Kirkouk
sur la question de savoir si la majorité kurde de la population souhaite se
joindre au gouvernement régional kurde. Le 18 février, Barzani, le président du
gouvernement régional kurde, a rencontré des représentants des Nations unies et
de l’Union européenne afin d’obtenir leur aide pour la tenue d’un
référendum dans les six prochains mois.
L’incorporation de Kirkouk à la région kurde
donnerait à celle-ci le contrôle sur près de 30 à 40 pour cent des champs
pétrolifères de l’Irak, incluant sur ce que les experts croient être de
grandes réserves non encore exploitées. La Turquie s’est constamment
objectée au contrôle de Kirkouk par les Kurdes sous prétexte que cela pourrait
mener à des violations des droits de l’Homme contre l’importante
minorité turkmène de langue turque de la province.
C’est trop tôt pour déterminer quel sera l’impact
d’une invasion turque sur le flux d’investissements dans le
Kurdistan et sur le statut de Kirkouk. Cependant, cela aggravera les tensions
ethniques dans la ville entre les Kurdes et les Turkmènes. Toute action par le
gouverenement régional kurde en vue d'un référendum sera possiblement
accompagnée de provocations violentes ayant pour but d’exacerber les
divisions et de justifier l’intervention de la Turquie.
Les actions de la Turquie ont été appuyées par
l’administration Bush et l’armée américaine fournit présentement
des renseignements sur les emplacements et les déplacements du PKK. La Turquie
est considérée comme un allié crucial au Moyen-Orient, particulièrement pour
une action militaire américaine contre l’Iran ainsi que pour la lutte
géopolitique américaine à long terme contre la Russie et les autres grandes
puissances pour le contrôle des ressources des républiques de l’Asie
centrale. En dernière analyse, les ambitions de ses anciens collaborateurs
kurdes en Irak peuvent être sacrifiées.
Cependant, la nervosité est palpable dans le camp de
Washington quant aux implications de l’invasion et du potentiel pour
l’éruption de combats ouverts entre les forces turques et le gouvernement
régional kurde. Robert Gates, le Secrétaire à la Défense, a dit aux
journalistes samedi qu’il voyait l’opération turque comme
ceci : « moins ce sera long, mieux ce sera » .
Dimanche, le gouvernement turc a déclaré que « des
groupes irakiens locaux sont supposés empêcher les membres du groupe terroriste
[le PKK]… d’entrer
dans leur région et de leur donner refuge ». S’ils se servent d’allégations
selon lesquelles le gouvernement régional kurde fournit une protection aux
combattants du PKK pour justifier une avancée plus profonde dans la région
kurde, ils seront bloqués par la milice des peshmerga, forte de 80 000
hommes. Les dirigeants kurdes savent parfaitement que l’opération a des
motifs plus larges que de simplement s’occuper du PKK.
Barzani a déclaré dimanche : « Nous doutons des
véritables intentions derrière les attaques turques et nous croyons que leur
cible est la région du Kurdistan et non le PKK. Autrement, quelle est la raison
derrière la destruction de ponts essentiels utilisés par les citoyens dans leur
vie de tous les jours, des ponts qui se situent à l’intérieur des zones
peuplées ? Où est le lien avec le PKK ? »
Pendant que la situation se
prolonge, les forces turques consolident des positions qui les placent à
l’intérieur d’une courte distance de centres kurdes clés comme
Dohouk et la capitale Erbil. Si elles ne se retirent pas, des conflits sont
probables. Le ministre des Affaires étrangères irakien, Hoshyar Zebani, a dit à
la BBC dimanche que l’invasion « pourrait déstabiliser la région
parce qu'un seul faux pas pourrait mener à une escalade. »
Le chaos et l’instabilité créés par l’invasion
américaine sont en train d’engloutir la seule partie de l’Irak qui
a été quelque peu épargnée de la destruction infligée au reste du pays.
Pour l’occupation américaine, les conséquences seront
considérables. En particulier, l’appui des Etats-Unis pour la Turquie est
en train d’ébranler ce qui restait de soutien parmi les Irakiens kurdes
pour la présence américaine dans le pays. Serhat Erkmen, un expert du
Moyen-Orient qui travaille pour le Centre eurasiatique de recherches
stratégiques, a dit au journal turc Zaman : « Les Kurdes
commenceront à se poser des questions, "chaque fois que nous coopérons
avec eux, les Etats-Unis nous abandonnent." »
(Article original anglais paru le 25 février 2008)