Dimanche dernier, un incident dans le détroit d’Ormuz
impliquant des navires de guerre américains et des vedettes iraniennes a été
utilisé pour intensifier les tensions dans le Golfe à la veille de la première
longue visite de Bush au Moyen-Orient. Le ministère des Affaires étrangères
iranien a minimisé la portée de l’incident, le qualifiant
d’« incident ordinaire » qui « se produit de temps à autre
entre les deux camps », mais le Pentagone et la Maison-Blanche ont réagi
tout autrement, affirmant que les actions iraniennes avaient été provocatrices
et dangereuses.
Les seuls détails de l’incident ont été fournis par
le vice-amiral américain Kevin Cosgriff, commandant de la 5e Flotte américaine
basée à Bahreïn, qui a déclaré aux médias que cinq navires iraniens avaient
approché à haute vitesse trois navires de guerre américains alors qu’ils
traversaient le détroit d’Ormuz à cinq kilomètres des eaux iraniennes. Un
message radio avertit que les bâtiments américains étaient sur le point
d’exploser alors que deux des navires iraniens s’approchaient à 500
mètres du USS Ingraham et larguèrent des boîtes blanches sur son chemin. Les
navires de guerre américains ont à ce moment haussé leur « niveau
d’alerte », mais aucun coup ne fut tiré et le Ingraham passa en
toute sécurité. L’incident en entier était terminé en moins de 30
minutes.
Par la suite, plusieurs avertissements importants des
Etats-Unis ont été émis. Un porte-parole du Pentagone, Bryan Whitman, a décrit
les actes, auxquels aurait participé la Garde révolutionnaire iranienne (IRG),
comme étant « irréfléchis, téméraires et potentiellement hostiles ».
Dans une autre déclaration, le porte-parole de la Maison-Blanche pour la
sécurité nationale, Gordon Johndroe, a déclaré : « Nous invitons les
Iraniens à s’abstenir de tels actes provocateurs, susceptibles de
dégénérer en un incident dangereux à l’avenir. » Le secrétaire à la
Défense des Etats-Unis, Robert Gates, a déclaré que l’incident était
« préoccupant » et que « le risque d’escalade est
réel ».
On peut fortement douter de toutes ces déclarations. Bien
qu’il n’existe pas de rapport indépendant sur ce qui s’est
passé, on ne peut certainement pas rejeter la possibilité que l’incident
ait été volontairement provoqué par la marine américaine plutôt que par les
navires de l’IRG, dans le but d’alimenter les tensions au moment où
Bush visite la région. Washington est reconnu pour de telles provocations, y
compris dans le but de créer le prétexte pour une guerre. En 1964, par exemple,
l’administration Johnson avait concocté le célèbre « incident du
golfe du Tonkin » qui avait fourni la justification pour
l’intensification de l’intervention militaire américaine au Viêt-Nam.
Considérant la visite de Bush au Moyen-Orient, il est clair
que Washington a beaucoup plus à gagner en soulignant la « menace
iranienne » que Téhéran de risquer une confrontation militaire
potentiellement désastreuse. Le président des Etats-Unis a déclaré à maintes
reprises au cours des derniers jours que l’un des objectifs de ce voyage
de sept jours était de mettre en garde contre la menace iranienne. La semaine
dernière, il déclara à la chaîne Al-Arabiya : « Je vois le régime iranien
comme une menace. Ce voyage servira en partie à dire aux gens que oui, nous
nous engageons à vous aider [contre l’Iran], si vous voulez notre aide, à
améliorer la sécurité. »
Officiellement, le principal objectif de la visite de Bush
est de concrétiser la décision prise au sommet d’Annapolis en novembre
visant à ratifier un solide traité entre Israël et l’Autorité
palestinienne d’ici la fin de l’année. Le président américain
devrait passer les trois premiers jours de son voyage en Israël et en Cisjordanie
à discuter avec les chefs israéliens et palestiniens. Personne cependant ne
s’attend à ce qu’aucun progrès sérieux ne soit réalisé dans ce
projet fantaisiste. En effet, tout juste avant l’arrivée de Bush,
l’armée israélienne a été impliquée dans des actes de répression, dont
une large opération de trois jours dans la ville cisjordanienne de Nablus, sans
aucun doute afin d’insister sur les exigences israéliennes que le
président palestinien Mahmoud Abbas procède au démantèlement des
« organisations terroristes ».
Ce qui était sous-jacent à la conférence d’Annapolis
était d’aller chercher l’appui d’Etats arabes soi-disant
modérés, incluant l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Égypte pour
les plans du gouvernement américain d’intensifier les hostilités tant
économiques que militaires vis-à-vis l’Iran. Pendant la dernière année,
Washington a cherché à capitaliser sur les inquiétudes dans les capitales
arabes « sunnites » quant à l’influence grandissante de
l’Iran « chiite » suite à l’invasion de l’Irak
menée par les Etats-Unis en 2003 et le renversement du rival principal de
Téhéran, le régime de Saddam Hussein. La campagne américaine a été accompagnée
par une augmentation des demandes pour des sanctions des Nations unies et des
menaces économiques et militaires contre le régime iranien sur son supposé
programme d’armements nucléaires, son soutien à des insurgés
anti-américains en Irak et son soutien à des organisations
« terroristes » comme le Hezbollah au Liban et le Hamas dans les
Territoires palestiniens.
Les plans de la Maison-Blanche ont été significativement minés
après le sommet d’Annapolis lorsque 16 agences de renseignements
américaines ont publié le rapport de la direction du Renseignement national
(NIE) sur l’Iran, qui a été longtemps retardé. Ce rapport conclut que Téhéran
a cessé tout programme d’arme nucléaire en 2003. En mettant à nu les
prétentions souvent sensationnelles, mais sans fondement de
l’administration Bush sur la menace nucléaire iranienne, la NIE mine un
prétexte potentiel pour une confrontation contre l’Iran, sur laquelle
Israël et d’autres alliés américains ont fondé leurs propres calculs.
Réactions régionales
La visite de Bush au Moyen-Orient est destinée à consolider
les alliances américaines dans la région, surtout en ressuscitant la
« menace iranienne ». Vendredi dernier, il a dit au journal israélien
Yediot Ahronot : « Je me rends au Moyen-Orient en partie pour
bien faire comprendre aux nations de cette partie du monde que nous voyons
l’Iran comme une menace et que la [NIE] n’amoindrit cette menace
d’aucune manière, mais en fait la rend encore plus évidente. »
Ce n’est pas par accident que les commentaires de Bush
sont dirigés vers Israël, dont les chefs ont été très critique du NIE.
L’establishment politique et militaire israélien, qui voit l’Iran comme
son principal rival régional, a régulièrement cherché à obtenir des garanties
de l’administration Bush qu’elle « s’occuperait »
de Téhéran avant de quitter la Maison-Blanche. Des ministres importants ont mis
en garde qu’Israël pourrait prendre des actions militaires de son propre
chef pour contrer la « menace » posée par les établissements
nucléaires iraniens.
Lorsque Bush atterrira demain, le sujet en haut de la liste,
du moins derrière les portes closes, sera l’Iran, plutôt qu’un
traité avec l’Autorité palestinienne. Meir Javedanfar, un Iranien
expatrié et analyste financier demeurant en Israël, a dit au Washington Post
ce lundi : « L’Iran, pour Israël, est le sujet numéro un. La
plupart des politiciens d’Israël et la population voient l’Iran
comme une menace plus importante que le Hamas. Et le gouvernement israélien sera
impatient que Bush leur montre qu’il est toujours déterminé à contrer
l’Iran. »
Un commentaire du Jerusalem Post, un journal de droite,
rejetait les garanties de Bush samedi selon qui les États-Unis défendront
Israël contre toute attaque iranienne. « Le fait que Bush ait voyagé ici
pour montrer son soutien et son engagement envers Israël et la région ne doit
pas être minimisé. Le geste est important et apprécié, peut-on lire dans le quotidien.
Mais, Bush lui-même est un chef qui comprend vraisemblablement que l’essentiel
est le fond du problème, et ce dernier est clair : Laissera-t-on
l’Iran avoir des armes nucléaires ou non ? »
Le Times britannique a indiqué que des responsables
israéliens sur la sécurité avaient l’intention de mettre Bush au
courant « de leurs derniers renseignements sur le programme nucléaire
iranien et de la façon de le détruire ». Les services de renseignements
israéliens, écrit l’article, avaient des preuves « solides comme le
roc » selon lesquelles l’Iran avait recommencé son programme
d’armes nucléaires. « Ehoud Barak, le ministre de la Défense,
voudrait le convaincre [Bush] qu’une attaque militaire israélienne contre
les établissement d’enrichissements de l’uranium en Iran serait possible
si les efforts diplomatiques ne sont pas en mesure d’arrêter les
opérations nucléaires », ajoute-t-il.
Pour la dernière partie de son voyage, Bush sera dans le
golfe Persique (au Koweït, à Bahreïn, aux Émirats arabes unis) où il prononcera
un discours-programme à Abu Dhabi, et en Arabie saoudite et pour finir, en
Égypte, où il rencontrera le président Hosni Moubarak. Tous ces régimes arabes
dictatoriaux, qui ont exprimé des craintes au sujet de l’influence
iranienne et de l’émergence du « croissant chiite », faisaient
partie, dans les plans de Washington, d’une alliance anti-iranienne. Mais
dans la foulée du NIE, on arriva à la conclusion que les Etats-Unis allaient
devoir reporter tous projets d’attaque militaire contre l’Iran. En
s’adressant au Washington Post, le secrétaire général de la Ligue
arabe, Amr Moussa, a résumé cette position en affirmant : « Tant
qu’ils n’ont pas de programme nucléaire... pourquoi devrions-nous
isoler l’Iran ? Pourquoi s’en prendre à l’Iran
maintenant ? »
Certains éléments semblent suggérer que des
alliés des Etats-Unis ont tenté d’en arriver à leurs propres arrangements
avec Téhéran en réalisant rapidement plusieurs avancées diplomatiques. Au début
décembre, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad a pris la parole devant une
rencontre du Conseil de coopération du Golfe, qui fut formé en 1981 durant la
guerre Iran-Irak pour contrer Téhéran. Et dans ce qui constitua une autre
première pour un président iranien, le roi saoudien Abdoullah a personnellement
invité Ahmadinejad à visiter La Mecque à l’occasion du pèlerinage
religieux annuel du hajj et s’est par la suite entretenu avec lui. De
plus, le mois dernier, le négociateur en chef iranien Ali Larijani a visité
l’Égypte, un pays qui a coupé les liens avec l’Iran depuis 28 ans,
et a discuté de collaboration dans les programmes nucléaires et de reprise des
relations diplomatiques.
Lors d’une conférence de presse tenue la semaine dernière
par le Centre d’études stratégiques et internationales (Center for Strategic
and International Studies, CSIS) basé aux Etats-Unis, l’analyste Jon
Alterman a décrit la logique derrière ces évènements. « Nous aimons nous
représenter comme une constante dans le Golfe... [Mais] l’Iran est une
constante. L’Iran est quelque chose avec laquelle ils ont eu à négocier
non pendant des années ou des décennies, mais pendant des millénaires... Ils
sont plus réticents à confronter l’Iran. Ils sont plus intéressés à
coopérer avec l’Iran, parce qu’ils sentent que les Etats-Unis
pourraient venir et repartir, mais l’Iran, elle, va demeurer. »
À la même conférence, l’analyste de longue date du CSIS
Anthony Cordesman a mis en lumière l’influence croissante dans le Golfe
des rivaux américains, particulièrement ceux de l’Asie. Après avoir
prêté attention aux inquiétudes face à l’Iran et à l’occupation
américaine de l’Irak, il explique : « C’est aussi une
région qui avait du pétrole au prix de 10,98$ en 1998 et qui a grimpé au-dessus
de 100$ le baril cette semaine. C’est une région où l’acheteur principal
n’est pas l’Europe ou les Etats-Unis ou l’Occident ;
c’est l’Asie. Et l’Asie n’[est] pas seulement
l’acheteur principal maintenant ; c’est l’acheteur
principal qui va croître de façon régulière en termes de demande,
d’influence et d’argent. »
Les remarques de Cordesman montrent quel
est l’objectif principal de l’administration Bush, et en fait de
l’establishment politique dans son ensemble, qui est d’assurer la
domination des Etats-Unis dans cette région cruciale quant au pétrole au
détriment de ses principaux rivaux en Europe et en Asie, particulièrement le
géant économique naissant, la Chine. Washington n’a rien à offrir
économiquement aux régions du Golfe. En réalité, Bush vient pour obtenir de
l’aide pour les sociétés américaines écrasées par le rétrécissement du
crédit. L’organisme régulant les investissements à Abu Dhabi, nageant
dans l’argent provenant de l’augmentation du prix du pétrole, a
récemment promis d’octroyer 7,5 milliards de dollars pour soutenir
Citigroup Inc qui ne s’est pas relevé de la crise des prêts
hypothécaires.
Les Etats-Unis ont des liens étroits de
longue date et de très grandes bases militaires dans les Etats du Golfe. Lors
d’un voyage de Bush, on s’attend à ce que ce dernier discute de
plans pour le resserrement des liens avec les alliés des Américains et pour
concrétiser des ententes ayant été conclues l’an passé et portant sur la
vente d’armes et se chiffrant dans les 20 milliards. Mais si ces pays,
qui ont tous une importante richesse, arrivent à s’entendre avec
l’Iran, alors l’offre américaine ne sera pas aussi intéressante et
Washington risque de voir son influence diminuer alors que les autres grandes
puissances cherchent à obtenir une plus grande part dans la région.
L’autre levier que Washington se garde est son armée qui a déjà été
envoyée pour envahir et occuper l’Afghanistan et l’Irak.
C’est dans ce contexte qu’a
lieu l’incident du détroit d’Ormuz, trois jours seulement avant que
Bush n’arrive au Moyen-Orient. Si elle n’a pas organisé la
confrontation navale, l’administration Bush l’utilise assurément
beaucoup alors qu’elle cherche à exploiter la soi-disant menace iranienne
pour réaliser ses propres alliances dans la région.