Avec la reprise des piquets de grève le 7 janvier, les
scénaristes entameront leur troisième mois de grève contre des studios et des
chaînes de télévision plus intransigeants que jamais. Les employeurs ne
reculeront devant rien pour infliger une défaite aux plus de dix mille
scénaristes qui cherchent à s’assurer un avenir décent dans un monde médiatique
de plus en plus numérisé.
Aucune discussion contractuelle n’a eu lieu depuis le 7
décembre. Les représentants de l’AMPTP (Alliance of Motion Picture and
Télévision Producer), le syndicat des producteurs, ont quitté les négociations
ce jour-là, exigeant comme condition préalable à toute poursuite des
négociations l’abandon de revendications clés par la WGA (Writers Guild of
America, le syndicat des scénaristes).
Le 2 janvier, avec beaucoup de fanfare médiatique, les
« talk shows » de soirée ont repris leurs émissions normales sur NBC,
ABC et CBS. Seules les émissions de David Letterman and Craig Ferguson auront,
suite à un accord conclu entre la WGA et Worldwide Pants, société de production
de Letterman, des scénaristes préparant leur matériel. Les grévistes ont
organisé un piquet de grève dirigé contre les shows de Jay Leno et de Conan
O’Brien (tous deux sur NBC) ainsi que de celui de Jimmy Kimmel (sur ABC).
O’Brien a dit à ses téléspectateurs « Nous avons repris
nos émissions à présent, mais malheureusement nos scénaristes ne sont pas avec
nous. Je voudrais dire nettement que je soutiens leur cause, ce sont des gens
qui ont plein de talent, sont très créatifs et travaillent extrêmement dur et
je crois que ce qu’ils demandent est juste. »
Quels que soient les détails de cet accord avec Letterman, qui
a été loué par la direction de la WGA comme un « pas positif »,
celui-ci signifie relativement peu de chose dans le contexte général. Spéculer
sur des divisions réelles ou imaginaires entre les studios et les chaînes ou
bien compter sur l’affaiblissement de l’une ou de l’autre des grandes sociétés
revient seulement à éviter les questions décisives et à se leurrer.
Les hauts dirigeants de News Corp., Time Warner, GE, CBS,
Viacom, Disney et les autres trusts de l’industrie du divertissement brassant
des milliards de dollars forment une partie significative de l’élite dirigeante
américaine. Cette dernière a fait ce qu’elle a voulu ces dernières années,
éliminant emplois à salaire décent et programmes sociaux, réduisant les
salaires et les indemnités de millions de salariés et s’enrichissant dans le
même temps de façon fantastique grâce aux profits et à la bourse.
L’aristocratie patronale a la ferme intention de poursuivre cette politique.
Les directeurs de studios et de chaînes sont outrés de
l’audace des scénaristes qui défient leur droit à exercer un contrôle absolu
sur l’avenir du cinéma, de la télévision et d’autres médias, ce qui inclut
aussi presque toute la richesse produite dans ce domaine. Dans le cas des
scénaristes, ils ont l’intention de faire un exemple qui doit servir de leçon
aux autres travailleurs d’Hollywood, de New York et d’ailleurs. Les contrats
tarifaires pour les acteurs et les metteurs en scène expirent cet été.
Les scénaristes devraient prendre au sérieux la
« Lettre ouverte à l’industrie du divertissement » de l’AMPTP, qui
affirme de façon menaçante que « les scénaristes sont tout aussi loin
aujourd’hui de recevoir leur juste part des revenus des médias qu’ils ne
l’étaient quand la grève a commencé ». En effet, les studios et les chaînes
de télévision n’ont aucune intention de concéder aux scénaristes une
« juste part des nouveaux revenus des médias ». Ils sont prêts à les
laisser monter des piquets de grève pendant des mois jusqu'à ce qu’ils soient
démoralisés.
Depuis le début, les trusts du divertissement ont affiché
nettement leur volonté de sacrifier des recettes à court terme de façon à
s’assurer, aux dépens des scénaristes, des acteurs et d’autres représentants de
la profession, des profits massifs à l’avenir. Leur dureté est sans aucun doute
liée à l’inquiétude causée par des perspectives incertaines dans le contexte
d’une glissade généralisée vers la récession économique et d’audiences en
déclin, en particulier pour le film et la télévision traditionnels.
Les efforts déployés par l’AMPTP pour faire porter la
responsabilité des difficultés économiques subies par les autres catégories
professionnelles et celle des autres conséquences de la grève aux scénaristes,
ont eu peu d’impact sur l’opinion publique. Un récent sondage effectué par
Variety, a trouvé, de façon surprenante, que le pourcentage de gens interrogés
et pensants que la grève était nécessaire avait augmenté entre la mi-novembre
et la fin décembre. En même temps cependant, moins de personnes sondées étaient
optimistes quant à une résolution du conflit en faveur des scénaristes.
Les magnats du divertissement ne participent pas à un
concours de popularité. Ils représentent le capital mondial. Bien qu’il règne
entre eux une concurrence féroce, ils sont unis dans leur détermination à faire
baisser les coûts et à briser les scénaristes. Cette unité dans les objectifs a
été mise en évidence par la déclaration extraordinaire signée en décembre par
les chefs des huit sociétés les plus importantes: Peter Chernin de News
Corp., Robert Iger de Disney, Barry Meyer de Warner Bros., Leslie Moonves de
CBS, Jeff Zucker de NBC Universal, Brad Grey de Paramount, Michael Lynton de
Sony and Harry Sloan de MGM.
Ces individus, dont les activités sont parasitaires de bout
en bout, raflent à eux seuls des centaines de millions de dollars par an,
beaucoup plus que le syndicat ne demande d’augmentation annuelle pour plus de dix-mille
scénaristes.
Rupert Murdoch de News Corp. incarne bien la dureté et la
recherche de la richesse personnelle qui caractérise cette couche sociale. Il
voit dans la grève des scénaristes une menace économique et idéologique qui
doit être réprimée. Dans une interview donnée à la mi-décembre à Fox News (qui
lui appartient), Murdoch se plaint de ce que la grève, tout en se concentrant
sur la question de l’internet « avait fait du chemin. Et maintenant le
discours c’est, vous savez, celui des grosses sociétés pleines d’argent et de
nous autres pauvres scénaristes, comme s’ils… voulaient réellement passer à
quelque système socialiste et tirer les sociétés [médiatiques] vers le
bas ».
Cette remarque mérite qu’on s’y arrête à cause des grandes
questions historiques et sociales qu’elle soulève.
L’actuelle grève des scénaristes, comme l’indique Murdoch à
présent, a ouvert le second round des guerres hollywoodiennes, qui remontent au
début des années trente. Alors que les meilleurs artistes ont toujours aspiré à
représenter la réalité d’une façon véridique, les studios de cinéma et plus
tard les chaînes de télévision, ont eu deux préoccupations, l’accumulation des
profits et la défense idéologique de l’ordre existant.
Les écrivains et autres artistes de film intègres sont
poussés à parler de la vie de façon honnête. Un tel travail est inévitablement
de nature sociale et critique, sympathique vis-à-vis des exploités, hostile aux
riches et à leur arrogance, et s’indigne devant l’injustice. Il doit toujours
comporter un élément de protestation. En fin de compte, ces sentiments et ces
qualités sont incompatibles avec la recherche du profit par ceux qui dirigent
cette industrie et ont besoin de cacher les réalités sociales les plus dures.
L’histoire de la lutte entre ces deux impératifs qui tantôt apparait au grand
jour tantôt est dissimulée, est l’histoire d’Hollywood.
Les scénaristes n’ont peut-être pas cherché consciemment à
renverser les conditions telles qu’elles existent actuellement dans l’industrie
du divertissement, mais le fait qu’ils ont insisté pour obtenir des conditions
de travail décentes et un contrôle sur le sort de leur propre travail créatif a
toujours été vu comme une chose dangereuse par les directeurs de cette
industrie. Après tout, ce qui est en jeu ici, ce sont des médias au pouvoir
énorme et qui atteignent des audiences de masse.
Depuis les premiers jours du cinéma parlant, les scénaristes
ont été perçus comme un danger potentiel par leurs employeurs. Les studios de
cinéma avaient farouchement résisté à la fondation de la Screen Writers Guild
(le prédécesseur du WGA) en 1933. Irving Thalberg de MGM qualifiait les
dirigeants de la SWG de « tas de rouges ». Les chefs de
production des divers studios avaient envoyé alors à tous les scénaristes
qu’ils employaient un éditorial écrit par William Randolph Hearst et appelant
le syndicat des scénaristes « un outil des communistes radicaux ».
L’établissement définitif, après une décennie ou presque de
luttes acerbes, du syndicat des scénaristes, fut seulement rendue possible
d’abord par l’intervention de l’administration Roosevelt, inquiète que
l’intransigeance des studios ne radicalise les scénaristes et d’autres
professions à Hollywood et ensuite par l’approche de la Seconde Guerre mondiale
et le besoin de « faire face à la guerre (et à ses profits potentiels)
comme une nation unie » (L’inquisition à Hollywood : la politique de la
communauté du cinéma, 1930-1960, Larry Ceplair et Steven Englund).
Ceplair et Englund écrivent : « la lutte féroce
entre la direction des studios et le SWG, qui dura neuf ans, montra où se
trouvait le réel conflit à Hollywood, non pas dans la question de l’argent,
mais dans celle du contrôle de la production des films. Les producteurs étaient
prêts à payer des salaires gargantuesques aux meilleurs acteurs et metteurs en
scène, mais résistèrent constamment à tout empiètement sur les prises de décision
concernant la création. »
Ils poursuivent ainsi : « L’arrivée à Hollywood [à la
fin des années 1930] de centaines d’artistes tout frais émoulus de ces conflits
[sociaux] à l’Est, s’ajoutant au début de la plus grande dépression que le
monde a connu, a fait en sorte que soient posées les questions fondamentales
d’organisation ».
Ainsi que les questions fondamentales de la politique et de
la vie sociale. La résistance farouche des studios aux revendications les plus
modestes poussa une partie considérable des scénaristes à gauche, vers le Parti
communiste (pendant la Deuxième Guerre mondiale quelque 25 à 30 pour cent des
scénaristes les plus régulièrement employés étaient des membres du PC). Ce
parti, déjà stalinisé à l’époque, trahit et c’est tragique, leurs meilleures
aspirations.
L’assaut mené par les studios contre les conceptions
socialistes et de gauche diminua seulement pour un temps pendant la Seconde
Guerre mondiale. En effet à la veille de la guerre, la Commission sur les
activités non-américaines du Congrès (House Un-American Activities Committee),
connu alors sous le nom de Commission Dies (nommée d’après Martin Dies, un
député démocrate du Texas) et son homologue californien, la Commission Tenney
(nommée d’après le député Jack Tenney), fit une tentative pour déclencher une
chasse aux sorcières anti-communiste, ce qui fut rejeté par l’industrie du film
et par des parties puissantes de l’élite dirigeante américaine dans son
ensemble. On ne considérait pas cela comme opportun dans les conditions d’une
alliance militaire des Etats-Unis avec l’Union soviétique.
Avec le début de la guerre froide en 1947 cependant, l’establishment
politique américain, y compris son aile libérale, entreprit, en alliance avec
les directeurs des studios de cinéma, une vaste purge des éléments socialistes
et de gauche à Hollywood. Les crimes du stalinisme, en URSS et ailleurs, et
l’opportunisme abject du parti stalinien américain, leur rendirent la tâche
d’autant plus facile.
Une liste noire infâme et dégradante, qui avait tout d’abord
été utilisée dans les années 1930 contre les militants du SWG, fut mise en
service et des centaines d’individus furent, sur la seule base de leurs
conceptions politiques, privés de leur gagne-pain. La direction de la Screen
Writers Guild, à sa très grande honte, participa avec enthousiasme à ce
processus.
La critique sociale de fond fut pratiquement rendue illégale
dans l’industrie du film aux Etats-Unis et bien sûr dans les émissions de
télévision. Cela eut les pires conséquences sur les artistes de cinéma et de
télévision, le conformisme politique et l’assoupissement intellectuel furent à
l’ordre du jour et leurs conséquences se font encore ressentir aujourd’hui.
Les problèmes auxquels font face les scénaristes sont de
nature économique, politique et culturelle. Les studios et les chaînes ne
peuvent ni garantir un niveau de vie, des retraites et des indemnités décents,
ni la liberté artistique minimale nécessaire pour permettre aux scénaristes de
faire leur travail en bonne conscience.
Pour résister aux employeurs, la grève des scénaristes a
avant tout besoin d’être étendue à l’industrie toute entière. Une action
sérieuse impliquerait la fermeture de toute la production de cinéma et de
télévision. Acteurs, metteurs en scène, équipes de tournage, chauffeurs et
autres catégories de personnel doivent reconnaître que, si les scénaristes sont
battus, ce sera ensuite leur tour. Ayant porté un coup aux scénaristes, une des
plus grosses épines dans leur pied, les studios et les chaînes de télévision
seront encouragés à exiger des concessions majeures de toutes les autres
catégories de personnel. La spirale économique et sociale descendante sera
fortement accélérée à l’avantage des trusts du divertissement, touchant chaque
artiste de cinéma, tout comme les autres travailleurs et les petits employeurs
de la branche.
Les scénarises doivent aussi commencer à
comprendre qu’il n’y a pas de solution syndicale au problème. Monter des
piquets de grèves pendant des mois ne résoudra pas la question qui sous-tend ce
conflit, à savoir la mainmise du patronat sur l’industrie du divertissement. Le
problème auquel sont confrontés les scénaristes et l’ensemble de la population
c’est le capitalisme. Résoudre ce problème exige une nouvelle stratégie,
une lutte pour un large renouveau politique et culturel dans une perspective
socialiste.