Alors que des politiciens de droite sur trois continents
profitent des éloges d’une soi-disant brillante opération de sauvetage
d’otages détenus par les guérilleros des FARC (Forces armées
révolutionnaires de Colombie) réalisée le 2 juillet, certains doutes ont été
émis quant à la véritable nature de cette opération.
La libération d’Ingrid Betancourt, Franco-colombienne
et ancienne candidate à la présidence, de trois « entrepreneurs » militaires
américains sous contrat avec la compagnie Northrop Grumman et de onze autres
otages a été exploitée pour restaurer la politique discréditée de l’administration
Bush en Amérique latine, faire un héros d’Alvaro Uribe, le président
colombien impliqué dans le trafic de drogue et les massacres paramilitaires, et
raviver la faible popularité du président de droite français, Nicolas Sarkozy.
Même le sénateur John McCain, le candidat à la présidence
du Parti républicain, qui avait organisé une visite en Colombie (simple coïncidence ?)
la journée avant la libération des otages, a pu faire son numéro. Alors
qu’il était en Colombie, il a été mis au courant par Uribe, lui
permettant ainsi de s’associer avec l’opération qui allait être
menée.
Pratiquement rien ne peut distinguer McCain de son opposant
démocrate sur la question de la Colombie. Le sénateur Barack Obama a fait sa
propre déclaration de soutien à l’opération, qualifiant les FARC d’
« organisation terroriste » et donnant son appui au gouvernement colombien
pour qu’il ne fasse « aucune concession » aux guérilleros.
Malgré tout, si Uribe pouvait rendre un service politique, ce serait sans aucun
doute aux républicains, lui qui est depuis six ans le plus proche allié de
l’administration Bush en Amérique latine.
Ce que toutes ces personnes ont tenté d’exploiter est
l’indéniable sympathie du public pour Betancourt, une mère de deux
enfants gardée prisonnière dans la jungle durant six ans, et les autres otages.
De plus, elles présentent l’opération colombienne comme un brillant coup
des services de renseignement — décrite par certains comme étant sortie
tout droit d’un film d’Hollywood — dans la « lutte
mondiale contre le terrorisme ».
Bien sûr, la sympathie générée par les représentants
gouvernementaux et les médias autour de Betancourt, pas seulement en Colombie,
mais aux Etats-Unis, en France et à travers l’Europe, ne se rend pas
jusqu’à de nombreux autres qui ont été kidnappés et emprisonnés dans de
pires conditions. Il existe après tout un autre endroit en Amérique où des
centaines de personnes ont été faites prisonnières durant six ans, torturées et
brutalisées après avoir été enlevées. Ces prisonniers, séquestrés sans
accusation, ont peu de chance d’être libérés de la même façon, étant
emprisonnés par l’armée américaine à Guantanamo Bay.
Et, notons-le, les centaines de prisonniers politiques qui
croupissent dans les prisons colombiennes ou qui ont été enlevés par les
organisations paramilitaires de droite qui sont intimement liées au
gouvernement et aux forces armées n’ont pas profité d’une attention
semblable. Leurs origines sociales sont généralement bien différentes de celles
d’une personne ayant étudié en France comme Ingrid Betancourt, la fille
d’un ancien ministre du gouvernement et le produit de l’oligarchie
colombienne.
En ce qui concerne l’opération elle-même, la
comparaison avec Hollywood pourrait être involontairement révélatrice. Selon la
version officielle de l’armée colombienne, des espions auraient réussi à
infiltrer le mouvement de guérilla et à « tromper » les dirigeants
des FARC en leur faisant croire que les commandos d'élite portant des t-shirts
de Che Guevara et les pilotes militaires étaient en fait des travailleurs
humanitaires, des guérilleros et des journalistes qui faisaient partie du plan
établi par les FARC eux-mêmes pour transférer les otages à un autre endroit par
hélicoptère.
Selon les commentaires, un des éléments qui auraient
participé au succès de l’opération fut que « pas un coup de feu ne
fut tiré ».
Il est difficile de croire que des guérilleros
d’expérience rendraient les plus importants otages des FARC à des
inconnus arrivés en hélicoptère. Toutefois, ce qui rend cette version tout
particulièrement douteuse est tout le dossier de l’armée colombienne dans
lequel rares sont les occasions où « pas un coup de feu n’a été
tiré ». En fait, elle a mené l’une des opérations les plus
sanglantes de l’hémisphère durant des décennies, alimentée au cours des
dix dernières années par 5,4 milliards de dollars en aide militaire des Etats-Unis.
Entre 2002 et 2007, les groupes de défenses des droits de l’homme ont
documenté les meurtres extrajudiciaires de près de 1000 civils par
l’armée du pays, en plus des 3500 meurtres et disparitions orchestrés par
les unités paramilitaires de droite — qui opèrent de façon routinière
avec le soutien de l’armée. C’est en décembre 2002 que le
gouvernement colombien a conclu un cessez-le-feu avec les paramilitaires, les
disculpant essentiellement de leurs crimes, qui ont causé la plupart des morts
et des blessés civils de la longue guerre civile du pays. Néanmoins, les
assassinats et les massacres ont continué.
Pendant la même période, les guérilleros — autant les FARC
qu’une organisation plus petite, le ELN — avec qui aucun
cessez-le-feu n’a été conclu, n’ont été responsables que d’à
peine la moitié des morts civiles causées par les paramilitaires.
De plus, le gouvernement Uribe n’a pas montré d’intérêt pour la
libération pacifique des otages dans le passé. En fait, la dernière tentative
par les négociateurs français pour garantir la libération de Betancourt et des
autres fut interrompue en mars, lorsque l’armée colombienne organisa un
raid transfrontalier sur le camp des FARC en Equateur, tuant le chef de la
guérilla Raul Reyes, qui fut apparemment ciblé dans le but de bloquer toute
entente. La famille de Betancourt avait régulièrement exprimé la crainte que
les actions d’Uribe auraient comme conséquence la mort d’Ingrid Betancourt.
Ce sont ces faits historiques qui donnent de la crédibilité aux comptes
rendus circulant en Europe qui jettent un doute sur le récit héroïque raconté à
Bogota.
Citant une source « proche des évènements », la radio publique
suisse a rapporté que la liberté des otages avait été achetée avec une rançon
de 20 millions de dollars et que « toute l’opération qui a suivi
après était une mise en scène. » La raison politique pour
l’organisation d’une telle mise en scène est claire. Autant le
gouvernement Uribe que l’administration Bush ont classifié les FARC comme
étant une « organisation terroriste » et ont insisté pour dire
qu’ils rejettent toutes négociations avec de tels groupes.
Selon le rapport provenant de la Suisse — dont le gouvernement a été
impliqué dans les négociations pour la libération des otages, tout comme celui
de la France et de l’Espagne — Washington a joué un rôle de premier
plan dans l’organisation de l’entente.
Le rapport a ajouté que l’accord fut réalisé en utilisant une femme
capturée d’un des chefs de la guérilla comme un intermédiaire. Selon ce
rapport, elle fut renvoyée au camp des FARC et a persuadé son mari de changer
son allégeance pour de l’argent.
En France, où Betancourt est arrivée vendredi en héros, Dominique Moisi, un
des plus hauts experts en politique étrangère du pays, a semblé appuyer cette
version des faits. Il a dit à la télévision française que c’était
« probable » que l’argent avait garanti la coopération des
chefs des FARC. « Ils furent achetés afin de les faire changer
d’avis, comme des chefs de mafia », a-t-il dit.
Pendant ce temps-là, Mediapart, le site web français de nouvelles fondé par
l’ancien éditeur en chef du journal Le Monde et d’autres
journalistes, a rapporté que la libération n’était « pas un
accomplissement de l’armée colombienne, mais était due à la capitulation
d’un groupe des membres des FARC » suite à « des négociations
directes par les services secrets colombiens avec le groupe de la guérilla qui
tenait Betancourt captive ». Citant des sources colombiennes, il rapporte
qu’Uribe avait dit à un groupe en mai dernier qu’une remise
d’otages était en train d’être négociée. Mediapart a ajouté que le
gouvernement Sarkozy avait accepté d’offrir un sanctuaire aux
ex-guérilleros en France après leur remise.
Le gouvernement a accès à de grands montants d’argent fournis par
Washington afin d’acheter les guérillas et de les faire changer de côté.
Cela était clair en mars dernier lors du meurtre du chef des FARC, Ivan
Rios : son garde du corps l’a tué et a ensuite présenté sa main
droite tranchée aux autorités afin de recevoir une récompense de 2,5 millions
de dollars américains.
Une autre version, de sources proches des
dirigeants des FARC, affirme que l’opération du gouvernement colombien
avait été montée après que les FARC eurent eux-mêmes conclu une entente avec
les négociateurs européens et se préparaient à libérer les otages, soit le même
week-end ou le suivant. Le but de l’intervention, selon cette version,
était de faire de la libération un succès médiatique pour le gouvernement
plutôt que pour les FARC.
Peu importe les détails exacts de cette étrange
« opération de sauvetage », la libération de Betancourt, des
mercenaires américains et des autres, pour laquelle Uribe et ses alliés
américains prennent le crédit, est un autre signe de l’ampleur de la
crise dans laquelle se trouvent les FARC.
Plongeant ses racines dans le Parti
communiste colombien, les FARC sont nées dans la guerre civile qui a saigné le
pays pour une période débutant en 1948 connue sous le nom de « La
Violencia » et qui a été la plus grande lutte armée terrestre des
Amériques depuis la révolution mexicaine.
Formées en 1964, les FARC se sont toujours basées
sur la perspective stalinienne de la subordination des luttes des travailleurs
et des paysans à l’aile « progressiste » de la bourgeoisie
nationale. Les FARC ont utilisé l’action armée dans la campagne (à leur
zénith, elles contrôlaient 40 pour cent du territoire colombien dans les années
1990) comme moyen de faire pression sur le gouvernement. Leur perspective dans
la période récente a été de forcer le gouvernement à entreprendre des
négociations avec elles, prenant la voie empruntée par les autres groupes de
guérilla d’Amérique latine qui est de se transformer en parti politique
bourgeois.
Bénéficiant d’un faible soutien au
sein des travailleurs urbains de Colombie, les FARC se sont basées sur une
couche de la paysannerie, devenant de plus en plus dépendantes des taxes
imposées aux cultivateurs de coca en échange de leur protection. Comme
l’État bourgeois, l’armée et les organisations paramilitaires,
elles sont corrompues par les immenses revenus que génèrent la production et le
trafic de la drogue.
Les coups qu’ont subis les FARC dans
la période récente n’ont pas eu d’impact sur le flot de cocaïne.
Selon le rapport mondial sur les drogues de l’ONU, la culture du coca a
augmenté de 27 pour cent l’an dernier. La défaite de groupe de guérilla
signifie seulement que ce sont les autres acteurs de l’État et du secteur
privé qui collectent leurs revenus.
Incapables d’offrir une véritable
alternative politique ou sociale à l’oligarchie colombienne, le mouvement
de guérilla a été de plus en plus décrit par l’establishment comme la
source plutôt que comme le symptôme de la longue crise et du bain de sang que
connaît ce pays. Alors qu’il ne semble pas y avoir de voie progressiste
hors de l’impasse, Uribe a pu se former une base d’appui en
promettant d’imposer l’ordre d’une main plus ferme.
Il ne fait aucun doute que le supposé
succès de l’armée dans cette opération sera utilisé par Uribe pour
consolider sa dictature présidentielle et pour détourner l’attention des
multiples crises politiques que connaît son gouvernement.
Le président et ses proches supporteurs
sont profondément impliqués dans le scandale parapolitica, qui a exposé
les liens entre eux et les organisations paramilitaires de droite responsables de
massacres et de l’assassinat de milliers de personnes. Au moins 33
membres de l’actuel Congrès colombien sont présentement sous arrêt et 60
autres sont sous enquête, presque tous des partisans d’Uribe, pour avoir entretenu
de tels liens. Le président lui-même a été impliqué dans l’un des plus
sauvages massacres des années 1990.
De plus, la libération des otages a eu lieu
un peu plus d’une semaine après que la plus haute cour de Colombie eut
statué que le président colombien avait obtenu une modification de la
constitution pour lui permettre d’obtenir un autre mandat en 2006 en
soudoyant les membres du Congrès. Le jugement, qui a résulté en la condamnation
d’un des législateurs, soulève des doutes sur la légitimité du second
mandat d’Uribe. Le président colombien a réagi en appelant à un autre
vote, essentiellement comptant sur un référendum populaire pour aller à
l’encontre d’une décision constitutionnelle. Les soupçons se font
plus persistants qu’il voudra utiliser cette manœuvre pour se donner
un troisième mandat.