Les derniers sondages semblent indiquer que le
Parti socialiste ouvrier (PSOE) dirigé par le premier ministre actuel, José
Luis Zapatero ne devance le Parti populaire (PP, parti d'opposition de droite)
de Mariano Rajoy que par 1,5 pour cent dans les élections parlementaires de
demain. Aucun des deux camps ne semble en mesure d'obtenir une majorité absolue
aux Cortes (la Chambre des députés) et il leur faudra probablement parvenir à
un accord avec les partis plus petits pour pouvoir former un gouvernement.
[NdT : le PSEO comme le PP ont obtenu
cinq sièges de plus aux Cortes. Toutefois, il manque sept sièges au PSEO pour
obtenir une majorité absolue.]
Quel que soit celui qui sortira vainqueur
dimanche soir, les élections espagnoles augurent d'une forte embardée à droite
de la politique officielle et d'une escalade des conflits de classes. La
société espagnole est déjà très polarisée. De nombreux commentateurs font
référence à la réapparition des « deux Espagnes de la guerre civile de
1936-39 » alors que le « consensus » créé pendant la soi-disant
transition pacifique entre le fascisme et la démocratie parlementaire à la
suite de la mort de Franco en 1975 se délite. Les difficultés économiques
menacent de porter ces tensions jusqu'au point de rupture.
Tout au long de cette décennie, l'Espagne a
bénéficié du plus haut taux de croissance économique de tous les pays
européens. Mais actuellement les pages financières sont pleines
d'avertissements à propos d'un ralentissement soudain, d'une dépression, ou
d'une stagflation — une croissance qui stagne avec une inflation qui
augmente. Les prévisions de la croissance économique ont été revues à la baisse
— de 3,8 pour cent en 2007 à 3,1 pour cent cette année, selon le
gouvernement ; et seulement 2,7 pour cent selon la Commission européenne et le
Fonds monétaire international. La commission a également annoncé que la
confiance des entreprises, tel que mesurée par son indice de « sentiment
économique », se dégrade à travers toute l'Europe et est « particulièrement
glauque » en Espagne, tombant à son plus bas niveau depuis janvier 1994,
le moment où le pays avait subi sa dernière véritable récession.
Le boom immobilier s'essouffle. La FUNCAS, la
Fédération des banques d'épargne espagnoles, a averti que le ralentissement
sera « plus traumatisant » que prévu. Le Crédit suisse et
l'Association espagnole de la construction ont anticipé une baisse de 40 pour cent
des activités de construction cette année. Les conséquences pour l'Espagne sont
bien pires que pour d'autres pays, car les investissements dans la construction
constituent 18 pour cent du produit intérieur brut espagnol, près de deux fois
plus qu'en France ou en Allemagne. De plus, la crise de la construction a des
répercussions sur d'autres secteurs de l'économie, en particulier l'industrie
bancaire.
Les institutions financières comme le Fonds
monétaire international exigent que le prochain gouvernement procède aux
réformes industrielles qu'elles demandent depuis longtemps, et qu'il augmente
la productivité, qui est parmi les plus faibles d'Europe. Elles demandent aussi
qu'il introduise plus de technologies modernes et qu'il s'occupe de l'énorme
déficit budgétaire actuel, qui s’élève à 10 pour cent du produit
intérieur brut soit le deuxième plus important après celui des États-Unis. Ces
institutions ont mis en garde tous les partis contre le fait de s'appuyer sur
les excédents budgétaires records pour financer des réductions d'impôts.
Pendant la campagne électorale, le PSOE défendait une réduction d'impôts de 400 €
(600 $) pour tous les salariés et retraités, tandis que le PP promettait
d'exempter d'impôts sur le revenu tous ceux qui gagnaient moins de 16 000 €
par an, de réduire le taux maximal d'imposition de 43 à 40 pour cent et de
diminuer les taxes sur les entreprises de 32,5 à 25 pour cent.
Ismael Crespo, chercheur en sciences
politiques à l'université de Murcie explique : « Maintenant que la
bulle économique est largement passée, le défi principal pour le vainqueur des
élections de dimanche sera outre la gestion de la crise, la recherche d'un
nouveau modèle de croissance, qui s'appuierait sur l'augmentation de la
productivité. Malheureusement, cette réalité, elle aussi, doit encore se faire
admettre complètement. »
La réalité pour de nombreux travailleurs,
c'est l'impossibilité de joindre les deux bouts. L'indice des prix à la
consommation a monté de 4,3 pour cent en janvier, au lieu de 2,4 pour cent
pendant le même mois de l'année dernière. Les denrées alimentaires de base
comme l'huile de tournesol et la farine coûtent maintenant entre 25 et 37 pour
cent plus cher qu'il y a un an et l'on prévoit une augmentation de 14 pour cent
sur la viande cette année. Le taux d'endettement des ménages s'élève à
plus de 110 pour cent du revenu et s'approche du niveau des États-Unis. Les
rapports les plus récents révèlent que le montant des hypothèques non
remboursées s'élève à 811 milliards d'euros (1 trillion de dollars), une
augmentation de 26 pour cent depuis 2006.
Le chômage a augmenté l'année dernière,
atteignant 2 315 000 personnes, soit 8,6 pour cent de la population
active, pour la première fois depuis quatre ans. Les dernières statistiques
montrent que les jeunes sont particulièrement touchés. Moins de la moitié des
employés ont un contrat à durée indéterminée et ils dépensent près de la moitié
de leur revenu pour le logement. Belén Barjadi, une employée du secteur public
qui avait voté pour le PSOE aux élections de 2004, a exprimé la situation
impossible où se trouvent beaucoup de travailleurs. Elle a déclaré au Herald
Tribune, « Je suis très inquiète de ma situation économique, et je ne
vois aucun des deux partis me présenter une solution. »
Barjadi gagne un salaire de 1350 €
par mois et doit partager un appartement à 700 € par mois avec sa
sœur. Elle a expliqué qu'elle mange rarement du poisson frais ou de la
viande, n'a pas de voiture, et qu'elle reste en Espagne avec ses amis pour les
vacances. « Quand je mets le chauffage en marche, je me demande combien
cela me coûte, […] Je m'inquiète pour la facture d'électricité, le loyer.
Je n'ai jamais été extravagante, mais maintenant je dois faire très attention. »
« Quand Zapatero dit que l'économie se
porte bien, ça me fait rire, dit-elle. Mais que puis-je faire ? Je suis
invisible. »
Les sentiments de Bardaji sont
caractéristiques d'une classe ouvrière de plus en plus agitée, qui a renvoyé le
gouvernement du PP en 2004, en colère contre ses politiques néo-libérales et
son soutien à la guerre en Irak. Le PSOE a été le premier bénéficiaire du
virage à gauche électoral, mais il a déçu les espoirs placés en lui.
La droite, quant à elle, a indiqué qu'elle est
prête à abandonner ses faibles engagements en faveur de la transition et de la
constitution de 1978. Le PP, l'Église catholique et certaines sections de
l'armée ont passé les quatre dernières années à mener une campagne politique
agressive pour déstabiliser le gouvernement, en décrivant la victoire
électorale de 2004 comme un quasi-coup d'État. Le PP a lancé des provocations
répétées sur des questions telles que l'autonomie régionale, les négociations
avec les séparatistes basques de l'ETA, le sécularisme, l'avortement et la
défense du franquisme. En réponse, le PSOE s'est mis en quatre pour tenter de
réduire la fracture et stabiliser l'emprise bourgeoise, mais cela s'est révélé
impossible.
Pendant la campagne électorale, le PP a misé
sur le nationalisme espagnol et le sentiment anti-immigrés. Reconnaissant que
le parti avait « une image de droite très dure en ce moment », un
dirigeant du PP, Gabriel Elorriaga a déclaré que « même nos propres
électeurs pensent qu'ils sont plus centristes que le PP ». Le plan du
parti est de persuader les sympathisants du PSOE de s'abstenir. « Toute
notre stratégie tourne autour des électeurs socialistes hésitants… Nous
savons qu'ils ne voteront jamais pour nous. Mais si nous parvenons à répandre
assez de doutes sur l'économie, sur l'immigration et les questions liées au
nationalisme, alors peut-être qu'ils resteront chez eux. »
La hiérarchie catholique est également
intervenue dans les élections, avec la Conférence des évêques espagnols qui a
rappelé aux catholiques leur devoir de défendre les valeurs traditionnelles et
d'élire des chefs « de façon responsable » quand ils voteront
dimanche. Cette semaine, la Conférence a désigné le cardinal Antonio Maria
Rouco Varela comme son nouveau président, pour remplacer l'évêque Ricardo
Blasquez. Sous sa direction, l'Église espagnole s'était lancée dans la mission
évangélisatrice du pape Benoît XVI, elle avait soutenu la béatification sans
précédent de 500 prêtres catholiques tués quand l'Église soutenait le fascisme
pendant la guerre civile, encouragé une chasse aux sorcières contre le droit à
l'avortement et organisé un rassemblement massif au cours duquel les orateurs
avaient dénoncé les politiques sociales du PSOE.
Le sentiment populaire est opposé à
l'intervention politique de l'Église, pourtant Zapatero a tenté de restaurer
l'autorité de l'Église en renouvelant les accords entre l'Église et l'État à
l'automne dernier, en envoyant des représentants à la béatification à Rome, et
en supprimant des passages de son programme électoral qui promettaient
l’élargissement du droit à l'avortement.
L'Église catholique a aussi été à
l'avant-garde de la contestation des dispositions de la nouvelle Loi sur la
mémoire historique, qui condamne officiellement les exécutions en masse et les
autres crimes commis sous Franco. Elle a organisé des célébrations de masse
partout dans le pays, notamment dans la Vallée du Tombé, où le dictateur est
enterré avec le fondateur de la phalange fasciste espagnole, José Primo Rivera.
Après le passage de la loi, des batailles
rangées ont éclaté entre la police et des manifestants anti-fascistes dans les
principales villes espagnoles, faisant plusieurs victimes, dont un mort.
Ajoutée à la colère largement répandue concernant les révélations sur l'énorme
fortune dont a hérité la famille de Franco et sur son mode de vie décadent, la
nouvelle loi menace de faire resurgir tous les problèmes politiques qui n'ont
pas été résolus par la guerre civile, la victoire des fascistes et les
décennies de répression qui ont suivi.
L'armée a également fait connaître son point
de vue sur les élections, par l'intermédiaire du lieutenant-général José Mena
Aguado, l'ex-commandant de l'armée de terre espagnole forte de 50 000
hommes, qui a exhorté la population à voter contre le PSOE durant le lancement
le mois dernier de son livre « Soldats. Les limites du silence ».
Dans ses pages, Mena affirme qu'il y avait un
large soutien dans l'état-major en faveur de son discours public de janvier
2006 dans lequel il menaçait de déployer l'armée pour s'opposer aux Statuts de
la Catalogne promulgués par le PSOE et aux pouvoirs additionnels limités qu'il
accordait à cette province. À l'époque, le PSOE avait tenté d'effacer
l'incident en disant que c'était « un acte d'indiscipline isolé qui a déjà
été puni ».
La question des nationalismes basque et
catalan menace également de refaire surface, notamment depuis que le Kosovo a
déclaré son indépendance unilatéralement le mois dernier. Tandis que le PSOE et
le PP adoptent la même position sur le Kosovo, insistant sur le fait que c'est
un « cas particulier », les séparatistes le célèbrent comme un
précédent qui pourra faire avancer leurs propres ambitions. Le principal parti
séparatiste au Pays basque, le PNV, dit qu'il va procéder à un référendum sur
l’avenir de la région plus tard dans l'année et il essaie d'y faire
participer les partisans du groupe terroriste ETA et de son aile politique,
Batasuna.
Il n'y a rien de progressiste dans la
perspective du séparatisme national, qui accepte l'exploitation capitaliste et
l'inégalité et qui est fondamentalement opposée à la mobilisation indépendante
de la classe ouvrière. De plus, les attentats et les assassinats de l'ETA ont
fourni un prétexte au renforcement de l'appareil répressif et aux atteintes
draconiennes aux droits démocratiques. Le gouvernement Zapatero, comme le
précédent gouvernement du PP dirigé par José Maria Aznar, s'est servi de la
région basque comme d'un banc d'essai pour les mesures antidémocratiques qui
visent à bâillonner toute dissension populaire. L'année dernière, il a arrêté
toute la direction de Batasuna, et le mois dernier il a interdit à deux partis
basques et à leurs députés à l'assemblée régionale de participer aux élections,
en les accusant d'être des vitrines de Batasuna.
Depuis qu'il est arrivé au pouvoir, le PSOE a
défendu les intérêts de l'élite dirigeante espagnole au détriment de la
population laborieuse. Il s'est incliné devant les provocations du PP et a
essayé de bloquer tout mouvement de la classe ouvrière pour défendre ses
intérêts économiques et politiques. Pendant la campagne électorale, Zapatero a
juré de parvenir à un accord avec les bureaucraties syndicales et les
dirigeants des entreprises pour imposer les réformes du travail demandées
depuis longtemps par le FMI et les autres institutions financières. Les
tentatives de mener à bien ces réformes par le passé ont entraîné plusieurs
grèves générales en Espagne, dont une en 2002 qui obligea le gouvernement du PP
à faire marche arrière et à retirer ses propositions. En 2005, les travailleurs
étaient impliqués dans de nombreuses grèves nationales, dont une grève
politiquement explosive des mineurs. L'UGT [principal syndicat espagnol] et la
Confédération syndicale des commissions de travailleurs, dirigée par les
staliniens, menaçaient d'organiser un « hiver des mécontents », mais
ils ont accepté pratiquement toutes les demandes du grand patronat.