A mon avis, et pour
m’exprimer poliment, Ulrich Rippert fait une évaluation risquée des
résultats électoraux. Il parle d’une forte orientation à gauche. Et,
après ce titre douteux, il traite des résultats obtenus par le Parti La Gauche.
Ce faisant, Rippert donne l’impression de qualifier le vote en faveur de
cet épanchement de déclin culturel comme un vote à gauche. Il faut espérer que
ce n’est pas le cas.
Le fait que ce parti ait
été élu [La Gauche en obtenant tout juste 5 pour cent des votes a réussi à
atteindre le seuil minimal de voix requis pour être représenté dans le
parlement régional, ndlr] témoigne de la naïveté de la population qui se base
encore sur l’idéalisme du réformisme social d’après-guerre, le
maintien des conditions capitalistes existantes et le dégoût d’un
socialisme de caserne.
Le résultat de Hesse
est un résultat anti-Koch et qui montre à quel point la compréhension politique
des gens est en ce moment superficielle et surtout guidée par le hasard. Comme Rippert
l’écrit lui-même, ce sont les mieux lotis qui se sont tournés vers le
Parti social-démocrate allemand (SPD). Comment peut-on qualifier cela de virage
à gauche ?
Cela aurait été un
virage à gauche si le Partei für Soziale Gleichheit (Parti de l’égalité
sociale, PSG) avait obtenu davantage de voix. Toutefois, Rippert ignore ce
fait. Est-ce normal que le PSG, non seulement n’ait pas réussi à obtenir
plus de voix, mais en ait même perdu environ 250 ? Une analyse de
l’élection devrait partir de là et non du virage à gauche en faveur du Parti
socialiste unifié d’Allemagne (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands,
SED) [parti d’Etat stalinien de la RDA et précurseur du Parti du
socialisme démocratique (PDS) ndlr], ou du SPD.
Depuis 1998 au moins,
et suite aux coupes massives dans le social, imposées par la coalition
sociale-démocrate/Parti vert, les conditions sont telles en Allemagne
qu’un parti comme le PSG devrait de plus en plus se sentir comme un
poisson dans l’eau. Et ce après dix longues années.
Est-ce que le fait
que le PSG n’a pas encore été en mesure de décoller est dû à
l’immaturité de la classe ouvrière ? Il faudrait autant que possible
éviter d’expliquer ainsi les choses. Nous les avons suffisamment
entendues en RDA. [ex Allemagne de l’Est stalinienne.]
Si je peux me
permettre d’avancer ma propre évaluation de l’élection : le
PSG n’a jusqu’ici pas été en mesure de même éveiller la moindre
curiosité pour le marxisme et le socialisme dans les couches de la population,
sans parler de culture marxiste.
Voilà qui devrait
faire réfléchir toute personne honnête, ayant le sens des responsabilités et
qui sait que l’histoire n’accorde pas aux marxistes une durée
illimitée. Des virages d’un autre ordre pourraient succéder à ce virage à
gauche si l’on considère la conscience actuelle des gens et le
fonctionnement du mécanisme politique officiel.
Sincères salutations
SR
* * *
Chère SR,
Dans votre lettre adressée au comité
de rédaction, vous rejetez notre évaluation de l’élection régionale de
Hesse du 27 janvier selon laquelle elle représente une orientation à gauche marquée
de la population. Au lieu de cela, vous estimez que les votes pour La Gauche sont
le résultat de la « naïveté de la population » qui « se base
encore sur l’idéalisme du réformisme social d’après-guerre »
et les « conditions capitalistes existantes ». Vous dites qu’on
ne peut vraiment parler de virage à gauche que si le PSG est en mesure, du
moins en partie, de convaincre les couches de la population de la nécessité du
socialisme et d’accroître sa part du scrutin. Vous affirmez que le PSG
n’a jusque-là pas été capable de le faire.
Votre point de vue est la preuve
d’un grand manque de compréhension des profonds changements sociaux et
politiques que la société connaît actuellement. Ceci conduit inévitablement à
des conclusions politiques pessimistes et démoralisantes. Si l’on suit
votre argumentation, un virage à gauche de la classe ouvrière ne peut se
concevoir que comme étant la conséquence d’efforts subjectifs entrepris
par notre parti. Vous nous octroyez de ce fait une tâche herculéenne et qui, du
fait de votre propre évaluation pessimiste du niveau de conscience de la classe
ouvrière, est impossible à réaliser. Vous vous gardez toutefois bien de dire ce
que nous devrions changer quant à notre politique. Mais il n’est pas
difficile de constater que vos critiques remettent en cause l’ensemble de
notre perspective politique.
Nos différences d’opinions ne
se limitent donc pas à l’évaluation du résultat de l’élection de
Hesse. Elles sont également liées aux points de vue théoriques et politiques
qui vous rendent totalement aveugle aux changements qui ont lieu présentement
dans la lutte de classes.
En tant que marxistes, nous concevons
la lutte de classes comme un processus objectif. Ce n’est pas la
conscience des hommes qui détermine leur être, c’est l’inverse,
leur être social détermine leur conscience et non pas la propagande de notre
parti. Notre tâche est de lutter au sein de la classe ouvrière pour une
compréhension des changements politiques internationaux, une compréhension de la
propre position de la classe ouvrière dans la société de façon à ce
qu’elle puisse maîtriser les tâches qui en découlent.
Ce sont ces priorités qui étaient au
cœur de notre campagne électorale en Hesse. Notre programme électoral avait
analysé les conséquences de la crise du système financier mondial, le déclin de
l’impérialisme américain, l’accroissement des guerres et des
conflits internationaux et démontré l’impossibilité d’un retour à
une politique basée sur le compromis social. Nous avons mis en avant un
programme socialiste international qui permette à la classe ouvrière de
s’impliquer dans la vie politique comme une force indépendante.
La campagne électorale a été une
grande réussite. Nous avons pu familiariser des milliers de travailleurs et de
jeunes avec notre programme et les préparer ainsi pour les luttes à venir. Nous
avons mené une campagne en confrontant systématiquement La Gauche qui est
déterminée à détourner la radicalisation montante de la population dans une
direction qui ne représente aucun danger pour l’ordre établi. Nous avons
saisi toutes les occasions pour intervenir dans les réunions de La Gauche et
révéler la contradiction entre le contenu droitier de leur politique pratiquée
à Berlin et les clichés de gauche contenus dans leur programme électoral. Les positions
de gauche de la direction du parti La Gauche sitôt confrontées à ces questions s’effondraient
tel un château de cartes. Ceci a été très instructif, non seulement pour les
électeurs de Hesse mais aussi pour les lecteurs du WSWS dans
d’autres pays où La Gauche est présentée comme une sorte de modèle
politique à succès.
A cet égard, le nombre de voix obtenues
par les candidats du PSG est secondaire. Le fait que notre score est resté
faible n’a rien de surprenant. Face à la forte polarisation qui a
accompagné cette élection, de nombreux électeurs ont cherché un moyen de se
débarrasser de Koch en votant pour La Gauche ou le SPD, tout en montrant de la
sympathie pour notre programme. En tant que parti marxiste, notre travail ne
s’oriente pas sur un accroissement progressif de notre influence au sein
du système parlementaire, mais vise plutôt à préparer la classe ouvrière pour
les changements rapides et précipités qui surviennent dans les évolutions
politiques et qui souvent prennent des formes très inattendues.
Votre lettre témoigne d’un
manque de compréhension de ces questions. Elle sous-estime l’acuité de la
situation politique et se caractérise par un haut degré de suffisance et
d’arrogance vis-à-vis de la classe ouvrière.
Les conditions de vie de millions de
travailleurs et de leurs familles se sont dramatiquement détériorées au cours
de ces dernières années. Durant des mois, les médias sont dominés par des
articles sur la paupérisation croissante des couches inférieures de la société tandis
qu’une minorité s’est considérablement enrichie. A ceci
s’ajoutent des nouveaux reportages de plus en plus alarmants sur les
conséquences de la crise financière internationale et de l’expansion des
déploiements militaires de l’armée allemande. Tout ceci a laissé des
traces profondes dans la conscience des masses et a été confirmé non seulement par
le déclin de la social-démocratie qui est complètement discréditée au sein de
la population et qui a perdu des électeurs et des adhérents en masse, mais
aussi par le vaste soutien populaire dont a bénéficié la grève des conducteurs
de train allemands l’année dernière de même que par la radicalisation qui
se fait jour dans les négociations collectives en cours.
L’émergence du Parti La Gauche
et son récent succès électoral doivent être compris dans ce contexte. La Gauche
n’est pas une quelconque expression déformée de la radicalisation de la
classe ouvrière, mais bien plutôt une tentative délibérée d’une partie de
la bureaucratie à l’intérieur du SPD, du PDS [Parti du socialisme
démocratique, partie intégrante à présent de La Gauche] et des syndicats d’étouffer
une telle radicalisation. Le dirigeant de La Gauche, Oskar Lafontaine qui, il y
a neuf ans, s’était démis de ses mandats pour laisser le champ libre à
Schröder, a à présent réintégré la vie politique dans le but d’empêcher
que le mécontentement croissant de la population ne se développe en un
mouvement de classe indépendant.
Afin de remplir cette tâche, La
Gauche est obligée d’adopter une position de gauche et anti-capitaliste.
C’est pourquoi votre affirmation selon laquelle le vote pour La Gauche
signifie que la population se base sur des conditions capitalistes existantes
est fausse. Ceux qui cherchent consciemment à préserver ces conditions ont voté
pour le SPD ou pour l’Union chrétienne-démocrate (CDU) qui les défendent
ouvertement. Le fait de voter pour La Gauche par contre a été considéré par
beaucoup de gens comme le moyen de donner une leçon au SPD et d’exprimer
leur rejet de la politique droitière et anti-sociale qu’incarnent
l’Agenda 2010 et lois Hartz IV.
Il n’est certainement pas dans
notre intention de minimiser les illusions qui sont liées aux votes en faveur
de La Gauche, mais leurs racines ne sont pas bien profondes. La situation était
différente durant la radicalisation politique des années 1970 quand des
dizaines de milliers de personnes avaient adhéré au SPD et avaient activement
participé à la campagne électorale du dirigeant du SPD, Willy Brandt. Aujourd’hui,
La Gauche est loin d’enregistrer ce genre de croissance. Le soutien
accordé à cette organisation se limite en général aux urnes. La participation
aux réunions électorales de La Gauche était faible en général. Ces réunions
ressemblaient plus à des réunions de retraités se connaissant de longue date en
raison de leur travail commun au sein du SPD et des syndicats. Sans les efforts
menés par des groupes radicaux petits-bourgeois tels « Linksruck » et
« Voran » l’on ne trouverait pas de visages jeunes dans les
rangs de La Gauche.
La Gauche a pu en grande partie
profiter de l’absence d’opposition de gauche. Le fait d’avoir
pu apporter un changement à cette situation en défiant ouvertement et à maintes
reprises La Gauche fut le succès de notre propre campagne électorale.
La perte substantielle de soutien du
CDU en Hesse et de son « Spitzenkandidat » (candidat en première
position) Roland Koch montre clairement qu’un virage a eu lieu au sein de
la population. Il y a neuf ans, Koch avait été en mesure de gagner
l’élection régionale grâce à une campagne xénophobe visant
l’acquisition de la double nationalité. Cette fois-ci, ses efforts en vue
d’exploiter une campagne de haine semblable contre les jeunes immigrés, se
sont retournés contre lui. Elle a suscité une vague d’indignation et le
soutien pour Koch s’est évaporé en un rien de temps.
L’élite dirigeante — contrairement
à vous — a très bien compris la signification de ce résultat. La terrible
défaite de Koch a déclenché un choc. Entre-temps, de violentes luttes
factionnelles se sont développées au sein des partis conservateurs et du SPD pour
savoir comment réagir au mieux au virage à gauche de la population. Il ne se
passe une journée sans qu’un politicien quelconque de l’Union chrétienne-sociale
(CSU), du CDU, du SPD ou du Parti libéral-démocrate (FDP) n’appelle soit
à faire quelques concessions sociales mineures soit au contraire à adopter une
attitude plus dure. En termes de contenu politique, les différences sont
minimes. La seule et unique question est de savoir comment maîtriser
l’opposition sociale.
Une partie de la presse, y compris le
Frankfurter Rundschau, le Süddeutsche Zeitung et le Die Zeit,
appellent ouvertement à ce que le Parti de La Gauche soit inclus dans le
gouvernement pour empêcher que les conflits sociaux ne dégénèrent en un
mouvement extra-parlementaire à l’encontre du système capitaliste. Sous
le titre « Osons la gauche ! », le journal Die Zeit a
réclamé que le SPD « cesse finalement de diaboliser La Gauche à
l’ouest » tandis que le Süddeutsche Zeitung a posé la
question « Qui a peur de l’homme rouge ? » pour ensuite citer
l’expert politique, Josef Esser : « Ce sont tous des gens respectables
et engagés… ils pourraient tout aussi bien être membre du SPD. »
Juste un dernier point. A plusieurs reprises vous parlez de la
« naïveté de la population, » et « à quel point la compréhension
politique des gens est en ce moment superficielle et surtout guidée par le
hasard, » et du danger que « des virages d’un autre ordre pourraient » également avoir
lieu si l’on considère « la conscience actuelle des gens. »
Autrement dit : en raison de la naïveté et du fait de pouvoir façonner les
masses, il suffit qu’un démagogue de droite arrive pour que les masses le
suivent.
De tels arguments remontent loin dans
le temps. Les experts en théorie de l’Ecole de Francfort ont tiré des
conclusions extrêmement pessimistes des tragédies du 20e siècle. Pour ces gens-là,
la victoire des nazis il y a 75 ans et la terreur qui s’ensuivit, y
compris l’Holocauste, étaient la preuve de l’incapacité de la
classe ouvrière d’empêcher une rechute dans la barbarie et la
construction d’une société socialiste. Les experts en théorie de la
République démocratique allemande (RDA) avaient eux aussi avancé des points de
vue identiques pour justifier leur droit de dicter leur conduite à la classe
ouvrière tout en étouffant dans l’œuf le moindre mouvement
indépendant des travailleurs. Les experts de l’Ecole de Francfort, comme
la bureaucratie de la RDA, ont nié la responsabilité du stalinisme et de la
social-démocratie (SPD), qui tous deux ont capitulé devant Hitler et ce en
dépit du fait que de vastes sections de la classe ouvrière soutenaient ces deux
partis.
Notre parti, la Quatrième
Internationale, est la preuve vivante qu’il y avait une alternative au
stalinisme. La destruction physique des trotskystes et la décapitation
politique de la classe ouvrière par la bureaucratie stalinienne qui y est liée,
avait été un facteur majeur de la victoire des fascistes. Du fait des
changements rapides survenus dans la situation politique et de la
radicalisation grandissante des travailleurs et des jeunes, ces questions
historiques prennent une importance toute particulière. Notre intervention
politique dans la campagne électorale de Hesse a représenté un pas important dans
le renforcement de l’influence du PSG dans les luttes à venir.