La présente déclaration de David North,
le président de comité éditorial international du World
Socialist Web Site, a été originalement publiée par le WSWS le 21 mars 2003,
au début de l’invasion américaine de l’Irak.
L’analyse de la guerre qui y est
développée, écrite au moment où les bombes de l’opération « choc et
stupeur » tombaient sur Bagdad, a été entièrement confirmée par les
événements qui ont eu lieu depuis. La pénétration de l’analyse qu’on y trouve
contraste vivement avec la croyance générale qui prévalait à l’époque au sein
de l’establishment politique américain et des médias de masse selon laquelle la
guerre allait offrir une preuve de la force écrasante du militarisme américain et
de l’impossibilité de s’y opposer. L’impérialisme américain vaincrait
rapidement et de façon décisive.
Non seulement cette déclaration
expose-t-elle les mensonges des deux partis de l’élite dirigeante des Etats-Unis,
repris par les médias pour justifier une agression illégale et sans
provocation, mais elle établit son caractère impérialiste et met à nu les
visées prédatrices qui la sous-tendent. En plus, la déclaration a prévu le
désastre de l’impérialisme américain que la guerre devait inévitablement
produire.
Cinq années après avoir été écrite,
cette déclaration apparaît comme étant très différente des rétrospectives
cyniques et intéressées que l’on trouve actuellement dans la presse bourgeoise
et les médias électroniques. La plupart du temps, on continue à présenter la
guerre comme étant noble, malgré les erreurs dans sa réalisation, et comme une
tentative d’établir une démocratie en Irak et au Moyen-Orient. Le plus souvent,
on y répète le mythe développé après l’invasion que l’absence d’armes de
destruction massive en Irak et l’absence de liens entre Saddam Hussein et
al-Qaïda étaient le fait de « fausses informations » plutôt que des
histoires inventées pour servir de prétexte à une guerre planifiée et préparée
depuis longtemps.
La présente tournée de mensonges et de
rationalisations nous est servie pour justifier la continuation pour une durée
indéterminée de cette sale guerre coloniale, le plus grand crime de guerre du
21e siècle.
1. L'invasion non provoquée et illégale de l'Irak par les
États-Unis est un événement des plus infâmes. Les criminels politiques à
Washington qui ont lancé cette guerre, et les scélérats dans les mass médias
qui se complaisent dans le bain de sang, ont couvert ce pays de honte. Des
centaines de millions de gens dans tous les coins du monde sont horrifiés par
le spectacle d'une puissance militaire brutale et débridée en train de
pulvériser un petit pays sans défense. L'invasion de l'Irak est une guerre
impérialiste dans le sens classique du terme: un vil acte d'agression perpétré
dans l'intérêt des sections les plus réactionnaires et rapaces de l'oligarchie
financière et industrielle américaine. Son but ouvert et immédiat est
l'établissement d'un contrôle sur les grandes ressources pétrolières de l'Irak
et la réduction de ce pays longtemps opprimé à un protectorat colonial des
États-Unis.
Jamais depuis les années 1930, lorsque les régimes fascistes
de Hitler et de Mussolini étaient au zénith de leur puissance et de leur folie,
le monde n'a-t-il été confronté à un tel étalage de gangstérisme international
tel que celui fourni par l'administration Bush. Le précédent historique le plus
direct de la violence qui frappe présentement l'Irak est l'invasion de la
Pologne en 1939. L'intention annoncée des militaires américains de lancer des
milliers de missiles et de bombes sur la ville de Bagdad fait partie d'une
stratégie consciente visant à terroriser le peuple irakien. Ce que les gros
bonnets du Pentagone appellent la stratégie «choc et terreur» est inspirée des
méthodes infâmes du blitzkrieg employées par la Werhmacht nazie au début de la
Deuxième Guerre mondiale. Voici comment un historien décrit la destruction de
la Pologne par les nazis.
« Le déluge de feu et de fer qui s'est abattu sur les Polonais
durant les premiers jours de septembre a laissé ce peuple malheureux dans la
stupeur et un état de destruction. Au bout de dix jours, les fers de lance
mécanisés allemands avaient découpé les lignes de défense polonaises pour se
frayer un chemin jusqu'à Varsovie. Le gros de l'armée de l'air inadéquate
polonaise avait été détruite sur le sol avant même de pouvoir entrer en action;
les avions chasseurs et les bombardiers Stuka de la Luftwaffe,
fournissant un soutien tactique à la progression des troupes au sol, ont
brouillé les communications polonaises et semé du haut du ciel la terreur et la
destruction. 'Les Allemands', a rapporté un journaliste américain, 'écrasent
aujourd'hui la Pologne comme un oeuf bouilli'. » [i]
Toutes les raisons données par l'administration Bush et ses
complices à Londres sont basées sur des semi-vérités, des falsifications et des
mensonges flagrants. Il devrait être à peine nécessaire à ce point-ci de
répliquer encore une fois aux assertions voulant que le but de cette guerre soit
de détruire les prétendues «armes de destruction massive» de l'Irak. Après des
semaines d'inspections les plus intrusives auxquelles un pays n'ait jamais été
soumis, rien de solide n'a été découvert. Les derniers rapports des dirigeants
de l'équipe d'inspection des Nations Unies, Hanx Blix et Mohamed ElBaradei,
réfutent en particulier les déclarations faites par le Secrétaire d'état
américain Colin Powell durant son fameux discours du 5 février 2003 devant
l'ONU. ElBaradei a démasqué le fait que les allégations lancées en grande pompe
par les États-Unis au sujet de tentatives irakiennes d'importer de l'uranium du
Niger étaient basées sur des documents forgés fournis par les services de
renseignement du premier ministre britannique Tony Blair. D'autres allégations,
concernant l'utilisation de tubes d'aluminium à des fins nucléaires et
l'existence de laboratoires mobiles pour la production d'armes chimiques et
biologiques, se sont aussi avérées sans fondement. Dès qu'un mensonge est
réfuté, l'administration Bush en invente un autre. Son mépris pour l'opinion
publique est telle qu'elle se soucie à peine de la cohérence de ses propres
arguments.
Le dimanche 16 mars, le vice-président Richard Cheney est
apparu à la télévision pour déclaré que l'Irak «a, en fait, reconstitué des
armes nucléaires». Moins de cinq minutes plus tard, il affirmait que c'était
«seulement une question de temps avant qu'il [Saddam Hussein] n'acquière des
armes nucléaires». Cette contradiction flagrante entre les deux déclarations de
Cheney a pu passer sans être remise en cause par l'interviewer. Il n'en demeure
pas moins que l'assertion de Cheney avait déjà été réfutée par Mohamed ElBaradei,
lorsqu'il a rapporté au Conseil de Sécurité que «rien ne laisse supposer que
les activités nucléaires ont repris».
La seconde raison majeure donnée pour justifier la guerre
contre l'Irak, à savoir que le régime baathiste serait associé aux terroristes
d'Al Qaida, est une autre contre-vérité sur laquelle s'est rabattue
l'administration Bush à mesure que les rapports de l'équipe d'inspection des
Nations Unies réfutaient les allégations d'armes de destruction massive. Mais,
il se trouve que la tentative de lier Hussein à Al Qaida repose sur une base
encore plus branlante. Pas la moindre preuve crédible n'a été fournie par
l'administration à l'appui de cette allégation.
Peut-être la plus absurde et la plus cynique de toutes les
raisons fournies par l'administration Bush est celle voulant que la guerre soit
menée pour apporter la démocratie au peuple irakien. C'est un thème qui a bien
plu à des ignares pieux tels que Thomas Friedman, chroniqueur du New York
Times, qui écrivait le 19 mars que «ça vaut la peine d'écarter Saddam
Hussein et d'aider l'Irak à remplacer son régime par un gouvernement décent,
responsable, qui puisse servir de modèle dans le Moyen-Orient. Non pas que
l'Irak nous menace avec ses armes [ce que Friedman avait reconnu auparavant
comme n'étant pas le cas], mais parce que nous sommes menacés par une série
d'états arabes-musulmans faillis, qui sécrètent beaucoup trop de jeunes gens
qui se sentent humiliés, sans voix au chapitre et sans avenir. Nous avons
vraiment intérêt à en faire nos partenaires pour le changement.»
Quel verbiage méprisable! Le massacre de milliers d'Irakiens
sous le feu des bombes est présenté comme une forme de «partenariat»!
Il faut dire quelques mots en réponse à ces assertions de
«guerre pour la démocratie». Mis à part le fait que la venue au pouvoir de
l'administration Bush au moyen de la fraude électorale a constitué une défaite
majeure pour la démocratie aux États-Unis, il n'y a absolument aucune raison de
croire que la conquête américaine de l'Irak se traduira pour son peuple et ceux
de la région en rien d'autre que plus d'oppression et de misère. Le rôle
historique des États-Unis dans le Moyen-Orient est une série sanglante de
crimes contre les peuples de cette partie du monde. Chacun des principaux
alliés des États-Unis dans le Moyen-Orient et le nord de l'Afrique, le Maroc,
l'Égypte, l'Arabie saoudite, le Koweït, la Jordanie et la Turquie, a été pointé
du doigt par le Département d'état pour violation flagrante des droits de
l'homme. Israël, ce prétendu modèle d'une démocratie d'inspiration américaine,
impose sa domination au peuple palestinien sur la base de la terreur nue. Les
méthodes de contrôle employées par les sionistes dans les territoires occupés
ressemblent de plus en plus à celles utilisées par les nazis contre les Juifs
de Varsovie. En Iran, un quart de siècle de brutale oppression sous une
dictature installée par la CIA, après que celle-ci ait orchestré le
renversement d'un gouvernement nationaliste populaire, a mené à la révolution
de 1979. Le fait que le pouvoir soit tombé par la suite aux mains des
fondamentalistes islamiques de droite était en grande mesure la conséquence de
la destruction supervisée par la CIA de l'opposition de masse d'inspiration
socialiste au régime du Shah.
Le régime de Saddam Hussein est lui-même un sous-produit des
efforts meurtriers des États-Unis, dans les années 1950, 1960 et une bonne part
des années 1970, visant à liquider le mouvement ouvrier socialiste qui
représentait autrefois une force politique significative dans le Moyen-Orient.
Le coup d'état du 8 février 1963 qui a renversé le régime nationaliste de
gauche de Qasim et amené pour la première fois les Baathistes au pouvoir a été
organisé avec le soutien de la CIA. Un journaliste égyptien respecté, Mohamed Haikal,
a rapporté ce que lui avait dit le roi Hussein de Jordanie:
«Permettez-moi de vous dire que je sais à coup sûr que ce qui
s'est passé en Irak le 8 février s'est fait avec le soutien du renseignement
américain. Certains de ceux qui gouvernent maintenant à Bagdad ne le savent
pas, mais moi je sais la vérité. De nombreuses réunions ont été tenues entre le
parti baathiste et le renseignement américain, la plus importante au Koweït.
Savez-vous que le 8 février un message radio secret transmis vers l'Irak
fournissait aux hommes qui supervisaient le coup les noms et adresses des
communistes là-bas afin qu'ils soient arrêtés et exécutés.» [ii]
C'est dans de telles sanglantes opérations que Saddam Hussein
est apparu pour la première fois en tant que figure importante au sein du
mouvement baathiste. Plus tard dans sa carrière, il aura pu compter de nouveau
sur la bienveillance américaine. Washington a soutenu sa purge sanglante des
communistes irakiens en 1979, qui a joué un rôle crucial dans sa consolidation
du pouvoir. La décision de Hussein d'aller en guerre contre l'Iran en 1980 a
été encouragée par les États-Unis, qui lui ont fourni dans les huit années
suivantes un soutien matériel et logistique. Une bonne partie de la réserve
d'agents biologiques accumulée par Hussein dans les années 1980 était alimentée
par une compagnie américaine dénommée American Type Culture Collection,
basée au Manassas, en Virginie. C'était fait avec l'approbation explicite de
l'administration Reagan-Bush. «ATTC n'aurait jamais pu envoyer ces échantillons
à l'Irak sans l'approbation du Département de commerce pour toutes les requêtes
en ce sens», a déclaré Nancy J. Wysocki, vice-présidente en ressources humaines
et relations publiques chez American Type Culture Collection,
organisation à but non lucratif qui constitue l'un des plus importants
fournisseurs de produits biologiques dans le monde. «Ils ont été envoyés pour
servir à des fins légitimes de recherche». [iii]
À part cela et d'autres détails importants de la longue et
fétide relation entre les États-Unis et Saddam Hussein, l'invocation d'idéaux
démocratiques pour justifier l'assaut sur l'Irak fait fi d'un principe
démocratique essentiel: le droit des nations à disposer d'elles-mêmes.
L'invasion et la conquête du pays, et l'établissement d'un protectorat
militaire sous le commandement du généralissime en puissance Tommy Franks, est
en violation complète de la souveraineté nationale de l'Irak.
Aucun des arguments mis de l'avant par l'administration Bush
et ses défenseurs dans les médias, mis à part leur manque de crédibilité, ne
fournit une base légale pour la guerre. Il faut souligner cependant qu'avant
d'attaquer l'Irak l'administration Bush avait déjà proclamé une nouvelle
doctrine stratégique faisant valoir la légitimité de la guerre «préventive» ou
«par anticipation». C'est-à-dire que Washington se réservait le droit
d'attaquer n'importe quel pays qu'il considérait comme une menace potentielle
pour les États-Unis. Sur cette base, il n'y a pas un seul pays dans le monde
qui ne puisse devenir à un moment donné la cible d'une attaque des États-Unis.
Dans son discours à la nation le 17 mars, Bush a formellement invoqué cette
doctrine comme la dernière justification d'une attaque sur l'Irak: «Nous
passons à l'action maintenant parce que le risque de l'inaction serait beaucoup
plus grand. Dans un an, ou cinq ans, la capacité de l'Irak à faire du mal à des
nations libres serait décuplée.» Autrement dit, les États-Unis vont attaquer
l'Irak pendant qu'il est encore sans défense, et non pas pour des actes qu'il a
commis, mais pour des actes qu'il pourrait être en mesure de commettre à
l'avenir à un moment donné mais non spécifié. Cette doctrine, qui est dénuée de
fondement au niveau de la loi internationale, fait de la guerre et de la
conquête une option légitime en politique. L'invasion de l'Irak est vue comme
la première d'une série de «guerres par choix» qui sera lancée à la poursuite
de l'hégémonie mondiale incontestée des États-Unis. Des rivaux potentiels
doivent être détruits avant qu'ils puissent devenir une menace sérieuse.
2. La glorification sans gêne de la guerre en tant
qu'instrument légitime de la realpolitik impérialiste mondiale
représente une horrifiante régression politique et morale. Des éléments
significatifs de la loi internationale ont été élaborés sur la base des
expériences sanglantes de la première moitié du vingtième siècle. Le carnage de
la Première Guerre mondiale entre 1914 et 1918, qui a fait des dizaines de
millions de morts, a donné naissance à une furieuse controverse pour savoir qui
était responsable de l'éclatement des hostilités, la question de la
«culpabilité de guerre». Ce qui sous-tendait ce débat était l'idée essentielle
que la décision d'un gouvernement de lancer et d'utiliser la guerre en tant que
moyen de réalisation de certains objectifs politiques, quels qu'ils soient,
était un acte criminel. Bien que les raisons sous-jacentes de l'éclatement de
la guerre en 1914 étaient certainement complexes, le rassemblement d'un
ensemble de faits tendait à prouver que la responsabilité principale incombait
au gouvernement allemand. Ce gouvernement a décidé, pour des raisons de politique,
d'exploiter l'assassinat de l'archiduc autrichien à Sarajevo d'une manière
calculée pour mener à la guerre.
La question de la «culpabilité de guerre» a pris encore plus
d'importance à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La responsabilité
indiscutable du Troisième Reich dans le déclenchement de la guerre en 1939 a
mené les puissances alliées, dont les États-Unis étaient le représentant le
plus puissant, à faire le procès des anciens dirigeants de l'état allemand.
En formulant les principes légaux sur lesquels allaient
reposer les accusations portées contre les leaders nazis à Nuremberg, le
procureur général américain Telford Taylor a insisté sur le fait que le but des
procès n'était pas de déterminer toutes les causes diverses de la Deuxième
Guerre mondiale. Une question bien particulière était plutôt en jeu. Comme l'a
écrit Taylor dans un mémorandum au procureur en chef américain, Robert Jackson:
«La question de la causalité est importante et sera discutée pendant des
années, mais elle n'a pas sa place dans ce procès, qui doit plutôt s'en tenir
rigoureusement à la doctrine que la planification et le lancement d'une
guerre d'agression est un acte illégal, peu importe les facteurs qui ont amené
les accusés à la planifier et à la lancer. Des circonstances atténuantes
peuvent être évoquées par les accusés devant l'histoire, mais pas devant le
tribunal.» [iv] [Souligné par nous]
Il était bien compris en 1946 que le procès de Nuremberg
établissait un précédent légal de premier ordre. Le principal objectif du
procès était d'établir au coeur même de la loi internationale que la
planification et le lancement d'une guerre d'agression était un acte criminel.
Les représentants des États-Unis ont insisté sur ce principe et reconnu qu'il
serait contraignant pour les États-Unis. Comme l'a écrit Jackson: «Si certains
actes de violation de traités sont des crimes, ils sont des crimes peu importe
qu'ils soient commis par les États-Unis ou par l'Allemagne, et nous ne
sommes pas prêts à tracer une ligne de conduite criminelle contre d'autres que
nous ne voudrions être invoquée contre nous.» [v]
La «guerre par choix» qui a été lancée par l'administration
Bush n'est pas fondamentalement différente dans un sens légal des décisions et
actions pour lesquelles les chefs nazis ont été jugés et pendus en octobre
1946. Le gouvernement américain le sait parfaitement, et c'est pourquoi il
refuse d'accepter la juridiction de la Cour pénale internationale de La Haye.
3. Il ne fait aucun doute que les États-Unis sont
l'instigateur de cette guerre. Le principal objectif de la guerre est de
prendre contrôle des ressources pétrolières de l'Irak. Les tentatives de nier
le rôle central du pétrole dans la campagne américaine pour conquérir l'Irak
ont un relent de malhonnêteté et de cynisme. Aucune ressource naturelle n'a
occupé une place aussi centrale dans les calculs politiques et économiques de
l'impérialisme américain au cours du siècle passé que le pétrole et le gaz
naturel. Cette préoccupation essentielle n'est pas seulement motivée par les
profits des sociétés pétrolières américaines, bien que ce soit un facteur
nullement négligeable. L'industrie américaine, la stabilité de la structure
financière et monétaire de l'Amérique et sa position dominante dans le monde
dépendent toutes d'un accès sans entraves aux vastes ressources pétrolières du
Golfe persique et plus récemment du Bassin caspien.
L'histoire de la politique étrangère et de la stratégie
militaire américaines au cours des trois dernières décennies peut être étudiée,
d'un point de vue purement économique, comme étant une réponse au «choc
pétrolier» de 1973, lorsque l'embargo sur le pétrole institué par les plus
importants producteurs arabes de pétrole en réponse à la guerre israélo-arabe
de cette année a fait quadrupler le prix du pétrole, secouant l'économie
capitaliste américaine et mondiale. Le deuxième choc pétrolier au lendemain de
la révolution iranienne de 1979 a mené à la proclamation de la doctrine Carter,
qui faisait de l'accès sans entraves au Golfe persique un objectif stratégique
majeur des États-Unis. C'est ce qui a préparé le terrain pour l'accumulation
massive des moyens militaires américains qui a pris place sans interruption au
cours des 23 dernières années.
La position mondiale des États-Unis en tant que première puissance
impérialiste dépend non seulement de sa capacité à préserver son propre accès
sans entraves au pétrole, mais aussi à déterminer jusqu'à quel point cette
ressource naturelle qui va en diminuant est accessible à d'autres pays,
notamment à ses rivaux actuels ou potentiels. L'approche prise par les
États-Unis sur cet aspect géopolitique international du pétrole en tant que
ressource critique a été profondément influencée par l'événement politique le
plus significatif du dernier quart du vingtième siècle, la dissolution de
l'URSS.
L'effondrement de l'Union soviétique a été interprétée par
l'élite dirigeante américaine comme étant l' occasion d'implanter le projet
impérialiste de grande envergure qui était resté impossible au lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale et durant près d'un demi-siècle de guerre froide.
Proclamant la venue d'un «moment unipolaire», les États-Unis se sont fixé
l'objectif stratégique essentiel d'empêcher l'apparition de toute autre
puissance qui pourrait défier sa position dominante dans le monde, que ce soit
une Europe nouvellement unifiée, le Japon, ou potentiellement la Chine.
Conscients du déclin significatif de la position américaine dans l'économie
mondiale, les stratèges de l'impérialisme américain en sont venus à voir sa supériorité
militaire incontestable comme étant le principal moyen par lequel les
États-Unis pourraient effectuer un remodelage fondamental du monde dans leur
propre intérêt. Dans ce contexte, l'utilisation de la force militaire pour
établir un contrôle effectif sur les régions productrices de pétrole et sur le
réseau mondial de distribution de cette ressource essentielle est passée du
stade d'idée stratégique à celui de plan concret d'action.
4. Reconnaître le caractère central du pétrole dans les
calculs géopolitiques des États-Unis ne signifie pas cependant qu'il fournit
une explication pleine et entière de la guerre contre l'Irak et du tournant
général vers le militarisme. La manière dont l'Amérique ou un autre pays
capitaliste identifie et définit ses intérêts critiques, et les moyens par
lesquels elle cherche à les préserver, n'est pas simplement le fruit de calculs
économiques. Ces calculs, aussi critiques soient-ils, sont fondamentalement
influencés par toute la structure et la dynamique interne de la société en
question. De ce point de vue, l'invasion de l'Irak est la manifestation de
contradictions sociales et politiques profondes et malignes au sein du corps
politique américain.
Il n'existe pas de barrière impénétrable séparant la politique
intérieure de la politique étrangère. Elles représentent des éléments
intimement liés de la politique de classe élaborée par la couche dominante de
l'élite dirigeante. Bien que sujette à la pression continuelle de forces
économiques globales, la politique étrangère poursuivie par l'élite dirigeante
reflète, complète et projette ses intérêts internes essentiels.
Près de 60 ans ont passé depuis la fin de la Deuxième Guerre
mondiale. Une étude de cette période révèle très clairement la corrélation
entre la politique intérieure et la politique étrangère. Ces 60 ans peuvent
être séparés en deux périodes. Durant les 30 premières années, entre 1945 et
1975, la tendance prédominante dans la politique intérieure américaine était
celle de la réforme sociale libérale. Dans sa politique étrangère, la
bourgeoisie américaine préconisait une version de l'internationalisme libéral
s'appuyant sur diverses institutions multilatérales. Bien entendu, ces
institutions servaient ce que la classe dirigeante américaine considérait comme
ses intérêts à long terme. De plus, la tendance prédominante à une adaptation
et à un compromis avec l'Union soviétique a toujours été combattue par de
puissantes sections de la classe capitaliste; et même dans le cadre du
compromis la bourgeoisie américaine défendait âprement, allant jusqu'à faire la
guerre, ce qu'elle jugeait être ses intérêts globaux. Mais dans le contexte de
l'immense expansion de l'économie après la Deuxième Guerre mondiale, le
capitalisme américain considérait le libéralisme social chez lui et
l'internationalisme libéral (et anticommuniste) comme étant la politique la
plus sage à suivre.
La fin de cette ère libérale a été préfigurée par
l'affaiblissement de l'ordre économique mondial qui avait été établi en 1944
(le système de Bretton Woods). Son effondrement en 1971 suite à la fin de la
convertibilité dollar-or a ouvert une période d'instabilité économique
internationale avec une inflation sans précédent et de déclin prolongé du taux
de profit aux États-Unis.
La détérioration du climat économique général dans le monde a
provoqué un changement fondamental dans la politique intérieure et étrangère de
la classe dirigeante américaine. Aux États-Unis, une politique sociale
auparavant orientée vers une redistribution limitée des richesses et une certaine
réduction de l'inégalité sociale fit demi-tour. L'élection de Reagan à la
présidence en 1980 fut suivie de réductions majeures de l'impôt pour les
Américains les plus fortunés, de coupures massives dans les dépenses sociales
destinées à soulager le sort des Américains les plus pauvres, et d'un assaut
général sur les syndicats.
La composante internationale de cette politique fut la
répudiation de la «détente» avec l'Union soviétique et l'intensification
générale de la pression militaire contre les mouvements nationaux du «Tiers-Monde»
qui étaient considérés comme un obstacle à la poursuite des intérêts globaux de
l'Amérique.
5. Les politiques agressives de l'impérialisme américain ont
produit les conséquences désirées : aux États-Unis, le niveau de vie de la
classe ouvrière a soit stagné ou régressé; dans le soi-disant «Tiers-Monde», il
y a eu une horrifiante détérioration des conditions de vie de centaines de
millions de gens. Pour la classe dirigeante et les sections les plus fortunées
de la classe moyenne, ces politiques ont amené des gains auxquels elles ne
pouvaient qu'avoir rêvés. Un taux salarial à la baisse aux États-Unis, une
réserve inépuisable de main-d'uvre à bon marché outre-mer, et la disponibilité
de denrées à bas prix, ont produit l'environnement idéal pour le boum massif
des marchés boursiers dans les années 1990 (lequel, rappelons-le, a commencé au
lendemain de la première Guerre du Golfe de 1991).
La stabilité économique du capitalisme américain et, allant de
pair avec elle, les grosses fortunes accumulées par l'élite dirigeante au cours
du boum spéculatif à Wall Street sont devenues inextricablement liées à un taux
salarial à la baisse aux États-Unis et à l'offre continue outre-mer de matières
premières à bas prix (le pétrole en particulier) et de main-d'oeuvre pas chère.
L'enrichissement ahurissant de l'élite dirigeante américaine au cours de la
dernière décennie et la misère horrifiante de l'Amérique latine, de l'Afrique,
de l'Asie et de l'ancienne URSS sont des phénomènes interdépendants. Si un
mathématicien s'adonnait à l'étude du rapport existant entre l'accumulation de
richesses aux États-Unis et les conséquences sociales des bas prix des denrées
et de l'exploitation à outrance de la main-d'uvre outre-mer, il pourrait être
en mesure de déterminer combien de millions de morts prématurées ont été
collectivement nécessaires en Afrique, en Asie, en Eurasie et en Amérique
latine pour produire un nouveau milliardaire à Wall Street.
L'élite dirigeante américaine est loin d'ignorer le rapport
existant entre sa propre richesse et l'exploitation et le pillage de la grande
masse de la population mondiale. Ce rapport a créé la base objective d'un
soutien social pour la barbarie impérialiste au sein du milieu vocal, stupide
et arrogant des nouveaux riches formé par le boum spéculatif des années
1980 et 1990. Ce sont ces éléments sociaux corrompus qui dominent les mass
médias et donnent à la presse télévisée et écrite son caractère
particulièrement égocentrique et réactionnaire. L'insolente glorification du
militarisme américain dans les mass médias reflète la correspondance entre les
intérêts propres de cette couche et les ambitions géopolitiques de
l'impérialisme américain. C'est ainsi qu'un certain Thomas Friedman du New
York Times, qui incarne le point de vue du nouveau riche pro-impérialiste,
peut écrire sans la moindre gêne: «Je n'ai aucun problème avec une guerre pour
le pétrole.»
La guerre contre l'Irak promet d'être une mine d'or pour
l'élite dirigeante. Comme l'explique Stratfor, un site internet très au
fait des buts stratégiques du gouvernement américain: «Les plus grands gagnants
du conflit qui menace seront les investisseurs disposés à mettre la main sur
des biens à bon marché. Des étrangers familiers de la région et de ses
pratiques d'affaires, pourvus de contrats là-bas et prêts à tolérer un niveau
de risques, ne manqueront pas d'occasions d'investir dans tous les domaines,
des télécommunications à la production manufacturière [P]our des investisseurs
bien informés pouvant prendre un risque, l'occasion sera sublime.»
Tel est, en résumé, le but de l'opération «Liberté de l'Irak»!
6. Le fait que de tels mots puissent être mis sur papier
atteste du niveau quasi indescriptible de corruption et de dégradation morale
qui règne au sein de l'élite des États-Unis. En dernière analyse, l'ampleur de
la corruption, qui s'est répandue par métastase dans toute la société
bourgeoise, est un phénomène social ayant de profondes racines objectives. La
crise croissante du système capitaliste, qui trouve son expression la plus
critique et essentielle dans le déclin prolongé des taux de profit dans
l'industrie manufacturière de base, a généré un environnement qui encourage
toute forme de fraude. Des membres de conseils d'administration, n'ayant aucune
confiance dans la croissance à long terme de la valeur véritable des biens pour
lesquels ils sont prétendument responsables, se consacrent entièrement à leur
propre enrichissement à court terme. Là où des profits ne peuvent être créés de
façon légitime, ils sont concoctés en trafiquant les registres. La science de
la gestion, une vraie avancée du milieu des affaires américains dans la
première moitié du vingtième siècle, a dégénéré dans l'art de la fraude et de
l'appropriation illicite de fonds.
7. L'administration Bush n'est rien d'autre que l'expression
politique concentrée de cet excrément social. Son vice-président, M. Richard
Cheney, partage son temps entre la supervision d'un gouvernement secret et de
la représentation pour Halliburton, qui continue de lui payer plus d'un demi-million
de dollars par année. Le secrétaire de l'Armée, M. Tom White, est un ancien
haut dirigeant de Enron. M. Richard Perle, qui a beaucoup influencé la
politique irakienne de l'administration, tient des réunions secrètes d'affaires
avec le marchand d'armes Khashoggi. Quant au président lui-même, l'élévation à
la tête de l'état de cette nullité, dont la caractéristique la plus notable est
le sadisme personnel, sera vue par les historiens futurs comme l'expression de
la dégradation morale et intellectuelle de la classe dirigeante américaine. Une
classe ayant pu choisir M. Bush pour la diriger est une classe qui, au sens
figuré comme au sens propre, a perdu la tête.
8. Mais il existe toujours, malgré tout, un monde réel. Sous
le brillant et l'extravagant, la crise du capitalisme américain assume des
proportions gigantesques. Des 50 états de l'Union, plus de la moitié sont au
bord de la faillite. Le réseau essentiel de l'assistance sociale se désintègre.
Le système scolaire est en lambeaux. Si l'on définissait un illettré comme
celui qui ne peut écrire un paragraphe sans une faute de grammaire, il faudrait
considérer plus de trois quarts des Américains comme étant analphabètes. Le
réseau de la santé est dépourvu de fonds et les services subissent des
réductions drastiques. Des industries entières font face à l'écroulement. D'ici
moins d'un an, une bonne partie des compagnies aériennes américaines aura cessé
d'exister. Le détournement massif de ressources pour financer une baisse
d'impôt pour les sections les plus fortunées de la population menace de rendre
la nation insolvable. Le niveau de l'inégalité sociale dépasse de loin celui de
n'importe quel autre grand pays capitaliste. Un pourcentage effarant des
richesses de la nation se retrouve entre les mains des deux pour cent les plus
fortunés de la population. Une étude de Kevin Phillips a établi que le revenu
annuel des 14.000 familles les plus riches dépasse celui des 20.000.000 de
familles les plus pauvres.
9. Il est impossible d'éviter la conclusion que l'évolution
militariste extrême de la politique étrangère américaine est en large mesure
une tentative de l'élite dirigeante de faire face aux dangers posés par le taux
croissant des tensions sociales au sein même des États-Unis. Le militarisme
remplit deux fonctions critiques: premièrement, la conquête et le pillage
peuvent fournir, au moins à court terme, des ressources additionnelles qui
peuvent améliorer la situation économique; deuxièmement, la guerre est un moyen
de détourner la pression sociale interne vers l'extérieur.
10. Mais ces «bénéfices» à court terme ne peuvent guérir les
maux économiques et sociaux qui frappent l'Amérique. Même si les États-Unis
obtiennent une victoire militaire rapide en Irak, la crise sociale et
économique de l'Amérique va continuer sur la voie du pourrissement. Aucune de
ses institutions, qu'elles soient économiques, sociales ou politiques, n'est
équipée pour répondre d'une façon la moindrement positive à la crise générale
de la société américaine.
La guerre elle-même représente la faillite totale de la
démocratie américaine. Une petite clique de conspirateurs politiques, munis
d'un projet caché et arrivés au pouvoir sur la base de la fraude, a jeté le
peuple américain dans une guerre qu'il ne comprend pas et ne désire pas. Mais
il n'existe absolument aucun mécanisme politique en place par lequel pourrait
s'exprimer l'opposition à la politique de l'administration Bush, c'est-à-dire à
la guerre, à la violation des droits démocratiques, à la destruction des services
sociaux et à l'assaut sans relâche sur le niveau de vie de la classe ouvrière.
Le parti démocrate, cadavre puant du libéralisme bourgeois, est profondément
discrédité. Des masses de travailleurs se retrouvent sans la moindre
représentation politique.
11. Le vingtième siècle n'a pas été vécu en vain. Ses
triomphes et ses tragédies ont légué à la classe ouvrière des leçons politiques
qui n'ont pas de prix, dont la plus importante est la compréhension de la
signification et des implications de la guerre impérialiste. Celle-ci est avant
tout la manifestation de contradictions nationales et internationales qui ne
peuvent trouver une issue par les voies «normales». Quel que soit le résultat
du stade initial du conflit qui a commencé, l'impérialisme américain a pris un
rendez-vous avec le désastre. Il ne peut conquérir le monde. Il ne peut
réimposer des chaînes coloniales aux masses du Moyen-Orient. Il ne trouvera pas
dans la guerre une solution viable à ses maladies internes. Au contraire, les
difficultés imprévues et la résistance montante engendrées par la guerre vont
intensifier toutes les contradictions internes de la société américaine.
Quoi qu'en disent les sondages d'opinion, qui ne sont pas plus
crédibles que n'importe quel autre produit des mass médias, il existe déjà une
opposition substantielle et croissante à la guerre. Les manifestations tenues à
la veille de la guerre étaient plus importantes que tout ce qui a pu être tenu
au faîte du mouvement anti-guerre durant l'ère du Vietnam. Et surtout, les manifestations
tenues aux États-Unis ont pris place dans le cadre d'un large mouvement
international contre la guerre. Ceci exprimait l'apparition d'une toute
nouvelle qualité dans la conscience sociale: le sentiment croissant que les
grands problèmes sociaux de notre époque exigent des solutions internationales
et non simplement nationales. Ce sentiment doit être nourri et renforcé par la
construction d'un nouveau mouvement politique de masse de la classe ouvrière.
Le week-end des 29 et 30 mars prochains, le World Socialist
Web Site et le Parti de l'égalité socialiste organisent une conférence
publique. Sa tâche sera de faire une évaluation préliminaire des conséquences
de la guerre, et d'élaborer le programme international et socialiste sur lequel
doit se baser la lutte contre l'impérialisme et le militarisme.
Notes: [i] Gordon Wright, The Ordeal of Total War 1939-1945 (New York,
1968), p. 17.
[ii] Hanna Batatu, The Old Social Classes and the Revolutionary Movements of
Iraq (Princeton, 1978), pp. 985-86.
[iii] The New York Times, 16 mars 2003.
[iv] Telford Taylor, The Anatomy of the Nuremberg Trials (New
York, 1992), pp. 51-52. [v] Ibid, p. 66