Daniel Bensaïd de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et
Henri Weber du Parti socialiste (PS) étaient les deux principaux orateurs du
forum qui s’est tenu au siège du Parti socialiste le 28 février dernier.
Ce forum fait partie de toute une série de forums présentée comme contribuant à
la rénovation du PS après ses défaites aux élections présidentielles et
législatives de l’an dernier.
Henri Weber et Daniel Bensaïd furent, avec Alain Krivine, les cofondateurs
de la LCR en 1969. Weber était le rédacteur en chef de l’hebdomadaire de
la LCR, Rouge et de son magazine Critique communiste. En 1986, il
rejoignit le Parti socialiste. Il fut élu sénateur socialiste en 1995 et député
européen en 2004. Il est à présent membre du bureau politique du PS responsable
des universités et directeur du magazine Revue socialiste. Bensaïd,
professeur de philosophie à l’université Paris VIII, est un des
principaux théoriciens de la LCR et un dirigeant du Secrétariat unifié pabliste
auquel la LCR est affiliée.
La LCR prétend être en train de construire un nouveau « parti
anticapitaliste, » indépendant du Parti socialiste et hostile à sa
politique libérale. La réunion au siège du PS a mis au grand jour la fausseté
de cette prétention. Il ne s’agissait pas d’un conflit entre
ennemis politiques, mais d’une discussion entre amis personnels et
politiques qui, bien que pratiquant une division du travail, n’ont pas de
désaccords insurmontables.
Dès le début et pendant toute la durée de la réunion, les
participants étaient à l’aise l’un avec l’autre, prêts à rire
des plaisanteries de l’un et de l’autre, se tutoyant et
s’interpellant parfois d’un « camarade. » Bensaïd
n’a semblé nullement gêné d’être ainsi interpellé par deux
défenseurs impénitentsdu système capitaliste – Weber et Alain Bergougnoux,
autre membre dirigeant du PS qui partageait la tribune.
Avec pour thème « L’idée de révolution au 21e siècle »,
ce forum avait clairement pour objectif de commencer à voir comment le PS et la
LCR collaboreraient dans une période où les bouleversements politiques et sociaux
sont en plein essor. A un certain moment dans le débat, où la question du
soutien du PS aux attaques du président Nicolas Sarkozy sur les retraites, et
les privatisations du gouvernement de la gauche plurielle quand elle était au
pouvoir, auraient pu occasionner quelques frictions, Bensaïd a dit :
« On ne va pas polémiquer, ce n’était pas l’ambiance de la
réunion. »
Weber fait partie des nombreuses personnalités qui sont
passées par l’école opportuniste de la LCR et ont rejoint une élite avide
de gravir les échelons de la promotion sociale et qui a été en mesure de
s’enrichir aux dépens de la classe ouvrière. Loin d’être rejetés
comme des renégats, comme en témoigne cette réunion, la direction de la LCR garde
des liens d’amitié et d’entraide mutuelle solides à l’égard
de cette couche qui pénètre jusqu’au cœur de la classe capitaliste
française. C’est ce qui explique en grande partie l’attitude
extrêmement favorable des médias à l’égard des dirigeants de la LCR.
L’année dernière, Weber avait épousé Fabienne
Servan-Schreiber, sa compagne depuis 34 ans, et organisé une cérémonie extrêmement
coûteuse pour 800 invités au Cirque d’hiver, lieu de nombreux anciens
rassemblements de la gauche politique. Parmi les invités on comptait
l’ancien premier ministre socialiste Lionel Jospin, la candidate PS ayant
perdu l’élection présidentielle de 2007 Ségolène Royal, ainsi que
Bernard Kouchner qui s’est séparé du PS quand Sarkozy a été élu et est
devenu son ministre des Affaires étrangères.
Etaient aussi présents à cette occasion deux autres
personnalités en vue du PS et qui ont depuis rejoint le gouvernement de Sarkozy :
Martin Hirsch et Jean-Pierre Jouyet. Le 2 octobre 2007, Le Monde
mentionnait la présence des banquiers Bruno Roger (Lazard’s), Philippe Lagayette
(JP Morgan) et Lindsay Owen-Jones, directrice de L’Oréal. Parmi les
invités « people », il y avait aussi l’ancien modèle et
chanteuse Carla Bruni, à présent l’épouse du président français.
La principale contribution de Weber à ce récent forum a été un
panégyrique des forces du marché, euphémisme désignant le capitalisme. Se
basant sur une maxime sociale-démocrate suédoise qui aurait été inventée en
1933, « le marché est un bon serviteur, mais un très mauvais maître »,
Weber s’est extasié : « C’est la principale force
productive moderne que la liberté d’initiative, la liberté
d’entreprendre, la liberté d’innover, la liberté de gérer, la
liberté d’échanger, donc c’est un bon serviteur et ceux qui savent
le faire travailler à leur service n’ont qu’à s’en féliciter.
»
Le vieil ami de Bensaïd a poursuivi par une diatribe contre le
socialisme révolutionnaire : « Toute l’innovation historique de
la social-démocratie au siècle dernier a été de maîtriser les forces du marché,
or c’est cela qui nous oppose avec Daniel Bensaïd et ses amis,
c’est que les sociaux-démocrates réformistes sont en conflit avec les
révolutionnaires depuis plus d’un siècle sur cette question… On
considère que pour maîtriser l’économie ce n’est pas nécessaire de
détruire les libertés économiques, il n’est pas nécessaire de
collectiviser les entreprises, il n’est pas nécessaire d’éradiquer
le marché au profit du plan… et chaque fois que c’est entrepris
cela crée des catastrophes. »
Alain Bergougnoux a contribué à cette attaque contre le
socialisme marxiste, en disant que celui-ci acceptait la violence.
Bensaïd n’a pas jugé nécessaire de réagir à ces
grossières distorsions de l’histoire. Il n’a pas relevé le défi de démontrer
les crimes politiques et sociaux de la social-démocratie réformiste au
vingtième siècle. Il aurait pu faire référence au fait que la social-démocratie
européenne avait conduit la classe ouvrière à la boucherie de la Première Guerre
mondiale ou que les sociaux-démocrates allemands étaient complices de
l’assassinat des socialistes révolutionnaires Rosa Luxembourg et Karl
Liebknecht. Plus récemment, il aurait pu traiter du rôle actif joué par
François Mitterrand et le premier ministre socialiste Guy Mollet dans la
répression brutale de la révolte algérienne contre l’oppression
coloniale. Ou encore le rôle insidieux de Lionel Jospin dans la privatisation
des entreprises publiques et la destruction des emplois.
Bensaïd a également gardé le silence sur le soutien actuel du
Parti socialiste à la militarisation de l’Europe et à
l’accroissement des forces armées françaises, y compris d’armes
nucléaires, en vue d’un déploiement pour sauvegarder les intérêts de
l’impérialisme français dans le monde. Il n’a émis aucune critique
du soutien du Parti socialiste à l’occupation de l’Irak par
l’impérialisme américain, de sa participation à l’occupation par l’OTAN
de l’Afghanistan et de sa contribution aux menaces américaines et
européennes contre l’Iran. Bernard Kouchner a suggéré que la France
pourrait bien participer à une intervention militaire. Le PS est entièrement
complice de la poussée néocoloniale des grandes puissances visant à voler les
ressources naturelles des populations vivant sur les terres riches en gaz et en
pétrole d’Asie centrale et du Moyen-Orient.
Le WSWS a posé à Bensaïd une question directe concernant
l’attitude de la LCR à l’égard du Parti socialiste. Bensaïd a
essayé de s’en tirer par une pirouette verbale. « Là, c’est
une question directement politique sur les rapports avec le PS. Vous connaissez
la formule : pour manger avec le diable il faut de longues cuillères, même
si le PS n’est qu’un diablotin pour le moment la cuillère
n’est pas assez longue, cela ne veut pas dire qu’on ne mangera
jamais ensemble. Mais il faut d’abord qu’on travaille la cuillère
et, autrement dit, qu’avec un rapport de force différent… C’est
clair que quand on parle d’indépendance [par rapport au PS]… C’est
que pour le moment on ne participera à aucune responsabilité… Pas avec
l’unité d’action, ça c’est encore autre chose… Si
c’est pour faire quelque chose contre la guerre ou les sans-papiers,
oui… »
C’est là une manière peu subtile de masquer la vraie nature
du PS : il est hors de question que le PS mobilise un mouvement
d’opposition au militarisme français et européen et aux opérations
actuelles au Moyen-Orient et en Asie centrale. De plus, le programme électoral
d’immigration choisie, du PS n’a été dénoncé dans aucune campagne
de la LCR. Le faire serait peut-être un obstacle aux ajustements de la
« cuillère » visant à permettre à la LCR de participer en tant que
couverture de gauche à un futur gouvernement de la gauche plurielle.
Bensaïd a poursuivi: « Pour ce qui est en revanche de
l’exécutif et responsabilité, on ne veut pas, pour être clair, se trouver
dans la situation de caution dans lequel se trouvait Rifundazione Comunista
par rapport à Prodi. » Rifondazione communista, avec la
participation du parti frère de la LCR, a rejoint le gouvernement de Romano
Prodi en 2006 et a soutenu entièrement les coupes claires sur les retraites,
l’envoi de troupes italiennes en Afghanistan et la consolidation
d’une base militaire américaine en Italie.
Mais Bensaïd a cherché à rassurer son auditoire socialiste sur
le fait que de telles considérations n’empêcheraient pas de futures
alliances politiques avec leur parti : « Dans l’avenir immédiat
et jusqu’à ce que les choses bougent, on veut entretenir des rapports de dialogues
amicaux, etc., mais nous n’irons pas jusque-là. »
Il a ajouté qu’« en revanche, puisque les élections
sont là, s’il y a des cas de figure où l’élection est à deux tours
et on aura plus de 5 pour cent, il y aura peut-être quelques-uns où on proposera
de fusionner des listes à la proportionnelle des résultats du premier tour.
Pour le moment, selon les échos, c’est plutôt la priorité au MoDem… »
(On entend une certaine agitation et des murmures dans la salle.)
L’objectif de Bensaïd en tant qu’invité du Parti
socialiste était de fournir la garantie que la LCR n’a aucune perspective
révolutionnaire pour le vingt et unième siècle. Il a dit qu’il se
considérait léniniste plutôt que trotskyste, et a cherché à réduire Lénine à un
vulgaire opportuniste ne s’intéressant qu’à la recherche de la
facilité en politique. « Il y a un processus historique chez Trotsky,
qu’il n’y a pas chez Lénine », a-t-il déclaré. « Trotsky
se projette dans le futur. Lénine, la catégorie centrale de sa politique,
c’est le présent. »
Lorsque Weber a fait remarquer que les économies nationales
étaient complètement intégrées à l’économie mondiale, Bensaïd a défendu
l’État-nation et suggéré une politique économique réformiste keynésienne
comme base de collaboration mutuelle. Il a critiqué les gouvernements de droite
comme de gauche en France parce qu’ils « n’ont pas justement
maintenu l’équilibre entre la puissance publique et le marché. Ils ont
basculé du côté du marché, ils ont renforcé les mécanismes marchands.
C’est ça notre désaccord. Si on pouvait gérer les mécanismes keynésiens,
alors si c’était possible, ce serait un progrès. Sur ça il pourrait y
avoir des accords politiques, on pourrait faire un bout de chemin ensemble, etc. »
Les ambitions de Bensaïd pour l’Europe sont minimalistes:
« on n’est pas anti ou contre, mais l’harmonisation sociale,
fiscale, je dis harmonisation sociale, pas égalisation, pour nous c’est
un préalable. » Il a suggéré que les nationalistes bourgeois du Venezuela
montraient la voie et dit que la nation pourrait constituer un point
d’appui pour mouvements contre le libéralisme économique de l’Union
européenne.
Bensaïd est loin de considérer la mondialisation de la
production et du marché mondial du travail comme la base de l’unification
internationale de la classe ouvrière mondiale en tant que force
révolutionnaire. Son approche sociale pessimiste et petite-bourgeoise
s’est révélée des plus clairement quand il a décrit les millions de
personnes rejoignant le marché du travail en Asie et dans d’autres coins
du monde comme étant un facteur qui rendrait impossible pour un bon moment la
révolution sociale.
« Le vingtième siècle, a-t-il dit, s’est terminé
par une grande défaite historique des politiques d’émancipation.
C’est désespérant de dire ça. C’est une défaite dont on n’est
pas près de sortir, peut-être qu’on s’en sortira, mais personne ne
peut le garantir, et, en tout cas, l’irruption sur le marché mondial
mondialisé de centaines de millions de travailleurs pratiquement sans
protection sociale et sans droits sociaux va peser durablement et tirer à la
baisse les conditions de vie et les négociations même élémentaires. »
Finalement, Bensaïd a rassuré son auditoire PS sur le fait que
la LCR n’a aucune intention d’éduquer les jeunes à la théorie
marxiste et qu’elle y est en fait hostile : « Les militants à
la Ligue de la génération Besancenot, ils sont contre Le Pen, ils pensent que
le PS ça ne va pas, ils sont pour le facteur, et pour en découdre, après, tout
reste à faire…..Si on fait un cours sur la Révolution russe on emmerde
tout le monde. »
Le rôle de Bensaïd et celui de son parti sont de maintenir la
classe ouvrière liée aux bureaucraties sociale-démocrate, stalinienne et
syndicale et d’empêcher l’émergence d’un authentique parti
socialiste révolutionnaire en France.