Cet article constitue la première partie
d’une critique du livre de Naomi Klein, "The Shock Doctrine: The Rise of
Disaster Capitalism", dont on pourrait traduire librement le titre par "La
doctrine du choc : la montée du capitalisme de catastrophe". La
deuxième partie sera en ligne le 6 mars.
Depuis sa parution en septembre dernier, le
dernier livre de Naomi Klein a fait les listes des meilleurs vendeurs à travers
le monde. Cet accueil n’est pas seulement le produit d’une campagne qui sans
l’ombre d’un doute a été bien organisée ou d’une présence importante dans les
médias de masse, mais encore d’un changement significatif vers la gauche de
larges sections de la population mondiale.
Dans chaque pays, l’hostilité envers le
programme du marché libre qui prévaut depuis une vingtaine d’années s’approfondit
et l’opposition à l’establishment politique officiel qui en a fait la promotion
grandit.
Selon Klein, son livre est « un défi à
l’affirmation la plus centrale et la plus acclamée du récit officiel : le
triomphe du capitalisme déréglementé est né de la liberté ; les marchés
sans contraintes vont main dans la main avec la démocratie. Plutôt, je vais
démontrer que cette forme fondamentale du capitalisme a toujours été amenée à
l’existence par les formes les plus brutales de coercition. » [p.18]
Ce thème touche assurément une corde sensible.
Mais l’opposition grandissante à l’ordre existant soulève inévitablement la
question : que faire ? Comment la colère envers les dépravations du
« marché libre » peut-elle se traduire en un programme pour une
alternative ?
C’est là que l’on trouve la signification
politique du livre de Klein. Son argument central est qu’il n’est pas
nécessaire de renverser le système capitaliste du profit. En fait, cela ne
ferait selon elle que représenter une autre version du
« fondamentalisme » qui caractérise les « doctrines du marché
libre ». Au contraire, une autre voie peut être trouvée, basée sur un
retour aux mesures qu’on appelle keynésiennes — intervention gouvernementale et
réglementation — qui étaient en vigueur lors du boom économique de l’après Deuxième
Guerre mondiale.
« Je ne défends pas l’idée que toutes les
formes du système du marché sont intrinsèquement violentes, écrit Klein dans
son introduction. Il est éminemment possible d’avoir une économie basée sur le
marché qui n’exige pas une telle brutalité et qui ne demande pas une telle
pureté idéologique. Un marché libre de produits de consommation peut coexister
avec un système de santé public et gratuit, avec des écoles publiques, avec un
important secteur de l’économie, une pétrolière nationale par exemple, appartenant
à l’État. Il est possible de demander aux compagnies de payer des salaires
décents, de respecter les droits des travailleurs à créer des syndicats et aux
gouvernements de taxer et de redistribuer la richesse pour que les inégalités
les plus aiguës qui caractérisent l’État corporatiste soient réduites. Il n’est
pas nécessaire que les marchés soient fondamentalistes.
« Keynes a proposé précisément ce genre
d’économie mixte et réglementée après la Grande Crise, une révolution de la
politique publique qui a créé le New Deal et d’autres transformations du
même type à travers le monde. C’est précisément ce système de compromis et
de contrepoids que la contre-révolution de Friedman vise à démanteler
systématiquement dans un pays après l’autre. » [p.20]
Tout comme Keynes se voyait le sauveur du
capitalisme — il est reconnu pour avoir conseillé Roosevelt en 1933 d’adopter sa
politique de crainte que l’« orthodoxie » (le libre marché) et la
révolution n’en viennent à l’affrontement — la critique de Klein ne vise pas à
renverser le système de profit capitaliste. Comme Keynes, elle veut le sauver
de lui-même en freinant ses pires excès.
Évidemment, Klein a le droit d’adopter la
position politique qu’elle désire. Mais son opposition au marxisme et à sa
méthode d’analyse signifie qu’elle refuse de considérer une analyse plus
profonde de l’économie mondiale, craignant que cela soulève des questions qui iraient
à l’encontre de sa perspective politique et des intérêts sociaux qu’elle
représente.
Klein débute d’abord en faisant référence à
la « panacée tactique fondamentale » du capitalisme contemporain — ce
qu’elle appelle la « doctrine du choc », telle qu’articulée par
Milton Friedman. Friedman affirmait que seule « une crise — réelle ou
perçue — peut produire un véritable changement. Lorsque
cette crise survient, les gestes qui sont posés dépendent des idées qui
circulent à ce moment. Voilà qui est, je crois, notre principale
fonction : développer une alternative à la politique existante, la
maintenir en vie et disponible jusqu’à ce que l’impossible devienne
l’inévitable d’un point de vue politique. » [p. 6]
Mais Klein n’est pas vraiment en mesure
d’expliquer pourquoi les doctrines du « libre marché » de Friedman et
de son école de Chicago, perçues comme l’oeuvre d’excentriques dans les années
1950 et 1960, furent accueillies durant les années 1970, permettant à Friedman
de recevoir le prix Nobel de l’économie en 1976.
Pour Klein, la mise en application des
doctrines choc de Friedman est le résultat de 50 années de campagne pour une
liberté totale du monde des affaires. « Bien qu’enrobée du langage des
mathématiques et de la science, la vision de Friedman rejoignait précisément
les intérêts des grandes multinationales, qui par nature étaient avides de
vastes nouveaux marchés déréglementés. » [p. 57]
En fait, la réalité est tout autre. Durant
la guerre et immédiatement après, d’importantes sections de la grande
entreprise appuyèrent une intervention gouvernementale et une régulation
économique. Non seulement s’accommodèrent-elles aux mécanismes de régulation,
mais elles jouèrent souvent un rôle clé dans la mise en place de ceux-ci.
L’attitude de sections clé des affaires
américaines fut résumée dans un discours de William Benton, fondateur d’un
lobby des affaires, le Comité pour le développement économique (CDE), prononcé
en 1949 :
« L’attitude historique du monde des
affaires a toujours été d’utiliser le gouvernement s’il le pouvait et, s’il ne
le pouvait pas, de le malmener. Philosophiquement, l’entreprise jurait par la
doctrine : “le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins”. La
nouvelle position du CED est que “le gouvernement a un rôle positif et permanent
à jouer en réalisant les objectifs communs de fort taux d’emploi et de haute
productivité, ainsi qu’en offrant de très bonnes conditions de vie pour la
population dans toutes les sphères de la vie.” ... La plus grande réalisation
du CED ... pourrait bien être la clarification qu’il développe sur le rôle du
gouvernement dans l’économie. ... Voilà notre réponse aux variétés européennes
de socialisme. Longue vie à celle-ci » [Robert M.
Collins, The Business Response to Keynes, 1929-1964, Columbia University
Press, 1981, p. 206].
Vingt ans plus tard, Nixon résuma l’attitude
de larges sections de l’élite économique dans son fameux commentaire qui
disait: « Nous sommes tous keynésiens maintenant. » Selon Friedman,
cependant, Nixon avait mis sur pied des mesures « socialistes ».
De plus, même si c’était le cas que
l’imposition de mesures friedmaniennes constituait le point culminant de 50 ans
de campagne de la part de la grande entreprise, il resterait toujours à
expliquer pourquoi cette campagne fut réussie. Il faudrait détailler les
changements dans la situation économique qui avaient rendu les écrits « fous »
d’hier comme étant la sagesse officielle d’aujourd’hui.
Klein ne fournit pas une telle explication
parce que ça montrerait clairement que la montée du « friedmanisme »
était associée à des processus objectifs de l’économie capitaliste qui menèrent
à la fin du boom de l’après-guerre et à la crise économique des années 1970 — des
processus que les mesures keynésiennes s’avérèrent incapables de renverser.
Le libre
marché et la répression étatique
Le boom économique qui a suivi la Deuxième Guerre
mondiale n’était pas le produit des mesures keynésiennes, mais de la
restructuration de l’économie mondiale organisée par les Etats-Unis,
spécialement par le plan Marshall. Cette restructuration a rendu possible le
développement dans le reste du monde de méthodes de production plus efficaces
associées aux chaînes de montage qui avaient été développées aux Etats-Unis.
Elle engendra une augmentation du taux de profit à travers l’économie
capitaliste mondiale qui devint le facteur premier qui mena au boom, rendant
ainsi possible l’augmentation des salaires et les concessions sociales durant
cette période. En d’autres mots, les mesures keynésiennes étaient le produit et
non la cause du boom d’après-guerre.
Voilà pourquoi, lorsque les taux de profit
commencèrent à chuter vers la fin des années 1960 et au début des années 1970,
les mesures keynésiennes s’avérèrent incapables de rétablir l’expansion
antérieure. En fait, au lieu d’amoindrir les problèmes économiques, cette
politique, basée sur des dépenses publiques accrues, tendait à les
exacerber.
Dans des conditions où les profits chutaient,
les mesures de relance keynésiennes voyaient des entreprises importantes
augmenter leurs prix afin d’essayer de contrer la tendance, au lieu d’augmenter
le rendement et le nombre d’emplois. Cela mena à une « stagflation »,
une combinaison de chômage élevé et persistant ainsi que des niveaux élevés
d’inflation.
De ce fait, l’application de mesures
keynésiennes joua un rôle plutôt considérable dans l’élection de Thatcher et
Reagan, deux partisans aguerris du « libre-échange », qui avaient
basé leurs campagnes électorales victorieuses respectives de 1979 et de 1980
sur des sections de la classe moyenne.
Dans son livre, Klein établit des liens entre
l’imposition du « libre-échange » et l’utilisation de méthodes
violentes de répression étatique, de l’Amérique latine à la Chine et au choc du
massacre de la place Tiananmen, en passant par la décision de Boris Eltsine
d’utiliser les tanks pour bombarder l’édifice parlementaire en 1993 et les
attaques de l’OTAN sur Belgrade en 1999.
Dans le cas de l’Amérique latine, où le plan
Friedman fut imposé pour la première fois dans les années 1970, Klein a mis l’accent
sur la relation entre la violence étatique et l’agenda économique qu’elle
servait en critiquant le lobby des droits de l’homme pour son refus d’examiner
les raisons derrière la répression qu’il dénonçait.
Des actes de terreur au Chili et en Argentine furent
qualifiés de façon étroite de « violation des droits de l’homme » au
lieu « d’outils servant des objectifs politiques et économiques
clairs ». « En se concentrant purement sur les crimes et non sur les
raisons derrières ceux-ci, le mouvement des droits de l’homme a également aidé
l’idéologie de l’école de Chicago à sortir indemne de ce premier laboratoire
sanglant. »
Le rapport d’Amnistie internationale, détaillant les
atrocités de la junte militaire argentine, « était une percée qui lui
valait son prix Nobel. Cependant, malgré toute sa profondeur, le rapport ne
jette aucune lumière sur les raisons de ces événements. » Le rapport de 92
pages ne fait « aucune mention du fait que la junte était en train de
refaire le pays selon la ligne d’un capitalisme radical. Il n’offre aucun
commentaire sur la montée de la pauvreté ou sur le renversement dramatique des
programmes de redistribution de la richesse, bien que cela était au cœur de la
politique de la junte. »
Si les projets économiques de la junte avaient été examinés,
poursuit-elle, il serait devenu clair pourquoi une telle répression
extraordinaire avait été nécessaire et pourquoi tant de prisonniers de
conscience d’Amnistie étaient des syndicalistes et des travailleurs sociaux.
« Dans une autre omission majeure, Amnistie présente
le conflit comme étant limité à un conflit entre militaires locaux et extrémistes
de gauche. Aucun autre joueur n’est mentionné, ni le gouvernement américain ou
la CIA, ni les propriétaires locaux, ni les corporations multinationales. Sans
un examen plus large du projet d’imposer un capitalisme "pur" en
Amérique latine, et des puissants intérêts derrière ce projet, les actes de
sadisme documentés dans le rapport n’ont plus aucun sens, ils ne sont plus qu’aléatoires,
des événements déplorables sans liens entre eux, dérivant dans l’éther
politique, devant être condamnés par toutes les personnes de conscience, mais
impossibles à comprendre. » [pp.118-120]
Ces points sont bien faits. Mais ils peuvent être appliqués
à Klein elle-même. Elle va plus loin qu’Amnistie, mais comme l’organisation des
droits de l’homme, elle s’arrête là où l’enquête devrait commencer. Si les
actes de violence n’étaient pas que des événements aléatoires, mais liés à un plan
économique défini, cela soulève immédiatement la question suivante :
pourquoi au milieu des années 1970 ? Pourquoi pas plus tôt ?
Klein choisit de ne pas poser la question, ni d’examiner la
relation entre la crise économique du capitalisme mondial qui fit éruption dans
les années 1970, la fin du boom d’après-guerre et l’effondrement des
programmes keynésiens de réforme économique. Et pourtant, la relation est
clairement visible. En septembre 1976, alors que la répression de la junte
s’abattait en Argentine et que Milton Friedman recevait son prix Nobel, le premier
ministre britannique James Callaghan expliquait au Parti travailliste que les
dépenses de type keynésien pour stimuler l’économie étaient choses du passé.
Selon Klein, le refus du lobby des droits de l’homme de
« faire le lien entre la terreur de l’appareil d’État et le projet
idéologique qu’elle servait » peut être vu, dans le cas d’Amnistie, comme
une volonté de « demeurer impartiale au milieu des tensions de la guerre
froide ». Dans le cas de plusieurs groupes, c’était une question d’argent,
étant donné l’importance de la Fondation Ford dans l’octroi de fonds aux
organisations de droits de l’homme.
On est bien forcé, cependant, de poser la même question en
ce qui concerne Klein : pourquoi refuse-t-elle d’examiner les processus sous-jacents
de l’économie capitaliste qui ont donné naissance à la terreur d’État et à la
violence qu’elle condamne ?
À suivre
(Article original anglais paru le 27 février
2008)