De nombreux travailleurs européens qui ont
perdu leur salaire, leur emploi et leur système de protection sociale ces
dernières années n’en croient pas leurs yeux : le « turbo
capitalisme », la suprématie du capital financier sur tous les aspects de
la vie sociale et personnelle, est une invention purement anglo-américaine, et à
laquelle les gouvernements allemand et français s’opposent depuis longtemps.
Un flot d’articles est paru à ce sujet dans la
presse allemande et française. Des auteurs qui hier encore sermonnaient les
travailleurs de renoncer à des augmentations de salaire pour le bien des
marchés financiers se surpassent à présent mutuellement pour dénoncer des
spéculateurs financiers irresponsables et dénués de scrupules.
Le ton de tels articles a été donné par les
chefs de gouvernements eux-mêmes.
Le week-end dernier, la chancelière allemande,
Angela Merkel, a reproché au gouvernement américain d’avoir commis de graves
erreurs et des blocages. Elle avait déclaré au journal Münchner Merkur :
« Je critique l’évidente normalité des marchés financiers, malheureusement
pendant longtemps ils ont rejeté une régulation volontaire avec le soutien des gouvernements
britannique et américain. » Elle a poursuivi en disant qu’elle avait réclamé
plus de transparence dans les transactions financières en préconisant de
nouveaux systèmes de notation pour les fonds spéculatifs (hedge fonds),
mais que ces propositions n’avaient pas bénéficié du soutien de l’alliance
anglo-américaine.
Lors d’une réunion à Linz, en Autriche, Merkel
avait indirectement reproché au gouvernement Bush d’impliquer d’autres nations
dans la crise du crédit. Le gouvernement de Merkel a intégré dans la loi
nationale des obligations convenues préalablement et concernant le secteur
bancaire « tout en sachant que cela entraînerait des plaintes de la part
des petits entrepreneurs », affirma-t-elle. Elle poursuivit en précisant
« Et quand le jour est arrivé, les Américains ont dit : pas nous.
Ceci ne peut pas être toléré dans le domaine international. » Les
conséquences en seront maintenant subies par les contribuables par delà les
Etats-Unis et la Grande-Bretagne, s’est plainte Merkel.
Jeudi, le ministre allemand des Finances, Peer Steinbrück, rejoignait
la mêlée en déclarant que la crise avait son origine aux Etats-Unis. Lors d’un
discours devant le Bundestag, la Chambre basse du Parlement, Steinbrück a dit,
« Le monde ne sera jamais plus comme il était avant la crise… les
Etats-Unis vont perdre leur statut de super-puissance du système financier
mondial. »
Mercredi, le président français, Nicolas Sarkozy, a prononcé
un discours devant l’assemblée générale des Nations unies à New York et a réclamé
des changements afin de rapidement « moraliser le capitalisme financier…
Trop longtemps nous avons reculé devant la nécessité de doter le monde globalisé
des institutions qui permettront de le réguler. »
Après son discours à l’ONU, Sarkozy a assisté à une réception pour
recevoir le « Prix mondial de l’homme d’Etat 2008 » offert par la
Fondation d’Elie Wiesel dans l’un des restaurants huppés fréquenté par le monde
de la finance. Il a profité de l’occasion pour réclamer que « ceux qui
sont responsables [du désastre financier] soient sanctionnés et rendent des
comptes ».
Parmi les 800 invités figuraient certains des plus riches amis
du président issus de l’élite des affaires et de la finance, y compris le patron
de la presse et du bâtiment, Martin Bouygues, qui a financé certaines vacances
luxueuses de Sarkozy. Le journal conservateur Le Figaro a, après coup, cyniquement
déclaré, « Sans doute faut-il accueillir ces incantations avec la distance
qu’il convient : il n’existe pas de coupables désignés à l’origine de la
crise, ou, plutôt, ils sont si nombreux qu’on ne pourra pas tous les
embastiller ! »
Les médias, à la fois de la gauche libérale et conservateurs,
viennent eux aussi de découvrir les maux du « capitalisme financier anglo-américain ».
En voici quelques exemples.
Le 23 septembre, Spiegel-Online a publié une longue
analyse de Wolfgang Kaden en faveur d’un « changement fondamental de
trajectoire… d’une économie dans laquelle les maîtres de Wall Street définissent
les règles à leur propre avantage ; où d’évidence il n’y a pas de
scrupules, où il n’y a plus de cadres acceptés par tous quant à la satisfaction
du désir d’acquisition. »
Le « capitalisme financier anglo-américain » a, au
cours des ces dix, quinze dernières années, de plus en plus forgé la société,
poursuit Kaden. La croissance prolongée du pouvoir des banques d’affaires a
mené à une situation où « la confiance de la société dans le monde des
affaires s’est considérablement érodée. L’économie de concurrence, telle est
l’impression prévalente, a dégénéré en une communauté d’appât du gain où l’on
use de combines et où l’on trompe, où les investisseurs sont privés de leurs
économies, où des richesses s’élevant à des milliards sont créées et réduites à
néant sur la base de valeurs opaques, où des banquiers d’affaires et des PDG
peuvent s’enrichir de manière débridée. »
Le même jour, le journal Süddeutsche Zeitung dénonçait
les « acteurs sans scrupules et irresponsables » du monde de la finance :
« De par des spéculations totalement téméraires ils mettent en danger le
bien-être de monde entier sans comprendre leurs propres affaires ou sans se
soucier des conséquences. » C’était une grave erreur « que d’accorder
en fait ce pouvoir destructeur au monde de la finance… Un manque de contrôle et
une absence de régulation, notamment aux Etats-Unis », ont vraiment rendu
possible cette crise.
Le journal libéral de gauche français Libération a fait
le commentaire suivant : « Depuis plus d’une décennie, les talibans
du divin marché financier ont rejeté tous les avertissements, méprisés tous les
contradicteurs et récusé toute tentative de régulation. Résultat : le
divin marché a accouché d’un monstre comparable à la créature de Frankenstein,
que personne ne parvient plus à maîtriser. »
Le Figaro conservateur a
déclaré : « Les intégristes du capitalisme autorégulé, qui
corrigerait de lui-même ses excès pour renaître de ces cendres tel le phénix,
doivent se rendre à l’évidence : avec la crise actuelle, les grandes
théories sur la "destruction créatrice" ont atteint leurs
limites ; sans l’intervention des autorités américaines et la
nationalisation d’établissements en perdition, tout le système était menacé
d’implosion. »
Dans son discours prononcé devant l’ONU, Sarkozy a plaidé pour
un « capitalisme régulé où des pans entiers de l’activité financière ne
seront pas laissés à la seule appréciation des opérateurs de marché… pour un
capitalisme où les banques feront leur métier et le métier des banques, c’est
de financer le développement économique, ce n’est pas la spéculation. »
L’illusion du « capitalisme régulé »
Cet appel en faveur d’un « capitalisme régulé », pouvant
empêcher les transactions spéculatives, réduisant le pouvoir du capital
financier et donnant à nouveau la priorité à la production et au commerce, traverse
tel un fil rouge les commentaires et les déclarations des médias et des
politiciens, toutes tendances confondues. Mais ce n’est qu’une illusion.
Il n’est pas possible de faire reculer les aiguilles de
l’horloge de l’histoire. La croissance tumorale du capitalisme financier n’est
pas simplement le résultat de décisions malheureuses prises par quelques
individus. La cupidité et une certaine énergie criminelle y ont certainement contribué,
mais celles-ci trouvent leurs racines dans les conditions sociales qui ne
peuvent être surmontées que par une transformation révolutionnaire de la
société.
La dérégulation des marchés financiers qui a débuté il y a
environ 30 ans, avait été la réponse de la classe capitaliste de par le monde
aux crises économiques et aux luttes de classe des années 1960 et 1970. La
suppression des réglementations existantes et le développement de nouvelles
formes de spéculation servirent à contrecarrer la baisse du taux de profit.
Celles-ci allèrent de pair avec des attaques incessantes contre les droits et
les niveaux de vie de la classe ouvrière, et une politique étrangère agressive qui
empruntait de plus en plus la voie militaire.
Tout comme au début de l’impérialisme, le développement du
capitalisme mène inévitablement à la formation de monopoles et à la domination
du capital financier. A l’époque déjà, l’oligarchie financière avait enveloppé
d’« un réseau serré de rapports de dépendance toutes les institutions
économiques et politiques sans exception de la société bourgeoise
d’aujourd’hui. » écrivait Lénine.
Cette oligarchie financière ne cédera pas son pouvoir de plein
gré. Elle n’abandonnera pas sa position privilégiée sans plonger la société
entière dans un abîme. Les gouvernements européens en sont conscients et
défendent leurs intérêts ; ce que révèle le fait qu’ils soutiennent
inconditionnellement le soi-disant « plan de sauvetage » du
gouvernement Bush.
Les ministres des Finances d’Allemagne, de France, de
Grande-Bretagne et d’Italie ont refusé de contribuer au fonds de 700 milliards
de dollars avec lequel le gouvernement américain envisage de racheter les
dettes toxiques des banques. Toutefois, lundi dans une conversation
téléphonique les gouvernements des sept grands pays industrialisés ont soutenu
le plan du gouvernement Bush et ont déclaré leur volonté inconditionnelle de
« tout entreprendre » qui puisse contribuer à la stabilité du système
financier international.
Le plan du gouvernement américain équivaut à largement ouvrir
les coffres de l’Etat aux banques pour qu’elles se servent et poursuivent leur
orgie d’enrichissement. Jusqu’il y a deux ans, l’homme qui est à présent chargé
de répartir les 700 milliards, le secrétaire américain du Trésor, Henry
Pauslon, dirigeait encore une banque de Wall Street. Il dispose d’une fortune
privée dépassant un milliard de dollars. C’est comme si « un service de
prévention de la drogue concluait des contrats avec la mafia de la
drogue » écrivait Nikolaus Piper dans le journal Süddeutsche Zeitung.
Le fait de présenter ce projet comme un pas vers le contrôle
du capital financier ou de la nationalisation des banques est tout à fait
malhonnête. Cela revient plutôt à la privatisation de l’Etat même qui met ses
ressources à la disposition du capital financier pour qu’il les pille.
Effacer ses traces
La campagne menée par les dirigeants européens contre
« le capitalisme financier anglo-américain » sert en premier lieu à
effacer leurs propres traces. Elle sert à faire oublier à tout le monde que les
gouvernements allemands sous Gerhard Schröder et Angela Merkel et les
gouvernements français sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont pendant de
nombreuses années fait l’éloge du « turbo capitalisme » comme étant
le modèle à adopter. En Allemagne, la réforme des allocations chômage, la
dérégulation du marché de l’emploi, les coupes massives dans les dépenses
sociales et de santé, la baisse des salaires et l’augmentation des rémunérations
des PDG furent toujours justifiés par le fait qu’il fallait créer un
environnement attractif pour les investisseurs internationaux.
Du reste, les banques européennes n’ont pas rechigné à s’embarquer
elles-mêmes dans des transactions spéculatives à risque. Il fut un temps où le
patron de la Deutsche Bank, Josef Ackermann, voulait se débarrasser
complètement de la soi-disant gestion clientèle pour se concentrer
exclusivement sur le financement et l’investissement. Il peut être content
aujourd’hui de n’avoir pas réussi. La Deutsche Industriebank (IKB) a perdu des
milliards en crédits hypothécaires américains. Depuis, le gouvernement a
renfloué l’IKB avec l’argent des contribuables et cherche à présent à s’en
débarrasser à un prix dérisoire en la bradant au fonds américain
d’investissement Lone Star.
De plus en plus souvent, les experts économiques s’attendent à
ce que la crise financière se développe en une récession internationale. Le
coresponsable de la stratégie globale Recherche actions de la Société Générale
(Londres) a dit au quotidien économique Handelsblatt, « la
conséquence sera une récession profonde et il n’y a pas grand-chose que l’on
puisse faire ». La récession ne frappera pas seulement les Etats-Unis et
la Grande-Bretagne, mais aussi en partie la zone euro ainsi que les pays
nouvellement industrialisés qui seront touchés de manière dramatique par la
baisse du volume de marchandises exportées.
Face aux effets attendus d’une grave récession, les
gouvernements allemand et français attachent beaucoup d’importance à se
distancer de Wall Street, du moins en apparence. Ils craignent qu’autrement la
colère contre les manigances criminelles des spéculateurs financiers ne se
retourne bientôt contre eux.
Il existe toutefois encore une autre raison de vouloir se
dissocier des Etats-Unis et qui ressort de nombreux articles de presse. Face au
déclin économique de l’ancienne « puissance protectrice »
occidentale, l’élite européenne cherche à échapper à son influence afin de
poursuivre indépendamment ses propres intérêts.
« Les Etats-Unis sont en train de connaître un déclin de
leur pouvoir et la crise financière n’en est qu’un indice. L’Europe doit
prendre plus de responsabilités. » Ainsi commence la dernière rubrique de
Joschka Fischer, l’ancien ministre allemande des Affaires étrangères qui, comme
toujours, traduit la pensée dominante des milieux gouvernementaux allemands.
Herbert Kremp, un vétéran de la Guerre froide âgé de 80 ans, a
intitulé son article paru dans le journal Die Welt : « Les
conséquences de la crise : l’Europe se libère de son ancien modèle, les
Etats-Unis. » Kremp le regrette, mais est d’avis que c’est inévitable.
« La tentation de suivre les voies du gaz et du pétrole grandira, plutôt
que de suivre une stratégie géopolitique à long terme unissant la liberté et la
prospérité », écrit-il, voulant dire par là l’alliance transatlantique.
Le président Sarkozy dans son discours plutôt abstrait devant
l’ONU a souligné deux points concrets : La volonté d’un partenariat étroit
entre l’Europe et la Russie et la création d’une zone économique commune
unissant l’Europe et la Russie ainsi qu’un élargissement du G8 (les sept pays
les plus performants plus la Russie) le transformant en G14, avec la Chine,
l’Inde, l’Afrique du Sud, le Mexique et le Brésil. Ces deux points signifiant
un affaiblissement du pouvoir des Etats-Unis.
Il n’y a rien de positif dans cette distanciation d’avec les
Etats-Unis. Elle intensifiera forcément les conflits entre les puissances
impérialistes, ainsi que ceux des pays européens entre eux. Une véritable
opposition contre la domination du capital financier ne peut être développée
que par l’unité de la classe ouvrière internationale, y compris les
travailleurs américains, et ce sur la base d’un programme socialiste.