Une étape lourde de sens a été atteinte jeudi par le
système bancaire américain. Alors que Citigroup et Merrill Lynch viennent
d’annoncer des pertes supplémentaires de milliards de dollars à leurs bilans du
troisième trimestre, tous les profits accumulés par les neuf plus grandes
banques durant le boum immobilier de trois ans et demi se sont volatilisés.
Dans un article intitulé « Banks Are Likely to Hold
Tight to Bailout Money » (Les banques risquent de s’accrocher à l’argent
du renflouement), le New York Times a rapporté vendredi que les 13,2
milliards $ de frais de Citigroup et les pertes de 5,15 milliards $
de Merrill Lynch ont porté le total des pertes des grandes banques depuis
l’éruption de la crise du crédit au milieu de 2007 à 323 milliards de dollars,
supplantant ainsi les 305 milliards de dollars engrangés de 2004 à la mi-2007
par Citigroup, Merrill Lynch, Bank of America, Morgan Stanley, JPMorgan Chase,
Goldman Sachs, Wells Fargo, Washington Mutual et Wachovia.
« Pour chaque dollar gagné par les banques durant les
années les plus prospères de l’industrie, 1,06 $ a maintenant été
effacé », note le New York Times.
Commentant en termes prudents l’effondrement de ce qui
correspond à une gigantesque fraude perpétrée par les institutions financières
les plus puissantes, Richard Sylla, économiste et historien de la finance à la
Stern School of Business de l’Université de New York, a affirmé :
« Les pertes actuelles montrent d’une certaine façon que les profits
déclarés lors des années précédentes n’étaient pas réels, car ils ont pris trop
de risques durant cette période. »
Cela fait référence à la prolifération d’instruments
financiers spéculatifs exotiques et obscurs (comme les titres adossés à des
créances obligataires, les produits de placements structurés ou les dérivés de
crédit) conçus par les magiciens de Wall Street afin de générer de super
profits basés sur une montagne de dettes pour lesquelles une très petite contrepartie
est donné en garantie. Sur la base de ces valeurs spéculatives, ils se sont accordé
des salaires et des bonus de dizaines et de centaines de millions de dollars.
Alors que sont ruinées leurs propres institutions et que
des millions de travailleurs aux Etats-Unis et à travers le monde commencent à
être frappés par la catastrophe économique, ces mêmes banquiers déclarent
qu’ils n’ont pas l’intention de si tôt d’utiliser les milliards de dollars des
contribuables offerts par le gouvernement pour ressusciter les marchés du
crédit (l’objectif officiel du sauvetage dont le coût pour la population
américaine s’élève maintenant à 2,25 billions de dollars).
L’effondrement du château de cartes financier a révélé la supercherie
idéologique qui a été utilisée pour défendre le capitalisme américain, telle
que l’infaillibilité du marché et le rôle irremplaçable des capitalistes qui
« prennent des risques », la soi-disant justification pour leurs
compensations astronomiques.
L’évangile du « libre marché » qui est,
particulièrement au cours des trois dernières décennies, devenu la religion
séculière de tout l’establishment politique, s’est avéré être la recette d’un
désastre social. Cependant, le système a, en un sens, plutôt bien fonctionné. Il
a rempli sa fonction essentielle de générer des niveaux colossaux de richesses
personnelles pour l’aristocratie financière.
Le Financial Times a rapporté le mois dernier que
les récompenses des plus hauts cadres des sept plus grandes banques américaines
se chiffrent à 95 milliards $ au cours des trois dernières années, au
moment même où les banques essuyaient des pertes de 500 milliards $.
Les petits actionnaires ont été ruinés, les pensions et les
fonds de retraite ont été décimés, les usines ferment et plus d’un million de
familles sont à la veille de perdre leur maison, mais les géants de Wall Street
peuvent tout conserver jusqu’au moindre cent.
Pour donner un aperçu des sommes en jeu, John Thain, le
directeur général de Merrill Lynch et, selon Associated Press, le PDG le mieux
payé, a reçu 83 millions $ en 2007. Sa banque a évité l’effondrement le
mois dernier en acceptant de se faire acheter par Bank of America. Le total des
dévaluations de Merrill Lynch, de la mi-2007 jusqu’au troisième trimestre de
2008, se chiffre à près de 55 milliards $, ou 254 pour cent des profits de
la banque de 2004 jusqu’à la deuxième moitié de 2007.
Lloyd Blankfein, le directeur général de Goldman Sachs
(anciennement dirigé par le secrétaire au Trésor Henry Paulson), a obtenu 68
millions $ en 2007.
John Mack, qui se trouve à la tête de Morgan Stanley, s’est
vu récompensé de 41,8 millions $ l’an dernier et le total de ses actions
dans Morgan Stanley s’élevait à 220 millions $ en 2007. Morgan Stanley a
dû rayer de son bilan environ 15 milliards $ de mauvais actifs, soit 70
pour cent de ses profits générés durant le boum.
Le directeur général de JPMorgan Chase, Jamie Dimon, a reçu, selon le
magazine Forbes, 27 797 000 $ en 2008. Sa banque a rayé de son
bilan 23 milliards de dollars dans les 20 derniers mois.
Au sommet du boum sur les profits en décembre 2006, Wall Street a accordé
des bonus de Noël totalisant plus de 100 milliards $. Cette somme était
plus du double du budget annuel du départementdu Logement et duDéveloppement urbain et près
du double du budget du département de l’Education. C’était cinq fois plus que
ce que Washington avait dépensé en aide étrangère à toute la planète et deux
fois plus que le budget de la ville de New York, qui employait 250 000
personnes.
Le sauvetage de Wall Street offre une leçon importante sur la nature des
relations de classe aux Etats-Unis. Il a exposé la soumission de l’Etat,
derrière les apparences de la démocratie, envers l’aristocratie financière.
Paulson a dû supplier les PDG des principales institutions financières pour
qu’ils acceptent son plan d’injecter 250 milliards de dollars en fonds publics
aux banques, 125 milliards $ allant aux neuf plus grandes firmes, par le
rachat d’actions par le gouvernement. Ils n’ont donné leur accord seulement
après qu’il ait présenté les clauses de sa proposition et qu’il soit devenu
clair combien elles étaient favorables, comme l’a dit le Times :
« plus favorable que ce qu’ils auraient obtenu sur le marché ».
En effet, les frais qui seront imposés aux banques seront réduits, il n’y
aura pas de limites sur les salaires des directeurs et le gouvernement
n’exercera aucun contrôle sur leurs opérations. Il n’y a même pas de condition
qui exigerait que les banques utilisent l’argent des contribuables pour faire
crédit à d’autres banques, à des entreprises ou à des particuliers.
« Le gouvernement », écrit le Times, « n’offre aucune
clause écrite sur la façon ou le moment où les banques doivent utiliser
l’argent. » Le journal cite John C. Dugan, le contrôleur des finances,
affirmant qu’il « n’examinerait pas comment les banques utilisent
l’argent ».
Elles peuvent l’utiliser pour acquérir des compétiteurs plus faibles, ou
simplement l’accumuler.
Malgré que Paulson ait demandé publiquement lundi que les banques utilisent
l’argent du gouvernement pour recommencer à prêter, les banquiers ne s’engagent
aucunement à le faire. Thain, de Merrill Lynch, a dit jeudi : « Nous
aurons l’opportunité de remettre en circulation cet argent. Mais, au moins pour
le prochain trimestre, ce sera seulement un coussin. »
Roger Freeman, un analyste chez Barclays Capital, a déclaré : « Je
crois que nous devrons attendre plusieurs trimestres, et non des mois, avant
que l’on ne voit ce capital mis à contribution. »
Malgré cette carte blanche donnée aux banques, il fut jugé nécessaire de
présenter George W. Bush en public vendredi afin de rassurer Wall Street qu’il
n’y avait pas de conditions requises et aucune forme de nationalisation dans le
plan de sauvetage. Parlant devant la Chambre de commerce américaine tôt
vendredi matin (ses commentaires étaient synchronisés pour précéder l’ouverture
des marchés financiers) Bush a vanté le « capitalisme démocratique »
comme étant « le plus grand système jamais conçu ».
« Certains ont vu cette mesure temporaire comme un pas vers la
nationalisation des banques », a-t-il dit. « Ce n’est tout simplement
pas le cas. »
Pour écarter tous doutes, il a spécifié les points clés du plan : « Le
gouvernement ne va pas exercer de contrôle sur une seule des firmes privées.
Les responsables fédéraux n’auront pas un siège autour de la table de la salle
de réunion locale de votre banque. Les actions détenues par le gouvernement
auront un droit de vote qui pourra être utilisé seulement pour protéger les
investissements des contribuables, et non pour diriger les opérations de la firme.
« L’intervention du gouvernement n’est pas une prise en charge par le
gouvernement. Son but n’est pas d’affaiblir le libre marché ; c’est pour
préserver le libre marché. »
Il ajouta : « Nous ne devons pas brouiller la ligne entre le
gouvernement et le secteur privé. Nous ne devons pas supplanter l’objectif du
profit par des objectifs politiques. »
Tous ceux présents ont compris que les « objectifs politiques »
étaient un euphémisme pour l’empiètement sur le profit et la richesse de
l’élite financière pour faire face à la crise sociale à laquelle est confrontée
la classe ouvrière.
(Article original anglais paru le 18 octobre 2008)