La propagande utilisée pour justifier l’occupation menée par les
Etats-Unis en Afghanistan évite typiquement toutes explications des origines
des tendances comme Al-Qaïda, le mouvement taliban et d’autres groupes
islamistes qui résistent aux troupes américaines et à l’OTAN. Les
promoteurs de la prétendue « guerre au terrorisme » veulent faire
croire que les Etats-Unis et leurs alliés combattent des fanatiques religieux
qui n’ont aucun appui dans le pays et qui sont motivés par une haine
inexplicable et irrationnelle de la civilisation occidentale.
En de rares occasions, cependant, quelqu’un dévie du discours officiel
et attire l’attention sur les faits historiques concernant l’extrémisme
islamiste actuel que Washington et ses alliés préfèrent ne pas mentionner. Une
de ces occasions fut une entrevue réalisée le 19 août par le magazine Time
avec un très proche allié américain — Hamid Karzaï, l’homme qui fut
installé par l’administration Bush comme président de l’Afghanistan
en 2002.
Défié par le Time par une question sur comment un ennemi qui
n’a « que l’annihilation comme but » peut être combattu,
Karzaï s’est senti obligé de noter que la situation actuelle était le
sous-produit du soutien américain, dans les années 1980, pour la création
d’une armée de fondamentalistes islamiques destinée à déclencher un
djihad ou une guerre sainte contre un régime pro-soviétique en Afghanistan et entraîner
l’armée soviétique elle-même dans un conflit de guérilla qui dura une
décennie.
Karzaï a dit au Time : « Pour arrêter le terrorisme, nous
devons remédier aux méfaits des 30 dernières années. Remédier veut dire
réparer. Le monde nous [les djihadistes afghans] a poussé à combattre les
Soviétiques. Et ceux qui l’ont fait sont partis et ont laissé tout le
désordre se répandre. Le 11-Septembre est la conséquence de
cela…
« Dans les années de combat contre les Soviétiques, le radicalisme était une
chose essentielle. Quelqu’un comme moi était qualifié de demi-musulman
parce que nous n’étions pas radicaux. Le plus radical on était, le plus
d’argent on recevait. Le radicalisme est devenu non seulement une arme
idéologique contre les Soviétiques, mais une voie économique vers l’avant.
Le plus radical on se présentait, le plus d’argent l’Occident on
recevait de l’Occident. »
Lorsque le Time a protesté que « ce n’était pas seulement
l’Occident ; mais l’Arabie saoudite, le Pakistan », qui
avaient fomenté l’extrémisme islamiste en Afghanistan, Karzaï a
répondu : « Ils étaient menés par l’Occident. Les modérés
étaient affaiblis. L’histoire afghane et le nationalisme étaient appelés athéisme.
Plus on parlait de radicalisme, mieux on te traitait. C’est ce que nous
payons maintenant. »
Karzaï est intimement familier avec l’appui des Etats-Unis pour les
djihadistes afghans dans les années 1980. Il a dirigé le bureau de Sebghatullah
Mojadeddi, le chef d’un des groupes moudjahidines et sans aucun doute lié
à la CIA et d’autres officiers américains. Son amertume par rapport à la
politique américaine provient du fait que la faction de Mojadeddi était vue
comme « modérée » par rapport aux « radicaux » qui ont reçu
la plus grande part du gâteau de l’appui financier.
À partir de 1979, les Etats-Unis ont poussé leurs alliés comme
l’Arabie saoudite et le Pakistan à donner de l’aide militaire et de
l’aide financière aux insurgés afghans à tendance islamiste comme un
moyen d’affaiblir l’Union soviétique. Combinés aux fonds américains
directs, jusqu’à 2 milliards de dollars étaient versés chaque année, le
projet afghan de la CIA fut, de loin, la plus grande opération en sous-main de
toute la Guerre froide.
Le plus grand bénéficiaire de l’aide américaine durant les années 1980
fut le Hezb-e-Islami de Gulbuddin Hekmatyar, qui aurait reçu jusqu’à 600
millions de dollars en armes américaines et en argent. Une autre personne avec
qui la CIA avait travaillé étroitement était Jalaluddin Haqqani, un commandant
de guérilla qui avait construit une grande force militaire dans les provinces
de l’ethnie pachtoune du sud de l’Afghanistan.
Au même moment, de grands montants d’argent provenant d’Arabie
saoudite étaient utilisés pour financer les camps auxquels des milliers de
militants islamistes prirent part. Ces militants provenaient des quatre coins de
la planète et ont participé aux camps de 1985 à 1992. Une des personnalités
principales impliquées dans ce qui allait être appelé « La base », ou
Al-Qaïda en Arabe, était Oussama Ben Laden, le fils d’un milliardaire
saoudien. Même si la CIA nie avoir déjà travaillé avec les combattants
étrangers ou les « Arabes afghans », ses prétentions ne sont pas
crédibles. Al-Qaïda était partie intégrante de tout le djihad anti-soviétique,
dans lequel la CIA a collaboré étroitement avec les agences de renseignements pakistanaises
et saoudiennes.
La montée des talibans
La guerre en sous-main que les islamistes ont menée pour les Etats-Unis
à partir de 1979 fut un facteur qui contribua à la crise politique et
économique qui secoua l’Union soviétique dans les années 1980 et qui mena
le régime stalinien à restaurer les relations capitalistes et, ultimement, à
dissoudre l’URSS elle-même.
L’Afghanistan, cependant, fut pratiquement détruit dans le processus.
Avant que les forces soviétiques ne se retirent en 1988, leurs tactiques
brutales de contre-insurrection avaient tué plus d’un million
d’Afghans, blessé jusqu’à 1,5 million d’entre eux et forcé
cinq millions de personnes à fuir au Pakistan.
Les Etats-Unis ont continué d’appuyer les islamistes dans leur
campagne pour renverser le faible gouvernement pro-soviétique de Mohammad
Najibullah, mais ont eu recours de plus en plus à l’armée pakistanaise
pour surveiller le financement et l’armement des moudjahiddines. Le point
de mire de Washington avait changé. La crise de l’Union soviétique avait
mené l’élite dirigeante américaine à conclure qu’une opportunité
existait pour réaliser leurs vieilles ambitions de dominer le Moyen-Orient
riche en pétrole. Le régime irakien de Saddam Hussein fut incité à envahir le
Koweït, créant ainsi le prétexte pour le déploiement d’un demi-million de
troupes américaines en Arabie saoudite et, en mars 1991, pour la première
guerre du Golfe contre l’Irak.
En Afghanistan, les forces appuyées par le Pakistan de Gulbuddin Hekmatyar
ont conduit à une meurtrière guerre civile pour le contrôle du pays contre
d’autres factions moudjahiddines, dont les seigneurs de guerre profitaient
du soutien de puissances régionales rivales comme l’Inde, l’Iran ou
la Russie. Les troupes d’Hekmatyar, encore bien équipées par les armes américaines,
ont réalisé plusieurs bombardements systématiques de la capitale Kaboul, lors
desquelles une grande partie de celle-ci fut détruite et des milliers de
personnes tuées. En juin 1993, il fut installé comme premier ministre,
supplantant le gouvernement dans lequel Karzaï avait brièvement œuvré en
tant que ministre adjoint aux Affaires étrangères.
La brutalité de la guerre civile, les conditions sociales désespérées
auxquelles la population faisait face et la situation critique de millions de
réfugiés au Pakistan ont créé les conditions qui ont engendré les talibans —
ou « les étudiants religieux ». Les ecclésiastiques islamiques
radicaux menés par le mollah Omar ont gagné de l’appui parmi une jeunesse
remplie d’amertume en promettant une dure loi islamique qui éradiquerait
les seigneurs de guerre criminels et donnerait un répit au peuple depuis
longtemps meurtri par la guerre. Assemblant une force militaire dans les camps
de réfugiés pakistanais en 1994, les talibans ont pris le contrôle de la
majeure partie de l’Afghanistan et ont finalement pris Kaboul en 1996.
Lorsqu’ils ont pris le pouvoir, Karzaï, comme plusieurs autres
Pachtounes, a appuyé les talibans comme un moyen d’affaiblir le pouvoir
de leurs rivaux ethniques.
Le Pakistan, qui avait fini par considérer Hekmatyar comme un mandataire peu
fiable, a joué un rôle crucial dans l’organisation des forces armées
talibanes. Des unités de l’armée pakistanaise auraient activement
combattu à leur côté. Un autre facteur des succès des talibans fut la décision
de Jalaluddin Haqqani en 1995 d’aligner sa grande milice pachtoune avec
eux. Haqqani a œuvré au ministère des Frontières et des Affaires tribales
dans le gouvernement taliban de 1996 jusqu’à l’invasion américaine
en octobre 2001.
Les talibans n'ont jamais contrôlé le pays en entier et
étaient engagés dans une guérilla quasi constante contre les seigneurs de
guerre soutenus par l'Inde, la Russie et, jusqu'à un certain point, l'Iran.
Dans de larges régions du sud de l'Afghanistan, cependant, la population, même
si elle devait subir une application sévère de la charia et l'interdiction pour
les femmes de recevoir une éducation, a apprécié les premières années de paix
relative après 17 ans de tourmente. Ce qui en reste est un héritage d'un
certain degré de sympathie et même de nostalgie pour les talibans,
particulièrement lorsque leur règne est comparé à la violence de l'occupation
américaine et à la corruption des barons de la drogue et des hommes forts qui
dominent le gouvernement fantoche de Karzaï.
Le gouvernement américain et les principaux conglomérats
américains du pétrole accueillirent initialement l'avance des talibans. De
nouveaux et riches champs pétrolifères et gaziers étaient développés dans les
anciennes républiques soviétiques de l'Asie centrale telles que le Turkménistan
et le Kazakhstan et le potentiel existait pour la construction de gazoducs et
d'oléoducs traversant l'Afghanistan vers les raffineries et les ports au
Pakistan et en Inde. Cependant, aucun n'a été construit en raison de
l'incapacité des talibans de mettre complètement fin à la guerre civile. Les
relations entre Washington et les talibans commencèrent à s'effondrer en 1998,
ostensiblement en raison de l'asile qu'ils offraient à Oussama Ben Laden et à al-Qaïda.
La politique américaine et le terrorisme d’al-Qaïda
Les attaques terroristes dirigées contre les États-Unis par
les extrémistes islamistes à la fin des années 1990 étaient une conséquence de
la guerre du Golfe de 1991. Les islamistes radicaux qui croyaient avoir lutté
pour libérer l’Afghanistan des infidèles non musulmans étaient furieux
que la monarchie saoudienne permette aux troupes américaines (tout aussi infidèles
que les Soviétiques) de mettre pied dans le pays censé protéger les lieux les
plus saints de l’Islam que sont La Mecque et Médina. Ce sentiment de
trahison s’est intensifié lorsque, après l’effondrement de
l’Irak, les militaires américains ont maintenu des bases non seulement en
Arabie Saoudite, mais également au Koweït et dans d’autres Etats du Golfe.
Oussama Ben Laden, qui était de retour en Arabie Saoudite,
dénonça publiquement la monarchie et fut exilé au Soudan. En 1996, il revint en
Afghanistan, où il reprit contact avec des combattants tels qu’Haqqani,
qui avait recruté plusieurs Arabes afghans dans sa guérilla.
La vision d’al-Qaïda reflétait les ressentiments
d’une section en colère de l’élite dirigeante du Moyen-Orient
contre la domination des Etats-Unis sur la région. Sa perspective réactionnaire
de commettre des actes terroristes contre des cibles américaines n’avait
qu’un seul but : forcer Washington à retirer ses troupes des pays
musulmans pour créer les bases d’une nouvelle relation avec l’impérialisme.
En février 1998, Ben Laden lança un djihad contre les Etats-Unis
à partir de sa nouvelle base en Afghanistan, appelant à ses partisans de tuer
des Américains jusqu’à ce que le gouvernement américain accepte de
« libérer » la mosquée al-Asqa de Jérusalem contrôlée par Israël et
la mosquée al-Haram à La Mecque. Le caractère de cette soi-disant guerre sainte
fut révélé lorsqu’al-Qaïda attaqua l’ambassade américaine au Kenya
et en Tanzanie en août 1998, assassinant plus de 200 personnes innocentes et en
blessant plus de 4000. En guise de représailles, l’administration Clinton
ordonna une frappe de missiles de croisière contre des bases alléguées d’al-Qaïda
près de Khost en Afghanistan et contre une « usine terroriste » au
Soudan.
Dès 2000, les États-Unis avaient développé leurs plans pour
l’invasion de l’Afghanistan. L’objectif était d’y
mettre en place un gouvernement pro-américain. Les projets d'oléoducs
pourraient ensuite aller de l’avant et les Etats-Unis pourraient
construire des bases militaires au cœur même de l’Asie centrale,
projetant sa force militaire sur l’Iran vers l’ouest, la Russie
vers le nord et la Chine vers l’est. Ne manquait plus qu’une
justification pour tout cela.
Le 11 septembre 2001 fournit cette justification. Dans ce
qui demeure toujours un échec de sécurité inexplicable, 19 islamistes (la
plupart saoudiens) furent capables de prendre le contrôle d’avions de ligne
et de les rediriger pour les faire percuter contre les tours jumelles du World
Trade Center et contre l’édifice du Pentagone, et ce, malgré le fait que
plusieurs d’entre eux étaient sur la liste de surveillance de la CIA ou
du FBI. Le fait qu’al-Qaïda ait été capable de mener une telle attaque
est d’autant plus suspect compte tenu de la longue relation existant
entre les services de renseignements américains et l’extrémisme
islamique. Bien que Ben Laden se soit retourné contre ancien allié américain en
1991, il est peu probable que la CIA ait perdu tous les agents
d’informations et les agents d’infiltrations de son réseau.
Dans le mois qui a suivi les attaques du 11 septembre,
l’invasion de l’Afghanistan avait commencé. Près de sept ans plus
tard, il n’y a pas de fin à la guerre en vue. Les talibans ont été capables
de recruter des forces pour la guérilla des deux côtés de la frontière entre
l’Afghanistan et le Pakistan, se nourrissant de la pauvreté et du
désespoir d’une population largement rurale et de la colère contre la
misère et la mort qu’a apportées l’invasion américaine.
Depuis l’effondrement du gouvernement des talibans en
2001, il est rapporté que Jalaluddin Haqqani et ses fils auraient regroupé
leurs forces militaires dans le sud du pays, capitalisant sur les FATA, ces zones
sécuritaires des tribus pachtounes au Pakistan administrées par le fédéral. Au
même moment, le Hezb-e-Islami dirigé par Hekmatyar s’est rétabli dans
certaines parties de l’est de l’Afghanistan en se joignant aux talibans
dans un appel à la résistance contre les Etats-Unis et l’OTAN.
Alors que les allées et venues d’Oussama Ben Laden et
de ce qui reste de son réseau basé en Afghanistan ne sont pas définitivement
connues, il est plus que probable qu’ils opèrent à partir de bases à
l’intérieur des FATA où al-Qaïda opérait avec les Etats-Unis, l’Arabie
Saoudite et le Pakistan durant la guerre soviétique en Afghanistan.
Au Pakistan, les mouvements liés aux talibans contrôlent
maintenant la quasi-totalité des FATA et étendent leur influence dans la
province de la frontière du nord-ouest, Baloutchistan et même dans le centre
économique du pays, Karachi. Le mois dernier, Asif Al Zardari, maintenant
président du Pakistan, déclarait que le « monde est en train de perdre la
guerre » et « qu’en ce moment, ils [les taliban] ont
définitivement le haut du pavé».
Contrer la montée de l’extrémisme islamique –
fomenté par les Etats-Unis dans les années 1980 – est le prétexte premier
de l’escalade dans le conflit afghan. Aux États-Unis, le Parti démocrate
et le Parti républicain sont d’accord pour l’envoi de milliers de
troupes supplémentaires. Barack Obama, le candidat présidentiel démocrate, a
déclaré que quelle que soit l’administration qu’il va diriger, il
n’aura de « plus grande priorité » que la défaite des talibans.
Obama a déclaré qu’il ordonnerait des opérations
militaires au Pakistan sans le consentement du gouvernement pakistanais, si ce
dernier était incapable d’empêcher la guérilla islamiste d’utiliser
la zone du FATA comme sanctuaire et base pour attaquer les forces américaines
et celles de l’OTAN en Afghanistan. Le véritable objectif de ce virage de
la politique américaine est d’avancer les ambitions stratégiques et
économiques de Washington en Asie centrale.
La politique d’Obama a déjà été adoptée par
l’administration Bush. Ce mois-ci, les troupes au sol ont mené la première
attaque connue contre une cible taliban alléguée à l’intérieur du
Pakistan. Ce geste a provoqué un déferlement de colère et un vote unanime du parlement
pakistanais voulant que les militaires pakistanais doivent utiliser la force
pour empêcher toute nouvelle incursion américaine.
Le résultat de trente ans d’ingérence américaine dans
les affaires de l’Afghanistan est une boîte de Pandore
d’instabilité et de haine contre l’impérialisme américain qui
menace d’embraser toute la région.
(Article original anglais paru le 8
septembre 2008)