Le 5 août, le gouvernement rwandais de Kigali
a publié un document de 500 pages détaillant le rôle de la France dans le
génocide anti-Tutsis mené par le gouvernement hutu, allié de la France, en
1994. S'appuyant sur des sources françaises — des documents personnels du
président François Mitterrand récement publiés et des reportages de la presse écrite
et télévisée — ainsi que des témoignages de témoins rwandais, ce rapport
apporte de nombreuses preuves de la collaboration active de la France avec ceux
qui ont planifié et mené les massacres.
Les conclusions sont largement en accord avec
celles des enquêtes françaises sur le génocide, mais le rapport donne en outre
les noms de politiciens français de haut rang, responsables des événements au
Rwanda et présente des témoignages détaillés impliquant directement l'armée
française dans les atrocités. Ce rapport établit l'implication de 33
politiciens et officiers français dans le génocide et appelle à ce qu'ils
soient traduits en justice. Parmi les personnes nommées figurent l'ancien président
de la République François Mitterrand et son fils Jean-Christophe, Édouard
Balladur et Alain Juppé, respectivement premier ministre et ministre des Affaires
étrangères à l'époque, ainsi que le premier adjoint de ce dernier, Dominique de
Villepin, qui fut par la suite Premier ministre de 2005 à 2007.
Les massacres de 1994 ont eu lieu au moment où
le Rwanda était confronté à une récession économique écrasante due à une
dévaluation massive, exigée par le FMI, de sa monnaie et à l'effondrement des
cours du café, sa principale culture d'exportation. Il devait également faire
face à une invasion menée par le Front patriotique rwandais (FPR),
majoritairement tutsi et soutenu par les États-Unis. En avril 1994, après la
mort du président rwandais Juvénal Habyarimana lorsque son avion avait été
abattu au-dessus de Kigali, le gouvernement avait commencé à diffuser à la
radio des appels à la milice de l'Interahamwe, recrutée principalement parmi
les jeunes Hutus au chômage, pour qu'ils se livrent au massacre des Tutsis. On
estime que, d'avril à juin, l'Interahamwe et les autres milices qui lui étaient
alliées ont tué 800 000 personnes, des Tutsis, mais aussi des Hutus opposés au
gouvernement.
Des troupes d'élite françaises — 2550
soldats au sol plus un soutien aérien — se sont envolées pour Goma, à
l'Est du Zaïre (aujourd'hui la République démocratique du Congo), et sont entrées
au Rwanda. Leur but n'était cependant pas d'empêcher les massacres, mais de
protéger le gouvernement contre l'invasion du FPR lié aux intérêts américains.
Le rapport qui vient d'être publié à Kigali et
distribué aux médias établit que les troupes françaises ont collaboré avec les
troupes gouvernementales à plusieurs reprises lors des atrocités commises
contre les Tutsis. Selon le Kigali New Times, qui s'est procuré une
copie, le rapport affirme : « Les soldats français ont participé à
l'assassinat de Tutsis et de Hutus accusés de cacher des Tutsis. Les soldats
français ont commis de nombreux viols contre les survivantes tutsies. Ces
violences sexuelles visant spécifiquement les survivantes tutsies étaient systématiques ;
en d'autres mots, fréquentes, tolérées, et résultaient des normes et des
habitudes de l'institution à laquelle appartenaient les hommes qui les ont
commises. »
Toujours selon le Kigali New Times, le
rapport expose aussi la collaboration française lors des meurtres et des
nettoyages ethniques : « Les troupes françaises ont adopté une
politique de la terre brûlée. Elles ont donné l'ordre aux autorités locales
dans trois préfectures, à Cyangugu, Kibuye et Gikongoro, d'inciter la
population hutue à fuir vers le Zaïre en masse. Ils ont également exigé que les
Tutsis qui s'étaient infiltrés dans les camps de réfugiés leur soient présentés
et que l'Interahamwe en tue au moins quelques-uns. En plusieurs endroits des
trois préfectures, ils ont laissé l'Interahamwe tuer des Tutsis sous leurs
yeux. »
Une version de travail de 337 pages de ce
rapport, publiée en novembre 2007, avait été mise en ligne par le Nouvel
Observateur. En plus d'un matériel historique très dense tiré des archives
gouvernementales françaises et rwandaises, elle fournissait des centaines de
pages d'articles de journaux et de témoignages oculaires sur les atrocités
commises ou avalisées par les troupes françaises, réunies lors de réunions publiques
qui se sont tenues dans différentes villes du Rwanda.
D'après l'un des témoins, « Pendant le
génocide, à la fin juin 1994, les Français sont arrivés à Nyarushishi où ils
ont établi leurs positions. Tout autour du camp de Nyarushishi, il y avait des
barrages routiers gardés par l'Interahamwe et la police. Pour arriver à
Nyarushishi, les Français devaient passer les barrages. Un jour, trois jeunes
ont été découverts par l'Interahamwe et se sont enfuis vers le camp, poursuivis
par l'Interahamwe. Ils ont même réussi à entrer dans le camp de Nyarushishi. Le
commandant de la police est entré dans le camp et les a emmenés. Les Français
regardaient et n'ont rien fait. On n'a jamais revu ces trois jeunes. »
Un ex-membre de l'Interahamwe a déclaré dans
son témoignage, « On a tué aussi des Tutsis qui sortaient des camps pour
aller chercher du bois pour le feu, dont le fils de Sembeba, Charles. Après les
avoir tués, nous les jetions dans une fosse commune près du barrage. Les
troupes françaises venaient voir ce que nous faisions et disaient que nous étions
de bons soldats. Comme récompense ils nous offraient des rations de survie. Ils
nous accompagnaient aussi lors de nos patrouilles de nuit. »
La version de travail comprenait aussi une
longue liste d'accusations de violences sexuelles de la part des soldats
français contre des civiles rwandaises.
Malgré les atrocités relatées dans ces
rapports, le gouvernement français a refusé de présenter des excuses et le
gouvernement rwandais s'est pour l'instant gardé d'utiliser ces preuves pour
inculper des politiciens français. Le ministre de la justice Tharcisse
Karugamara a déclaré au Kigali New Times, « C'est un rapport d'enquête ;
ce n'est pas un dossier criminel. Ce n'est pas une reconnaissance de culpabilité,
mais sur la base de ce rapport, d'autres choses peuvent suivre. Nous ne
souhaitons pas utiliser ce rapport comme une reconnaissance de culpabilité
pleine et entière. »
Certains responsables français directement
nommés dans le premier rapport l'ont attaqué ouvertement. Alain Juppé, qui
était ministre des Affaires étrangères en 1994 y a fait référence dans un texte
publié sur son blog le 27 janvier : « Ces dernières années, nous
avons vu une tentative insidieuse de réécrire l'histoire. Cette tentative vise à
faire passer la France du statut d'acteur engagé à celui de complice de
génocide. C'est une falsification inacceptable. »
Le ministre de la Défense actuel, Hervé Morin,
qui était en 1994 assistant du ministre de la Défense François Léotard, a
qualifié les conclusions du rapport d'« absolument intolérables » et
a ajouté froidement que les soldats français « [n'avaient] rien à se reprocher ».
Pour l'instant, la réponse officielle du
gouvernement consiste à tenter de faire oublier le rôle de la France dans le
génocide en n'accordant aucune attention au rapport. Le ministre des Affaires
étrangères a qualifié les accusations contenues dans le rapport d'« inacceptables »,
mais il a aussi déclaré qu'il voulait continuer à renforcer les liens de la
France avec le Rwanda. « La France reste toujours aussi déterminée à
construire une nouvelle relation avec le Rwanda, qui transcenderait ce passé
difficile », a-t-il ajouté.
Le quotidien de centre-gauche français Le
Monde, a commenté : « Tout le monde a reçu le message : ne
faites pas de vagues... Les vacances d'été ont permis aux autorités françaises
d'en faire le moins possible, et les nouvelles sur la France et le Rwanda
seront diluées dans celles sur les Jeux Olympiques de Pékin. Le pouvoir exécutif
a décidé que le Quai d'Orsay [ministère des Affaires étrangères] apportera la
seule réaction officielle, au cours de ses conférences de presse quotidiennes. »
Il a cité des assistants de Kouchner qui ont dit : « Nous ne voulons pas
donner l'impression que nous prenons ce rapport trop au sérieux, pour éviter de
lancer une polémique. »
Des négociations entre les représentants
français et rwandais sont en cours. En décembre dernier, le président Sarkozy a
rencontré le président rwandais Paul Kagame à Lisbonne, au Portugal. Il y a
exprimé le « désir ardent de la France pour une réconciliation et
également son souci de se confronter aux faiblesses et aux erreurs de la
communauté internationale, dont la France, à l'épreuve du génocide rwandais. »
Le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner s'est rendu à Kigali en
janvier 2008. Un groupe de travail franco-rwandais s'est réuni à trois
occasions par le passé pour négocier la reprise des relations officielles entre
Kigali et Paris.