Jeudi dernier, le ministère américain de la
Justice a publié quatre notes de service juridiques réalisées sous le
gouvernement Bush autorisant les agents de la CIA à perpétrer des actes de
torture spécifiques contre des prisonniers arrêtés lors de « la guerre
contre le terrorisme. » Le gouvernement Obama avait jusque jeudi pour
publier ces notes suite au procès sur la liberté d'information intenté par
l'American Civil Liberties Union (ACLU).
La publication de ces consultations
juridiques, rédigées par des avocats du Bureau de conseil juridique du
ministère de la Justice en 2002 et 2005, ajoute des éléments à toute une série
de preuves accablantes selon lesquelles le gouvernement Bush a procédé à des
opérations de torture systématiques et de grande ampleur en violation flagrante
des lois américaines et internationales. Les informations déjà dans le domaine
publiccomprenaient des rapports de victimes, une fuite récente d'un
rapport du Comité international de la Croix rouge faisant état de divers cas de
torture ainsi que de nombreux reportages des médias comprenant les paroles
d'interrogateurs et des représentants du gouvernement Bush soutenant la torture.
Et pourtant à travers de multiples
déclarations faites par le président Obama, le directeur de la CIA Leon Panetta
et le directeur du renseignement Dennis Blair, la Maison Blanche a fait savoir
qu'elle n'enquêterait ni ne poursuivrait ceux qui ont perpétré ces actes de
torture. Panetta a aussi déclaré que la CIA se chargerait de la défense
juridique de tout agent qui serait soumis à une enquête sur la torture.
Ces notes de service publiées sous une forme
éditée, de façon à protéger l'identité des interrogateurs de la CIA, décrivent
des actes de torture à renfort de détails cliniques et en les associant
toujours à une défense juridiqueà peine crédible. Parmi les formes de
torture endossées par les notes on compte:
*La technique du mur (walling) « L'interrogateur
tire l'individu vers lui puis le repousse violemment contre le mur...Durant ce
mouvement, la tête et le cou sont soutenus par une capuche ou une serviette
roulée... pour éviter le coup du lapin. »
*La technique de l'arrosage (water dousing.)
« De l'eau froide est versée sur le détenu soit d'un récipient soit d'un
tuyau sans pomme... La période maximum durant laquelle on peut laisser un
détenu mouillé est fixée à deux tiers du temps où, selon des données médicales
précises et l'expérience, on peut s'attendre à ce que l'hypothermie
s'installe... Si la température de l'eau est de 5° Celsius, la durée totale
d'exposition ne peut excéder 20 minutes... »
*La gifle. « Le but de la gifle est de
créer un choc, la surprise et /ou l'humiliation. »
*Le confinement dans un espace exigu.
« L'espace de confinement exigu est habituellement obscur...Dans les
espaces plus grands, l'individu peut se tenir debout ou s'asseoir ;
l'espace plus petit ne permet que de se tenir assis. Le confinement dans l'espace
plus grand peut aller jusqu'à dix-huit heures ; pour l'espace plus
petit... il ne peut dépasser deux heures. »
*La fatigue musculaire (stress positions.)
« On peut utiliser toute une variété de positions extrêmes... Elles ont
pour but de produire un inconfort physique associé à la fatigue musculaire...
Dans le wall standing, ce sera maintenir une position où le poids total
du corps de l'individu est placé sur le bout de ses doigts. »
*La nudité. « Cette technique est
utilisée pour provoquer un inconfort psychologique, notamment si un détenu est,
pour des raisons culturelles ou autres, particulièrement pudique. »
*La privation de sommeil. « La méthode
de base pour la privation de sommeil implique le recours à l'enchaînement pour
garder les détenus éveillés. Avec cette méthode, le prisonnier est debout et
menotté et les menottes sont attachées au plafond au moyen d'une chaîne d'une
certaine longueur... Un détenu soumis à la privation de sommeil est
généralement nourri par le personnel de la CIA et n'a donc pas besoin d'être
détaché. Si le prisonnier est habillé, il porte une couche sous ses vêtements.
Des détenus soumis à la privation de sommeil et qui sont aussi contraints
d'être nus... porteront aussi parfois une couche même s'ils sont nus. La durée
maximum autorisée est de 180 heures... »
*L'utilisation d'insectes. Une note de
service autorise les agents à placer un insecte dans « la cellule de
confinement exiguë » d'un prisonnier dont les interrogateurs ont remarqué
qu'il avait « une phobie des insectes. »
*La simulation de noyade (waterboarding.)
« Dans ce procédé, l'individu est fermement attaché à un banc incliné...
De l'eau est versée sur un linge qui est d'abord placé sur le front et les yeux
puis abaissé pour lui recouvrir le nez et la bouche... Ceci provoque un excès
du niveau de gaz carbonique dans le sang de l'individu, ce qui incite à des
efforts accrus pour respirer. Ces efforts combinés à la présence du linge
trempé sur le visage produisent une impression de "suffocation et de
panique" c'est-à-dire l'impression de se noyer... La procédure peut alors
être répétée... Un expert en médecine... sera présent durant toute la durée de
l'opération... »
Si l'on se fonde sur la langue utilisée dans
ces notes, il apparaît clairement qu'elles sont le fruit de longues discussions
entre la CIA, le ministère de la Justice et très probablement de représentants
de haut rang du gouvernement Bush. Par exemple, les notes font souvent
référence à des réunions qui s'étaient tenues face à face entre des avocats du
ministère de la Justice et des interrogateurs de la CIA.
Le but évident de ces notes de service était
de fournir aux interrogateurs de la CIA la garantie juridique qu'ils ne
seraient pas poursuivis pour délit de torture. La première note de service
rédigée par le conseiller OLC Jay Bybee en août 2002 et adressée à John A.
Rizzo, conseiller adjoint de la CIA, envisage plusieurs exemples spécifiques de
torture et conclut au cas par cas qu'aucune des méthodes proposées par la CIA
ne contrevient à la Section 2340 du code américain qui interdit à ceux
« qui agissent au nom de la loi » des méthodes d'interrogatoire
infligeant des douleurs physiques ou mentales et de la souffrance.
Bybee y suggérait aussi que les
interrogateurs n'étaient pas animés par « l'intention spécifique » d'infliger
douleur et souffrance et que de ce fait toute souffrance provoquée n'était pas
de la torture.
Les trois autres notes de service ont été
rédigées par l'avocat OLC Steven G. Bradbury et adressées à Rizzo. Une note
qu'il écrivit en 2005 déterminait que l'utilisation combinée des méthodes
décrites dans la note de 2002 ne contreviendrait pas à la Section 2340 du code
américain.
Les descriptions juridiques et cliniques de
la torture dans ces notes de service ne donnent pas la mesure de l'horreur
vécue par ceux qui sont passés entre les mains de la CIA. La lecture parallèle
de ces notes avec les rapports du Comité international de la Croix rouge donne
une idée plus précise de ce que ces méthodes signifiaient lorsqu'elles étaient
mises en pratique sur des êtres humains. (voir Red Cross
report details CIA war crimes)
Les médias ont en grande partie rejoint
Obama dans leur évitement étudié de l'usage du terme « torture » pour
décrire les méthodes de la CIA. Le New York Times a appelé ces actes de
torture « des techniques brutales d'interrogatoire. »Pour sa part, le
Washington Post a produit un éditorial qualifiant de sage et courageuse
la décision d'Obama de protéger « les agents du gouvernement qui ont pu
commettre des actes odieux qu'on leur avait dit être légaux. »
Cette défense fondée sur le « je n'ai
fait qu'obéir aux ordres »est ce qu'on appelle communément la
« Défense de Nuremberg » car elle était couramment utilisée par les
accusés nazis lors des procès pour crimes de guerre après la Deuxième Guerre
mondiale. Les représentants américains et britanniques qui avaient mis en place
les Procès de Nuremberg avaient établi la vulnérabilité de cette défense dans
le Principe IV qui stipule, « Le fait d'avoir agi sur l'ordre de son
gouvernement ou celui d'un supérieur hiérarchique ne dégage pas la
responsabilité de l'auteur en droit international, s'il a eu moralement la
faculté de choisir. »
Ce n'est pas l'unique précédent depuis la
Deuxième Guerre mondiale en rapport avec les évolutions actuelles. Comme le
fait remarquer le Times, « Les Etats-Unis ont poursuivi des
interrogateurs japonais lors de procès pour crimes de guerre après la Deuxième
Guerre mondiale pour simulation de noyade (waterboarding) et autres méthodes
détaillées dans les notes de service. »
Au Tribunal militaire international pour
l'extrême-orient ou lors des Procès de Tokyo pour crimes de guerre de 1946 à
48, plusieurs soldats japonais avaient été condamnés pour avoir procédé à des
simulations de noyade (waterboarding), appelés alors « cure par
l'eau » sur des prisonniers américains ou alliés.
Cette description de l'expérience de la
simulation de noyade par un GI américain aurait aussi bien pu être faite pour
décrire la méthode de la CIA, « Ils m'ont allongé et attaché sur une
civière. Ensuite la civière a été relevée et j'avais la tête qui touchait
presque le sol et les pieds en l'air...Ils ont alors commencé à verser de l'eau
sur mon visage et il m'était parfois quasiment impossible de respirer sans
avaler de l'eau. »
Le gouvernement Obama cherche à étouffer
toute enquête publique sérieuse sur les pratiques criminelles de son
prédécesseur au nom du « il faut avancer. » Selon Obama, « on ne
gagnera rien à perdre du temps et de l'énergie dans des accusations concernant
le passé. »
Le procureur général Eric Holder a dit dans
une déclaration, « Il serait injuste de poursuivre des hommes et des
femmes dévoués qui travaillent à protéger l'Amérique pour une conduite qui
avait obtenu l'approbation d'avance du ministère de la Justice. »
C'est un non-sens. Ces actes odieux
perpétrés par la CIA sur des personnes « suspectées de terrorisme »
n'avaient rien à voir avec la protection de l'Amérique. Torture, détention
secrète, prisons secrètes sur des « sites noirs », tout cela faisait
partie des efforts du capitalisme américain pour compenser son déclin aux
dépens des peuples du Proche-Orient et de la classe ouvrière américaine.
Dans ses auditions pour confirmation à son
poste, Holder avait sans aucune ambiguïté qualifié de torture la
simulation de noyade. Holder n'a pas cherché à faire le lien entre cette
définition et son refus de faire son devoir légal et constitutionnel consistant
à faire appliquer la loi du pays et les obligations du traité américain en
poursuivant les tortionnaires.
Le « pardon » d'Obama envers Bush
rappelle le pardon du président Gerald Ford envers son prédécesseur Richard
Nixon, pour ses délits contre ses opposants politiques qui avaient été révélés
au grand jour dans le scandale du Watergate de 1972. Les présidents peuvent
compter sur leurs successeurs pour voir pardonner leurs plus graves délits
politiques et ainsi pour voir piétinées les lois avec une impunité toujours
croissante.
La clémence des élites dirigeantes envers
ceux qui commettent le délit odieux de torture est en contraste frappant avec
leur poursuite enthousiaste de ceux qui remplissent le système carcéral
américain, de loin le plus important parmi les pays développés. Des millions de
personnes sont emprisonnées pour de petits délits contre la propriété privée et
divers délits liés à la drogue.
Les médias et les dirigeants politique sont
de connivence pour s'accorder à dire qu'il ne devrait pas y avoir d'enquête ou
de condamnation pénale des représentants de la CIA ou de ceux du gouvernement
Bush qui ont donné l'ordre de procéder à la torture. Réagissant à la
publication des notes de service, le sénateur démocrate du Vermont, Patrick
Leahy a réitéré son appel à la mise en place d'une « Commission pour la vérité »
inoffensive avec en contrepartie la garantie que ceux qui ont perpétré tous ces
actes criminels lors de la « guerre contre le terrorisme » ne soient
pas poursuivis.
Le gouvernement Obama espère éviter une
enquête et une discussion publique des notes de service sur la torture parce
que ces notes incriminent non seulement le gouvernement Bush, mais aussi toute
l'élite dirigeante américaine. Des congressistes démocrates en vue avaient été
mis au courant des « techniques poussées d'interrogatoire » de la
CIA.
Ces agents de la CIA qui ont pratiqué la
torture doivent faire l'objet d'une enquête et d'un procès. Mais il est
significatif que les médias ne donnent pas les noms de ceux qui ont planifié,
autorisé et qui finalement portent la responsabilité de ces actes de torture, à
savoir Bush, le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la Défense Donald
Rumsfeld ainsi que d'autres représentants de haut rang. Ces criminels de guerre
doivent être traduits en justice.