Voilà dix ans ce mois-ci, deux étudiants ouvraient le feu
sur leurs camarades de classe et enseignants à Columbine High School près de
Denver au Colorado, tuant 13 personnes et en blessant 23 autres, avant de s’enlever
la vie. Cet événement, bien que n’étant pas le premier de ce genre même à cette
époque, horrifia la nation. Des éditorialistes et des chroniqueurs de journaux,
des experts autoproclamés sur la violence en milieu scolaire ou d’autres de
divers domaines, tous sont intervenus dans le débat. Mais leurs analyses ont
très peu contribué à la compréhension de cet événement.
Le président Bill Clinton avait dit que, « nous ne
comprendrons peut-être jamais complètement ». Ajoutant que,
« Saint-Paul nous rappelle que nous voyons tout à travers un vieux miroir
dans cette vie, que nous ne comprenons qu’en partie ce qui se passe ».
En 2007, aussi en avril, un étudiant de Virginia Tech à
Blacksburg en Virginie tuait 32 personnes et en blessait 17 autres avant de
retourner l’arme contre lui. Les experts officiels ont encore une fois fourni
leurs opinions essentiellement banales et superficielles. Le président George
W. Bush a commenté, « Il est impossible de comprendre une telle violence
et une telle souffrance… Dans de tels moments, on peut trouver réconfort dans
la grâce et l’assistance d’un Dieu aimant. »
Dans le dernier mois, une éruption de violence aux
Etats-Unis a entraîné la mort de 53 personnes dans sept tueries. En réaction à
la pire de ces tragédies, le meurtre de 13 personnes à Binghamton, New York, le
président Barack Obama a déclaré, « Michelle et moi avons été stupéfaits
et profondément attristés lorsque nous avons été mis au courant de l’acte de
violence gratuite commis à Binghamton à New York. Nos pensées et nos prières
vont aux victimes, à leurs familles et à la population de Binghamton. »
Apportant un certain changement là où nécessaire, la
réaction de l’administration Obama est identique à celle de ses
prédécesseurs : plein d’incompréhension, vide, pieux et, ultimement,
indifférent. Personne à Washington n’ose affirmer ce qui est évident : ces
massacres sont le symptôme d’un ordre social malade.
En ce qui concerne les experts, les tragédies qui se
succèdent combien trop rapidement à la une les poussent à peine à écrire ou
parler de la question. Les commentaires et les tentatives d’explication
deviennent de plus en plus sommaires.
Le New York Times a publié un bref éditorial en
réaction au massacre qui a débuté la récente vague de violence, une tuerie au sud
de l’Alabama survenue le 10 mars, en pressant le Congrès « à rétablir, de
façon plus contraignante, l’interdiction nationale sur les fusils d’assaut
qu’il a laissée mourir en 2004 ». Depuis, pas un mot de plus.
Le Washington Post, dans la foulée des tueries en
Alabama, à Carthage, en Caroline du Nord et à Binghamton, a écrit en
éditorial : « Il se peut que personne ne comprenne totalement quel
genre de rage ou de démon s’est emparé des tueurs. » Le Post aussi
s’en est tenu à lancer un appel à un contrôle des armes à feu plus strict.
Les réseaux de télévision, en quête de spectateurs et de
cotes d’écoute, ont quant à eux tenté de transformer la couverture du carnage
en quelque chose approchant le divertissement, avec des manchettes macabres et
des promesses de reportages « détaillés » ne se matérialisant jamais.
Qu’un être humain puisse être victime d’une dépression dans
des conditions extrêmes est un élément de la vie de tous les jours. Que sept
individus s’emparent de plusieurs armes extrêmement meurtrières et tentent de
liquider le plus de vies possible, souvent avant de s’enlever la leur, est un
phénomène engendré par des circonstances sociales et historiques.
L’environnement sociopsychologique actuel, dans lequel
tant d’individus, si dérangés soient-ils, peuvent provoquer une souffrance
massive et la mort de personnes innocentes sans broncher, ne peut être expliqué
sans faire référence aux récentes tendances de la vie américaine.
Une telle situation doit être liée aux décennies de
réaction politique aux Etats-Unis, dont la source se trouve dans le déclin
économique et qui est caractérisée par la promotion de la force comme la seule
solution à tous les problèmes, la promotion du militarisme et du chauvinisme,
la vénération du caractère impitoyable et égoïste du « libre marché »
et une culture populaire traversée d’images et des paroles brutales.
A la même manière de chefs mafieux, les responsables de
l’administration Obama, comme leurs homologues sous Bush, parlent de
« massacres » et de « descendre » leurs ennemis politiques
au Moyen-Orient et en Asie centrale.
Les « tireurs », dans un certain sens, sont des
créatures de Frankenstein produits par la société américaine dans un état
avancé de déclin moral et social. A leur propre manière psychotique, de tels
individus reprennent simplement les prémisses sur lesquelles Wall Street, le
Pentagone et la Maison-Blanche opèrent de manière routinière et les appliquent
à leurs propres dilemmes personnels.
La crise économique, sans aucun doute, exacerbe ces tendances
en plaçant ceux qui sont vulnérables psychologiquement dans un stress beaucoup
plus considérable qu’à l’habitude. D’autant plus que cela arrive dans des
conditions où le filet de sécurité social des Etats-Unis, très poreux au mieux,
a été démantelé par les gouvernements républicains et démocratiques à tous les
niveaux.
Une agence sociale de la Floride rapporte que, « en
conséquence directe de la crise économique », les centres sur la violence
domestique ont rapporté une augmentation de 37 pour cent des demandes de
services.
Une publication de l’Université de Buffalo en janvier a
cité les commentaires de Sampson Blair, un psychologue familial à cette
école : « Le suicide-meurtre familial est encore relativement peu
commun, mais je m’attends à une augmentation de tels incidents lors des
prochaines années vu que la pression économique sur les familles provoque la
dépression et le désespoir. »
Blair a ajouté : « La situation économique laisse
aussi présager une augmentation significative d’autres formes de violence
familiale, incluant les abus d’enfants et de conjoints, la négligence d’enfants
et d’autres formes de comportements dysfonctionnels comme la toxicomanie. Ce
qui rend cette situation encore pire… est qu’il y a une association claire
entre les taux de suicide et l’état de l’économie dans son ensemble. »
La perte d’un emploi est un des éléments
déclencheurs dans un certain nombre des plus récentes tueries.
Une étude parue dans le American Journal of Public Health en 2003
rapportait que le chômage est l’indicateur le plus important dans le cas
d’hommes assassinant leur femme. Le fait qu’un agresseur ne travaille pas
augmente le risque par un facteur quatre est-il établi par cette recherche.
Le Journal of Epidemiology and
Community Health a publié une étude,
également en 2003, qui concluait que « [se] trouver au chômage était
associé à une augmentation de deux à trois fois du risque de mort par suicide, comparativement
à avoir un travail. Environ la moitié de cette corrélation pourrait être attribuée
à la maladie mentale. »
Les
Etats-Unis sont un pays où règne le mécontentement. De vastes couches de la
population, dont les conditions de vie se détériorent rapidement, dans une
colère impuissante, voient que les banquiers et spéculateurs mêmes qui ont jeté
le pays en crise se font offrir des billions de dollars, sans conditions, par
le gouvernement fédéral. Les syndicats, soumis pieds et poings liés à l’élite
dirigeante, ont abandonné il y a longtemps déjà toute lutte en défense des
travailleurs.
Des millions
de personnes ont tout perdu, leur emploi, leur maison, un niveau de vie décent.
Des villes constituées de tentes sont apparues dans plusieurs régions. Cinq
millions d’emplois se sont volatilisés depuis décembre 2007 et le « plan
de stimulation économique » de la nouvelle administration va à peine effleurer
le problème.
L’élection
d’Obama a résulté en une explosion de pensée magique au sein des masses,
phénomène encouragé par les médias et l’establishment politique. Peut-être,
beaucoup ont-ils pensé ou souhaité, ce président et cette administration
vont-ils se préoccuper, au moins un peu, du bien-être de la population. En
moins de trois mois, ces espoirs ont été en grande partie déçus.
Même si le
caractère du nouveau gouvernement n’est pas encore largement saisi d’une façon
consciente politiquement, il se développe le sentiment que « rien n’a
changé » : le système politique, sclérosé, corrompu, méprisé,
continue à être insensible aux besoins et aux intérêts de la population.
Ce qu’on n’a
pas vu encore, c’est le retour des luttes populaires de masse contre les
attaques des compagnies et du gouvernement et de la perspective politique qui
pourrait guider de telles luttes. La violence individuelle et anti-sociale
apparaît dans un contexte d’absence de soulèvement social et politique dirigé
contre le système capitaliste, qui offrirait une voie pour sortir de la
situation actuelle.
Mais cela
viendra. Comme Trotsky l’a écrit au début des années 1930, « Même dans ces
jours de crise économique sans précédent, les suicides ne constituent
heureusement qu’une minime fraction des morts. Mais les peuples n’ont jamais
recours au suicide. Lorsque leur fardeau devient intolérable, ils cherchent une
solution au moyen de la révolution. »