Quatre puissances économiques émergentes, le
Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine, collectivement appelées le BRIC, ont
tenu leur premier sommet dans la ville russe de Yekaterinburg le 16 juin. Un
sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui est conduit par
la Russie et la Chine et comprend le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan
et le Kyrgyzstan s'était tenu dans la même ville juste la veille.
Selon le président chinois, Hu Jintao, les
quatre pays du BRIC représentent 42 pour cent de la population mondiale et
contribuent pour plus de la moitié de la croissance économique mondiale. La
Chine et l'Inde sont les deux uniques grandes économies à avoir une croissance
à des taux substantiels en pleine crise financière mondiale, malgré un
ralentissement. Bien que la Russie ait été durement touchée par la chute des
prix du pétrole, elle demeure la seule puissance disposant d'un arsenal
nucléaire qui rivalise avec les Etats-Unis. Le Brésil est de loin l'économie la
plus importante d'Amérique latine et est en train de développer rapidement des
liens commerciaux avec la Chine.
Le président russe Dimitry Medvedev a
qualifié Yekaterinburg de nouvel « épicentre de la politique
mondiale » avec les sommets du BRIC et de l'OCS représentant un groupe
d'économies émergentes cherchant à élargir leur influence internationale. En
2001, la Russie et la Chine avaient mis en place l'OCS pour contrer l'influence
et la présence militaire américaine en Asie centrale. L'Inde, le Pakistan, la
Mongolie et l'Iran sont observateurs de l'OCS tandis que le Sri Lanka et la
Biélorussie sont devenus des « partenaires de dialogue » cette année
tout comme l'Afghanistan qui est régulièrement invité.
Le premier ministre indien Manmohan Singh a
assisté à la réunion pour la première fois, alors qu'auparavant il se
contentait d'y envoyer des responsables de l'industrie énergétique afin de
maintenir ses distances du groupement russo-chinois. Le gouvernement Bush
courtisait l'Inde comme partenaire stratégique et contrepoids à la Chine,
politique qui se poursuit avec Obama. Mais la Russie tente de restaurer les
relations étroites qu'elle entretenait avec l'Inde durant la Guerre froide en
proposant à New Delhi l'accès au pétrole et au gaz d'Asie centrale et en
vendant d'importantes quantités d'armes. La Chine et l'Inde se considèrent
toujours comme des pays rivaux dans la région.
La simple présence de Singh a soulevé la
question de savoir s'il se rendait à un « forum haro sur
l'Amérique. »Le ministre des Affaires étrangères de l'Inde Shiv Shankar
Menon s'est vu forcé de dire aux médias : « Haro sur l'Amérique est
une expression extrême, il n'y a aucune raison de qualifier le BRIC de haro sur
l'Amérique. Ces pays sont les quatre économies mondiales à croissance rapide
qui se réunissent pour jouer un rôle positif et constructif. Et cela n'est
dirigé contre personne. »
Néanmoins, la teneur anti-américaine de la
réunion était évidente au vu de l'accueil réservé au président iranien Mahmoud
Ahmadinejad qui est confronté dans son pays à une campagne concertée
remettant en question la validité de l'élection présidentielle qui s'est tenue
ce mois-ci. Alors que les puissances américaines et européennes soutiennent
tacitement les dirigeants de l'opposition en Iran, les membres du BRIC et de
l'OCS ont félicité Ahmadinejad pour sa réélection.
Ahmadinejad a dit à la réunion de l'OCS que
les Etats-Unis étaient une puissance sur le déclin : « Il est
absolument évident que l'époque des empires a pris fin et qu'elle ne reviendra
pas », a-t-il dit. « L'Irak est toujours occupé. L'ordre ne règne pas
en Afghanistan. Le problème palestinien n'est pas résolu. L'Amérique est
dépassée par des crises politiques et économiques et il n'y a rien à espérer de
leurs décisions. Les alliés des Etats-Unis ne sont pas non plus en position de
lutter contre ces problèmes. »
Ahmadinejad représente une section de la
bourgeoisie iranienne qui considère la Chine, la Russie et leurs alliés comme
des contrepoids utiles à la pression exercée par les Etats-Unis et l'Occident.
La Chine est à présent le marché d'exportation le plus important d'Iran, auquel
elle achète des quantités énormes d'énergie. Le 3 juin, Téhéran a laissé tomber
l'entreprise française Total SA en faveur de l'entreprise chinoise CNPC pour un
projet de champ gazier dans le golfe Persique d'une valeur de 5 milliards de
dollars américains, ce qui n'est rien moins qu'un pied de nez aux sanctions,
instaurées par les Etats-Unis, à l'encontre de l'investissement dans les
ressources énergétiques iraniennes.
Alexander Dugin qui dirige l'influent
Mouvement eurasien international en Russie a dit au Christian Science
Monitor le 16 juin : « L'OCS est en train de se transformer en une
sorte d'organisation pour les pays qui se sentent exclus du système mondial,
qui se sentent victimes de l'ordre unipolaire dominé par les Etats-Unis. A
présent ce monde unipolaire est secoué dans ses fondations par la crise économique et le déclin impérial et il
est temps de définir un nouveau projet pour un monde multipolaire. »
Un thème majeur du sommet du BRIC était le
remplacement du dollar américain comme monnaie de réserve mondiale. Un peu plus
tôt en juin, la Russie avait annoncé son intention de réduire ses bons du
Trésor américain et avait été en cela rejoint par la Chine et le Brésil. Tous
trois se sont accordés pour acheter plutôt des bons du Fonds monétaire
international (FMI). Collectivement le BRIC détient 1711 mille milliards de
bons du trésor américain, soit 33 pour cent de l'ensemble de la dette fédérale
américaine se trouvant entre des mains étrangères. Il est cependant peu
probable que les pays du BRIC, notamment la Chine, se débarrassent brutalement
de leurs avoirs en dollars, du fait qu'une telle démarche ferait
potentiellement s'effondrer le dollar américain.
L'économiste américain Michael Hudson écrivait
dans le Financial Times le 14
juin: « Ces gouvernements sont confrontés à un choix difficile : soit ils recyclent les dollars vers les Etats-Unis
par l'achat de bons du Trésor américain soit ils laissent le « marché
libre » augmenter la valeur de leur monnaie par rapport au
dollar, mettant en péril leurs exportations du fait de prix élevés sur les
marchés mondiaux, et provoquant ainsidans leur pays le
chômage et la faillite d'entreprises. Les marchés libres de type américain les
ont raccrochés à un système qui les force à accepter un montant illimité de
dollars. Maintenant ils veulent quitter ce système. »
Les conséquences sont de grande portée pour
les Etats-Unis, a averti Hudson. « Le FMI, la Banque mondiale,
l'Organisation mondiale du commerce et autres représentants de Washington sont
considérés comme des vestiges d'un empire américain perdu qui n'est plus en
mesure de régner par la force économique et à qui il ne reste plus que la
domination militaire. Ils voient que cette hégémonie ne peut plus continuer
sans des rentrées d'argent adéquates et ils cherchent à accélérer la faillite
de l'ordre mondial militaro-financier américain. Si la Chine, la Russie et
leurs alliés parviennent à leurs fins, les Etats-Unis ne vivront plus des
économies des autres, ni ne disposeront plus de l'argent nécessaire à des
dépenses militaires illimitées. »
La Russie soulève la question de la
nécessité d'une monnaie « supranationale » fondée sur les droits de
tirage spéciaux du FMI, un panier de monnaies qui comprendraient le yuan
chinois et celles de producteurs de biens tels la Russie, l'Australie et le
Canada ainsi que de l'or. Medvedev a dit lors de la réunion du BRIQUE :
« Il ne peut y avoir de système monétaire mondial qui fonctionne si les
instruments financiers utilisés se déclinent en une seule monnaie. C'est le cas
aujourd'hui et cette monnaie est le dollar. »
La Russie et la Chine avaientt soulevé cette
idée la première fois avant le sommet du G20 qui s'était tenu en
Grande-Bretagne en avril dernier. Mais Beijing garde le silence sur le sujet
depuis quelque temps, car tout affaiblissement du dollar américain impacterait
directement ses 1,5 mille milliards d'avoirs en dollars américains. Interviewé
par truthdig.com, Hudson a
expliqué les conséquences explosives si le dollar américain perdait sa position
de monnaie de réserve internationale. « Il nous faudra
financer nos propres dépenses militaires, et l'unique manière de le faire sera
de réduire de façon drastique les salaires. La guerre de classes est de retour.
Wall Street le comprend bien. C'est pour cela que Bush et Obama lui donnent 10
mille milliards de dollars qui représentent une arnaque énorme afin d'avoir assez d'argent pour survivre »,
a-t-il dit.
Etant donné les ramifications de grande
portée de toute faiblesse du dollar américain, le communiqué du BRIC a gardé le
silence sur cette question, se contentant de déclarer: « Les économies
émergentes et en voie de développement doivent avoir davantage voix au chapitre
et une plus grande représentation dans les institutions financières
internationales. Le besoin est fort d'un système monétaire international
stable, prévisible et plus diversifié. »
La Chine cherche progressivement à réduire
sa dépendance du dollar. Le mois dernier, le président brésilien Luiz Inacio Lula da
Silva a proposé un projet pour que sorte que le commerce sino-brésilien se
fasse dans leur propre monnaie. Des accords similaires ont été scellés avec
l'Argentine et plusieurs autres pays d'Asie. Cette année, la Chine a dépassé
les Etats-Unis en devenant le partenaire commercial le plus important du
Brésil. La Chine et la Russie se sont aussi mis d'accord pour utiliser leur
propre monnaie pour le commerce. La Chine a dépassé l'Allemagne en tant que
plus grand partenaire de Russie cette année. Ces deux pays ont signé des
accords énergétiques d'un montant record de 100 milliards de dollars cette
année.
La Russie a appelé l'OCS à établir une monnaie
unique initialement comme unité de compte au sein du groupe.
« Rappelons-nous de l'ECU (European currency unit, unité de monnaie
européenne] qui n'était pas précisément une monnaie supranationale, mais
servait d'unité monétaire, d'unité de compte dans les pays de la Communauté
européenne avant l'introduction de l'euro comme principale monnaie de
réserve, » a fait remarquer Medvedev.
Les deux sommets de Yekaterinburg sont le
signe que les relations entre les grandes puissances sont en train de subir une
restructuration d'ampleur, la position mondiale des Etats-Unis étant minée par
la crise financière mondiale. Ces changements dans les relations conduisent à
une montée des tensions entre les grandes puissances.
Les deux regroupements, le BRIC et l'OCS, sont
cependant loin d'être solides. Malgré un désir partagé d'affaiblir l'hégémonie
stratégique et économique des Etats-Unis, la Chine, la Russie et l'Inde ont
tous des intérêts conflictuels. Le Brésil reste en premier lieu une puissance
régionale latino-américaine ayant peu d'intérêts géopolitiques en Asie
centrale. Le bloc de l'OCS organise des exercices militaires conjoints, mais
est loin de représenter une alliance militaire officielle.
La Chine a proposé un crédit de 10 milliards
de dollars aux membres de l'OCS qui ont des difficultés du fait du resserrement
mondial du crédit. Tout en acceptant l'argent, la Russie a insisté pour que ce
financement soit « transparent » en Asie centrale, soit un
avertissement à mots couverts à Beijing pour qu'elle ne mine pas l'influence de
la Russie dans la région. Pour protéger son industrie automobile, la Russie a
augmenté les tarifs douaniers, provoquant ainsi une chute brutale des
exportations chinoises de voitures vers son marché étranger le plus important.
En plein conflit sur les prix, Gazprom a reporté la construction prévue de deux
pipelines vers la Chine.
La Russie veut encourager l'Inde à entrer
dans l'OCS, mais la Chine soutient son propre allié, le Pakistan, rival de
l'Inde. Moscou et Beijing ont encouragé le premier ministre indien Singh et le
président pakistanais Asif Ali Zardari à se rencontrer pour la première fois
depuis l'attentat terroriste de l'an dernier à Mumbai. Mais la rencontre a
tourné court après que Singh a dit à Zardari : « Ma mission est de vous
dire que le territoire du Pakistan ne doit pas être utilisé pour aider le
terrorisme contre l'Inde. »
Les Etats-Unis ne vont pas sans réagir
laisser la Chine et la Russie consolider un bloc rival sur le sol eurasien. Le
gouvernement Obama accentue la guerre qu'elle a initiée en Afghanistan et
encourage le Pakistan à intensifier les opérations militaires contre les
insurgés anti-américains opérant dans le pays. En même temps, il cherche à
consolider les liens stratégiques avec l'Inde. Ces rivalités grandissantes
préparent le terrain pour des conflits encore plus importants à un moment où
les grandes puissances rivalisent pour la domination économique et stratégique
dans cette région clé du monde.