L'arrestation du réalisateur Roman Polanski en Suisse et la menace
d'extradition aux Etats-Unis dont il fait l'objet agitent la meute aux abois
que sont les défenseurs du « tout sécuritaire. » Ces forces réagissent de
façon agressive, voire même préventive, dans une telle affaire, de peur que
des considérations humanitaires ou même l'esprit de pardon ne viennent à
influencer la conscience populaire. Sans porter le moindre intérêt aux
circonstances plus larges de cette affaire, d'innombrables voix
réactionnaires se sont élevées, exigeant avec sévérité que Polanski soit
emprisonné dans l'intérêt de la société.
A ces voix, on peut maintenant ajouter celle du comité de rédaction du
New York Times, le journal sérieux du libéralisme politique. Dans un
article politiquement significatif, les rédacteurs se sont alignés, avec
rancune et méchanceté, du côté des autorités policières de Los Angeles.
Dans « L'affaire Polanski » (Septembre 2009), le Times commence
par railler l'idée que l'on puisse s'opposer à son emprisonnement: « A
entendre les protestations des Français, Polonais et autres Européens, on
aurait pu croire que le cinéaste avait été arrêté par un quelconque régime
autoritaire pour avoir dit la vérité au pouvoir.
Par conséquent, selon eux, la possibilité que les droits de l'Homme
puissent être bafoués ne se produirait donc que dans des « régimes
totalitaires »et non dans des « démocraties » capitalistes? Amnesty
International a, à diverses occasions cette année, dit que « au nom de la
lutte contre le terrorisme, les USA ont violé les droits des individus en
Irak, Afghanistan, Guantanamo et ailleurs. Les violations des droits de
l'Homme commises au nom des USA depuis le 11 septembre 2001 sont nombreuses
et variées, » et qu' « il y a des rapports fréquents [en 2009] de brutalités
policières et de mauvais traitements dans les prisons [américaines], les
centres de détention et de rétention des immigrés. Des dizaines de personnes
sont décédées après que la police a utilisé des tasers (arme provoquant des
chocs électriques) contre eux. »
Pourquoi devrait-on prendre pour argent comptant l'opinion des autorités
suisses dont l'histoire politique est plutôt sans principe et mercenaire?
Après tout, le gouvernement suisse a accordé l'asile à l'escroc financier de
renom, Marc Rich, lorsque celui-ci avait fui le système judiciaire
américain.
Bien sûr, cette affaire avait trouvé « une issue heureuse. » Rich avait
bénéficié du pardon présidentiel qui lui avait été accordé par Bill Clinton
au cours des dernières heures de sa présidence. Clinton avait suivi les
recommandations qui lui avaient été faites par le Procureur général de
l'époque, Eric Holder. Ce dernier occupe à présent le poste de ministre de
la Justice dans le gouvernement d'Obama. Bien sûr, Rich n'était pas
Polanski. Le financier avait eu le bon sens de laver ses fautes à grand
renfort de dons en monnaie sonnante et trébuchante à Clinton et au Parti
démocrate.
Après avoir résumé rapidement les faits du délit commis par Polanski et
les négociations entre le procureur et l'avocat de la défense, le Times
fait remarquer au passage, « Il y a quelque chose d'étrange au fait que les
Suisses aient décidé d'arrêter le réalisateur maintenant, après l'avoir
laissé entrer et sortir du pays librement pendant trois décennies. Et un
documentaire daté de 2008 de Marina Zenovich, Roman Polanski, Wanted and
Desired (Recherché et Désiré), a soulevé des questions troublantes sur la
manière bizarre dont un juge de Californie en mal de célébrité, Laurence
Rittenband, avait mené l'affaire. »
La décision soudaine d'emprisonner Polanski en Suisse, il est
propriétaire d'une résidence dans ce pays et y a apparemment passé une bonne
partie de l'été, est plus qu'« étrange », comme le savent pertinemment les
rédacteurs du Times. Sous la pression d'un risque de scandale dû à
une affaire de fraude fiscale impliquant le géant bancaire suisse UBS, les
autorités suisses, qui ne prennent jamais de décision de politique étrangère
sans au préalable calculer, jusqu'au dernier centime, l'effet que cela aura
sur les profits de la banque, ont fait une faveur aux Etats-Unis en arrêtant
le cinéaste dans une tentative cynique visant à protéger leurs institutions
financières de la plus grande importance.
Il est étonnant que le Times balaie d'un revers de main et sans
plus de commentaire les « questions troublantes » concernant la manière dont
un « juge en mal de célébrité » avait mené l'affaire à son début. Un juge de
la Cour supérieure de Los Angeles a reconnu dans le courant de cette année
qu'il y avait eu « mauvaise gestion substantielle » au cours de l'audience
de la fin des années 1970. Est-ce que ceci n'aurait pas un rapport légal et
moral sur la question de savoir si Polanski devrait ou non être poursuivi 30
ans plus tard? L'éditorial, par ailleurs consacré aux finesses de la loi, ne
s'intéresse aucunement à cette possibilité.
Avec un cynisme consommé, le Times poursuit, « Pourtant où est
l'injustice consistant à faire comparaître devant la justice quelqu'un,
aussi talentueux soit-il, qui plaide coupable pour détournement de mineure
de moins de 15 ans et puis part en cavale? »
« Los Angeles » et « justice » sont des termes incompatibles dans une
même phrase. Polanski a fui les Etats-Unis par peur légitime des autorités
vindicatives de Los Angeles, réputés pour leur corruption et leur
approbation de la violence policière systématique, du racisme et des coups
montés. On peut difficilement dire que le cinéaste se cachait; il a depuis
sa fuite tourné dix longs métrages dont le film primé Le Pianiste.
Rassemblant toute sa suffisance béotienne, la voix du libéralisme
politique américain conclut: « Nous sommes en désaccord profond [avec ceux
qui défendent Polanski] et nous étions bien contents de voir d'autres
Européens en vue faire remarquer que cette affaire n'a rien à voir avec le
travail ni l'âge de M. Polanski. Il s'agit d'un adulte qui a détourné une
enfant. M. Polanski a plaidé coupable pour ce crime et doit rendre des
comptes. »
Quel effort écoeurant! Le fait que le Times veuille à tout prix
commenter de cette façon un tel épisode a une signification politique. C'est
une concession calculée envers l'extrême droite, envers les bailleurs de
« valeurs familiales » et autres éléments peu recommandables de la société.
Tout à fait justement, le commentateur d'extrême-droite Noël Sheppard a
exprimé sa grande satisfaction pour la position adoptée par le journal (« Je
vais dire quelque chose que l'on a pas l'habitude d'entendre de la part d'un
analyste conservateur des médias: Bravo, NYT, bravo. »)
De plus, les rédacteurs du Times savent que leur position a du
poids. L'éditorial va contribuer à empoisonner l'atmosphère contre Polanski
et miner sa capacité à se défendre face aux autorités. Le Times est
plus que décidé à jeter Polanski en pâture si cela permet, même pour un
jour, d'apaiser les réactionnaires qui le critiquent.
Le libéralisme politique américain est à présent entièrement dénué de
principe ou de scrupules. Ce déclin regrettable de principes, pour ne pas
parler d'humanité, n'est nullement un phénomène exclusivement américain. En
Europe, il se déroule une campagne concertée pour détourner l'opinion
publique, initialement compatissante à l'égard de Polanski, contre le
réalisateur. Et là-bas aussi, ceux qui mènent la danse sont les
représentants de la « gauche » officielle.
Daniel Cohn-Bendit, représentant politique en vue des Verts européens,
fait cause commune avec le fasciste Le Pen pour critiquer vertement les
ministres français qui expriment leur indignation devant l'arrestation de
Polanski. En 1968, Cohn-Bendit était le renommé « Danny le Rouge. » Il a
passé le plus clair des 40 dernières années à expier ses excès de jeunesse
et à prouver la vérité persistante de ce vieil adage, « Révolutionnaire
avant 30 ans, salaud après. »
Il faut que justice soit faite entonnent le Times et le reste des
médias dominants. Leur hypocrisie est sans limite. L'establishment
américain tout entier s'accorde à penser que « le pays doit aller de
l'avant » et que la CIA et les criminels de l'armée qui ont géré, et
continuent encore de gérer, Guantànamo, Abu Ghraib, Bagram et le réseau
mondial de « sites noirs » où les personnes emprisonnées illégalement ont
subi des sévices sexuels, été torturés et dans certains cas assassinés,
doivent rester impunis pour leurs actes abominables.
George W. Bush, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et les autres qui ont lancé
une guerre d'agression sans avoir été provoqués et qui a coûté, selon les
estimations les plus conservatrices, des centaines de milliers de vie
irakiennes depuis 2003, restent libres et continuent de récolter des sommes
d'argent pour des discours qu'ils font au nom de diverses causes
politiquement criminelles. Ce sont des individus dont les mains suintent le
sang. Et pas une fois le Times n'a demandé qu'ils soient arrêtés et
poursuivis.
Cherchant à discréditer et à rendre illégitime toute expression de
compassion à l'égard de Polanski, le Times et la populace de droite
laissent entendre que s'opposer à son arrestation et son incarcération
soudaines signifie être indifférent au fait qu'il s'est attaqué à une jeune
fille de 13 ans en 1977. L'incident qui s'est déroulé en 1977 était un
délit. Mais nous ne pensons pas que la personnalité et la vie toute entière
de Polanski puissent être jugées sur la base de cet unique incident
tragique. Et nous ne défendons pas cette position uniquement parce que
Polanski est à n'en pas douter un artiste de poids (nous n'hésitons
cependant pas à déclarer que ce fait n'est pas aussi trivial que ses
persécuteurs réactionnaires cherchent maintenant à nous faire croire.) Parmi
les deux millions d'êtres humains qui croupissent dans les prisons
américaines, combien y en a -t-il qui y sont pour des raisons qui ont bien
plus à voir avec les circonstances sociales ou l'environnement que la
dépravation « innée »?
Bien sûr, Roman Polanski est un homme très riche. Mais il est absurde de
soutenir, comme le fait l'actuel tas de moralisateurs, que son acte n'a
« rien à voir » avec le reste de sa vie traumatisante.
Les reportages existant sur sa jeunesse varient légèrement quant aux
détails, mais tous en expriment clairement le caractère tragique. Né à Paris
en 1933 d'un père juif et d'une mère catholique, Polanski est parti vivre
avec sa famille à Cracovie en Pologne lorsqu'il avait trois ans. Selon un
reportage du Guardian datant de 2005, « Quand les Allemands
envahirent la Pologne, les Polanski furent emprisonnés dans le ghetto, et en
1943 les nazis donnèrent l'ordre aux civils de partir. Son père réussit à
faire une brèche dans le grillage et dit à Roman terrifié de s'enfuir dans
la maison d'une famille qu'il avait payée pour s'occuper de lui. 'File!'
souffla-t-il à son fils qui sanglotait tandis que les SS donnaient l'ordre
aux hommes juifs de s'aligner. Roman se mit à courir sans jamais se
retourner.
« Plus tard, il devait apprendre que sa mère avait été tuée dans les
chambres à gaz [à Auschwitz] mais que son père, bien que soumis aux travaux
forcés dans une carrière, avait survécu. Le garçon erra dans la campagne,
vivant au jour le jour, recueilli ici et là par des amis ou des étrangers. »
Adolescent, écrit l'Independent en 2005 aussi, « Polanski obtint
une place dans la prestigieuse école de cinéma Lodz où ses courts métrages
le distinguèrent immédiatement comme un futur talent. Entre temps il échappa
de peu à la mort aux mains d'un homme qui avait déjà assassiné trois
personnes. Il est clair que Polanski, quels que soient les coups que la vie
devait lui asséner, était génétiquement programmé pour survivre.
« On ne peut en dire autant de ceux qu'il a aimés. En 1969, sa seconde
épouse Sharon Tate fut assassinée, ainsi que quatre amis, par Charles Manson
et ses partisans. L'horreur était encore aggravée par le fait que Tate était
enceinte de huit mois de leur premier enfant... Lorsque son décorateur pour
le film MacBeth lui reprocha d'utiliser trop de sang sur scène,
Polansky répliqua: « Je sais ce que c'est que la violence. Tu aurais dû voir
ma maison l'été dernier. »
Comment de telles expériences atroces, qui se reflètent dans l'ensemble
de son oeuvre cinématographique, seraient-elles sans lien avec le délit dont
Polanski est accusé et pour lequel il a plaidé coupable? A quoi pourrait
bien servir de le mettre en prison aujourd'hui? Quel danger représente-t-il
pour la société?
Le Los Angeles Times, autre pilier ostensible du libéralisme
politique, a publié un article fielleux le 30 septembre par un certain Steve
Lopez (« Les défenseurs de Polanski perdent de vue la vraie victime ») qui
contient les détails les plus scabreux du premier témoignage de la victime
au grand jury. Cela apporte un peu plus d'eau salace au moulin de la droite,
et toujours dans le but élevé que justice soit rendue. Lopez n'est qu'une
crapule de plus des médias américains, qui fait feu de toute opportunité
d'en appeler aux instincts les plus bas du public.
La victime du délit de Polanski, Samantha Geimer, aujourd'hui âgée de 44
ans, a critiqué les médias sur précisément cette attitude. Elle s'est
montrée bien plus humaine que les opposants de Polanski, écrivant dans un
article en 2003, « Et s'il revenait aux Etats-Unis? J' imagine qu'il
préfèrerait ne pas être un fugitif et pouvoir voyager librement. Il aurait
dû recevoir une peine de prison il y a 25 ans, comme nous nous étions mis
d'accord. A cette époque mon avocat Lawrence Silver avait écrit au juge que
l'accord conclu devrait être accepté et que le fait qu'il plaide coupable
suffirait à nous satisfaire. Je n'ai pas changé d'opinion. »
Le Times ne se soucie pas que l'extradition vers les Etats-Unis
d'un homme de 76 ans, d'un artiste extraordinaire, et l'inévitable cirque
médiatique que cela entraînera, risquent d'avoir les conséquences les plus
sinistres. Si le pire venait à se produire, les rédacteurs porteront leur
part de responsabilité.