De nombreux éditoriaux
ont fait l'éloge de l'élection présidentielle de mercredi
comme étant la preuve du parfait fonctionnement de la démocratie
en Allemagne. Ils justifient cette affirmation en disant qu'un
certain nombre de délégués du camp gouvernemental ont voté pour
le candidat de l'opposition.
En réalité, il y a peu
d'événements dans l'histoire récente qui ont été aussi
systématiquement et cyniquement manipulés que l'élection
présidentielle de mercredi dernier.
Cela représente le point
culminant d'une campagne menée par l'élite dirigeante du monde
des affaires et de la politique pour rappeler à l'ordre le
gouvernement Merkel.
Il n'y a pas de
différences quant aux lignes fondamentales du cap de la politique
de Merkel : la consolidation budgétaire aux dépens des
couches sociales les plus pauvres et une politique étrangère
agressive (participation à la guerre en Afghanistan, dictats
d'austérité contre la Grèce et d'autres pays endettés).
Cette politique trouve un soutien général au parlement, y compris
dans les rangs de ce qu'on appelle opposition.
Mais la manière dont le
gouvernement Merkel applique cette politique a été confrontée à
d'importantes critiques. Le gouvernement est accusé de se laisser
aller à des disputes intestines plutôt que d'avancer sa besogne.
On lui reproche de perdre trop de temps et d'investir trop
d'efforts à s'adapter à des groupes de pression spécifiques
et d'attiser inutilement la population.
La chancelière elle-même
est accusée d'hésiter entre les différents intérêts en
concurrence dans le camp gouvernemental au lieu de fixer fermement
le cap à suivre.
Depuis des semaines, des
organes de presse influents - tels le quotidien économique
Handelsblatt, l'hebdomadaire Der Spiegel et des
journaux conservateurs comme le Frankfurter Allgemeine Zeitung
et Die Welt - accusent Merkel d'hésiter à prendre des
décisions impopulaires en raison de considérations tactiques
partisanes.
Le Parti libéral
démocrate (FDP) - qui fait partie de la coalition dirigeante aux
côtés de l'Union démocrate chrétienne (CDU) de Merkel et de
l'Union chrétienne sociale de Bavière (CSU) - est également
sous le feu des critiques pour avoir discrédité le budget de
rigueur du gouvernement en voulant diminuer la taxe sur la valeur
ajoutée pour les hôtels. Le dirigeant du FDP, Guido Westerwelle, a
été accusé d'être débordé par son triple rôle de ministre
des Affaires étrangères, de vice-chancelier et de président du
FDP.
Les critiques émanant de
l'élite dirigeante à l'égard des efforts du gouvernement vont
de pair avec l'idée que ce serait peut-être une bonne chose que
le Parti social-démocrate (SPD) fasse une fois de plus partie du
gouvernement. En effet le dernier chancelier social-démocrate,
Gerhard Schröder, avait fait voterl'Agenda 2010
des « réformes » sociales et du marché du travail, et
la grande coalition entre le SPD et le CDU qui avait succédé à
Schröder avait repoussé l'âge de départ à la retraite. En
conséquence, le SPD a prouvé sa capacité à défier l'opposition
populaire et à imposer des attaques contre les conditions sociales.
La campagne médiatique
contre Merkel a atteint son point culminant mercredi lors de
l'élection présidentielle.
La démission de l'ancien
président, Horst Köhler, en mai était déjà un avertissement
pour Merkel. Köhler s'était montré inhabituellement explicite
dans sa défense des intérêts économiques allemands par des
moyens militaires. Lorsqu'il en a récolté des critiques dans les
médias, il a démissionné au motif que les critiques avaient nui à
l'autorité de ses fonctions - une critique indirecte à
l'adresse de la chancelière pour ne pas l'avoir suffisamment
soutenu.
Après que Merkel a choisi
le politicien CDU Christian Wulff pour succéder à Köhler, le SPD
et les Verts ont désigné Joachim Gauck comme leur candidat pour le
poste de président. L'ancien militant des droits civiques de
l'Allemagne de l'Est et responsable de l'agence chargée
d'enquêter sur les dossiers de la Stasi (la police politique
d'Allemagne de l'Est), Gauck, a été promu « candidat du
peuple » par une vaste alliance médiatique allant du
quotidien libéral Frankfurter Rundschau en passant par Der
Spiegel, les journaux conservateurs Frankfurter Allgemeine
Zeitung et Die Welt jusqu'au tabloïd Bild-Zeitung.
Rien n'indique que Gauck
jouisse d'un grand soutien au sein de la population, ni que cela
ait jamais été le cas. La « première élection libre »
en République démocratique allemande (RDA - Allemagne de l'Est),
l'élection à la Chambre du Peuple (Volkskammer) en mars 1990,
que Gauck aime rappeler avec grand enthousiasme dans ses discours ne
suscite pas en Allemagne de l'Est de bons souvenirs. Lors de cette
élection, le chancelier de l'Allemagne de l'Ouest, Helmut Kohl,
avait promis à la population de l'Allemagne de l'Est des
« paysages florissants » dans une Allemagne unifiée. Au
lieu de cela, ils ont connu la terre brûlée.
L'élection ainsi que
son résultat ont contribué à la création du slogan « d'abord
dupé et ensuite leurré » ce qui, pour de nombreux anciens
citoyens de la RDA, résume leurs expériences après la chute du
Mur de Berlin.
La Volkskammer « élue
librement » ne dura que sept mois. Elle se consacra surtout à
sa propre dissolution tandis que le pouvoir gouvernemental était
exercé directement à Bonn, la capitale de l'Allemagne de l'Ouest
à cette époque.
Gauck s'était présenté
comme candidat du Neues Forum (Nouveau Forum) qui obtint à peine
2,9 pour cent des votes émis, anéantissant ainsi d'un coup les
illusions selon lesquelles ce groupe se trouverait à la tête d'un
mouvement populaire. Gauck mit ensuite à profit son contrôle sur
l'agence chargée d'enquêter sur les dossiers de la Stasi pour
régler de vieux comptes.
L'actuelle
« popularité » de Gauck est également un produit
artificiel. Alors que de vastes écrans étaient installés mercredi
devant le Bundestag (le parlement) pour la retransmission en direct
de l'élection présidentielle, la place est restée quasi
déserte.
La campagne menée par
Gauck pour le poste de président était censée montrer au
gouvernement comment les choses devraient être faites. Il a été
élevé par les médias au rang de tribun du peuple, afin de faire
contrepoids à la classe politique indifférente. Au nom de la
liberté et de la responsabilité, il a fait campagne pour les
coupes sociales et les opérations militaires en Afghanistan.
Les chômeurs et ceux qui
reçoivent des prestations sociales n'ont pas été impressionnés
mais les Verts ont tout gobé. La campagne de Gauck a eu un impact
profond sur la coalition gouvernementale.
Alors que les médias
déclaraient que Merkel devraient démissionner en cas d'échec de
son candidat, Wulff, le camp gouvernemental considérait l'élection
comme une occasion grandissante de lancer un avertissement à
Merkel. Lors du premier et du deuxième tour de scrutin où une
majorité absolue des voix est requise, il a manqué à Wulff
respectivement 44 et 29 voix. Ces voix étaient celles de délégués
du camp du CDU et du FDP qui avaient voté la défiance à l'égard
de Merkel.
Merkel a été humiliée.
Ce ne fut qu'au troisième et dernier tour de scrutin, où la
majorité relative est suffisante, que Wulff a obtenu la majorité
absolue.
Merkel a reçu un message
clair. Elle ne peut plus compter sur le soutien de son propre parti
si elle ne poursuit pas impitoyablement le cap exigé par les
cercles influents du monde des affaires et de la finance. Elle « ne
peut pas échapper aux attentes légitimes pour une gouvernance
forte, » a écrit Heribert Prantl, rédacteur de la politique
intérieure du journal Süddeutsche Zeitung.
Le président Wulff, qui
est issu d'un milieu catholique conservateur, se tiendra à ses
côtés en cherchant à imiter Gauck.
Dans le même temps, en
désignant le conservateur Gauck, le SPD et les Verts ont manifesté
qu'ils étaient prêts à tout moment à rejoindre le gouvernement
fédéral pour poursuivre la politique de Schröder de coupes dans
les programmes sociaux.
A cette fin, le Parti La
Gauche (Die Linke) leur procure une couverture politique. Depuis sa
fondation il y a trois ans, ce parti a montré qu'il était prêt
à supprimer l'opposition sociale grandissante en la déviant dans
des canaux politiques inoffensifs. Parallèlement, il encourage le
retour du SPD et des Verts au gouvernement en leur offrant tout le
soutien possible.
Cette coopération a
franchi un nouveau stade lors de l'élection présidentielle. La
Gauche a à maintes reprises appelé le SPD et les Verts à
présenter un candidat commun même si celui-ci ou celle-ci venait
du camp conservateur. Ils ont même avancé la possibilité d'un
candidat tripartite, en la personne de l'ancien ministre de
l'Environnement, Klaus Töpfer (CDU).
Mais cela n'a pas suffit
au SPD et aux Verts. En cherchant à rallier le soutien de La Gauche
à Gauck, un anticommuniste avéré, ils voulaient forcer La Gauche
à condamner l'ancienne RDA dirigée par les staliniens.
C'était aller trop loin
pour La Gauche dont les racines remontent au parti dirigeant
stalinien de l'ancienne RDA. Bien que certains de ses dirigeants
aient fait campagne en faveur de Gauck, un soutien officiel à son
égard par le parti aurait été aller trop loin pour ses adhérents
et ses électeurs.
La Gauche ne s'y est
investi qu'à moitié. Lors du troisième tour de scrutin, La
Gauche a retiré sa propre candidate, Lucretia Jochimsen, sans pour
autant faire de recommandation de voter pour Gauck. Finalement une
majorité de 124 délégués de La Gauche s'est abstenue.
Toujours est-il, que La
Gauche a fait un pas de plus en direction d'une coopération plus
étroite avec le SPD et les Verts. Si le SPD et les Verts ont
l'occasion de poursuivre la politique de coupes des acquis sociaux
de Schröder, ils pourront compter fermement sur le soutien de La
Gauche.
Pour la population
laborieuse, les événements de mercredi doivent servir de leçon.
Confrontée à la pire crise économique depuis 80 ans, la classe
dirigeante est en train de se rapprocher de formes autoritaires de
gouvernement.
On a entendu tout au long
de la campagne l'appel lancé en faveur de quelqu'un qui « donne
du sens à la nation, capable de nous dire où aller » (Josef
Joffe dans le Die Zeit). Seul un mouvement indépendant de la
classe ouvrière - indépendamment du SPD, de La Gauche et des
syndicats réformistes - préconisant un programme socialiste peut
enrayer ce danger.