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EuropeLe Spiegel défend la guerre en Afghanistan
Par Alex Lantier
27 juillet 2010
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En 1857, après la première guerre anglo-afghane, Friedrich Engels
écrivait : « La position géographique de l’Afghanistan et le caractère
particulier de son peuple confèrent au pays une importance politique qu’il
ne faut pas sous-estimer dans les affaires de l’Asie centrale. »
De nos jours, l’occupation sanglante et impopulaire de l’OTAN en
Afghanistan soulève partout dans le monde des questions d’une importance
cruciale. Qu’est-ce que cette guerre apparemment interminable qui est
devenue depuis peu la plus longue de l’histoire américaine? Pourquoi se
poursuit-elle au mépris de l’opinion publique aussi bien en Afghanistan que
dans les pays, théoriquement démocratiques, de l’OTAN ?
Le magazine allemand Der Spiegel a publié dernièrement un article de
l’écrivain Dirk Kurbjuweit abordant ces questions, sous le titre «
L’Afghanistan et l’Occident : les difficiles relations entre la démocratie
et la guerre. » Il note que les deux tiers de la population allemande sont
opposés à la guerre, plus particulièrement encore depuis le massacre de
Kunduz au cours duquel le colonel allemand Georg Klein avait ordonné un
bombardement aérien qui avait tué 142 Afghans.
Les conclusions profondément réactionnaires que tire l’article sont
partagées par toutes les classes dirigeantes d'Europe qui participent à
l’occupation de l'Afghanistan par l'OTAN.
En essence, c’est un manifeste de guerre mêlé à un genre de chauvinisme
fataliste. Dépouillé de ses ambiguïtés cyniques, l’argument du Spiegel est
que la guerre en Afghanistan est essentielle aux intérêts capitalistes
allemands et qu’elle doit se poursuivre en violation de la volonté
populaire. Le principal obstacle auquel une telle politique est confrontée –
l’opposition populaire à la guerre émanant de l'expérience du nazisme et de
la deuxième Guerre mondiale – doit être surmonté. Selon les termes du
Spiegel, un tel sentiment a été « dépassé par la réalité. »
Conscient du fait que son point de vue est hautement impopulaire, le
Spiegel commence en faisant valoir différentes fausses excuses pour la
guerre en Afghanistan. Il décrit la guerre comme étant « parfaitement
justifiée, du moins au début. » Il écrit, « Les raisons économiques n’ont
joué aucun rôle à l’époque. L’enjeu de la guerre n’était pas les vastes
réserves de lithium dont disposerait le pays. Au lieu de cela, c’était une
guerre contre le terrorisme. »
Le Spiegel colporte de façon caractéristique de vieux mensonges auxquels
il ne croit plus lui-même.
En fait, il dit plus bas dans l'article que les affirmations selon
lesquelles l’occupation de l’Afghanistan fait partie d’une « guerre contre
le terrorisme » ont « commencé à s’effriter. » Il remarque que « Personne ne
sait si Oussama ben Laden peut encore être arrêté. » Et il écrit que même si
c’était le cas et si l’Afghanistan était vidé de ses partisans, « L’Islam
belliqueux est suffisamment mobile pour créer des bases ailleurs, dans des
endroits tels le Pakistan et le Yemen. »
Cela signifie que l’occupation de l’Afghanistan n’a rien fait pour
protéger le monde d’Al Quaïda. Et si c’est le cas, pourquoi alors colporter
des affirmations selon lesquelles l’invasion avait fait partie d’une
« guerre contre le terrorisme » ?
Le Spiegel mentionne le lithium pour présenter un faux argument –
personne n’affirme que l’enjeu de la guerre en Afghanistan concernait
seulement cet élément chimique. Le Spiegel évoque le lithium pour insinuer
que « des raisons économiques » et la poursuite de l’avantage stratégique en
Asie n’auraient joué aucun rôle dans la guerre.
C’est tout simplement absurde: la richesse minérale de l’Afghanistan, sa
capacité à accueillir des oléoducs et des gazoducs tout comme sa situation
stratégique pour y installer des bases militaires étaient parfaitement
connus aux Etats-Unis au moment où ceux-ci l’ont envahi.
Le Spiegel n’explique même pas pourquoi il mentionne le lithium, un
élément largement utilisé dans les batteries d’ordinateurs portables et
autre matériel électronique. Par contre, le lithium avait dernièrement été
cité dans un article du New York Times qui avait révélé que l’armée
américaine allait mettre aux enchères des richesses minérales afghanes d’une
valeur d’un billion de dollars en vue de sélectionner des firmes minières.
Les Etats-Unis affirment vouloir empêcher que ces ressources ne tombent
entre les mains de firmes chinoises, l’un des principaux fabricants de
produits électroniques.
Le Spiegel tente ensuite de lancer un appel humanitaire pour la guerre:
l’occupation de l’OTAN étant la seule voie pour que les travailleurs afghans
se rendent à leur travail en toute sécurité et les filles afghanes à leurs
écoles. En parlant de la zone occupée par les Allemands en Afghanistan, il
écrit : « A Kunduz, à Mazar-i-Sharif et ailleurs les gens peuvent vivre une
vie normale sans violence. Les gens vont à leur travail et les filles
peuvent fréquenter des écoles. Les informations sur des soldats tués
dissimulent le fait que cette vie ordinaire existe. Cette vie normale est,
elle aussi, un succès de la Bundeswehr [l’armée allemande] »
C’est là une tentative de fabriquer un mensonge plus à même de manipuler
les émotions. A Kunduz, les gens ne mènent pas « une vie normale sans
violence. » Après tout, comme le reconnaît le Spiegel juste quelques
paragraphes plus haut, le bombardement aérien du colonel Klein avait tué 142
habitants de cette même région.
L’affirmation que l’OTAN se bat pour l’éducation des filles est
contredite par n’importe quel rappel sérieux du bilan de l’OTAN en
Afghanistan – son soutien des moudjahedines traditionalistes antisoviétiques
durant les années 1980, des Taliban lorsque ceux-ci opéraient avec le
soutien des Etats-Unis et du Pakistan durant les années 1990 et, de nos
jours, de divers seigneurs de guerre dans l’Afghanistan occupé.
Le Spiegel passe ensuite aux sacrifices qu’il souhaite que la population
allemande fasse pour cette guerre. Les Allemands doivent s’habituer à mourir
pour leur pays, affirme-t-il en écrivant : « La mort d’une personne jeune
est toujours une catastrophe. La question est de savoir si l’Allemagne peut
attendre que certains de ses citoyens soient confrontés à une telle
catastrophe. La réponse est oui. »
Le Spiegel estime que les 43 soldats allemands tués jusque-là sont un
faible tribut en sang versé pour le genre de politique que Berlin doit
pratiquer : « C’est un nombre terriblement élevé mais aussi un nombre
étonnamment bas. Quelle nation a jamais été mêlée à une guerre pendant huit
ans sans avoir eu à pleurer la mort de milliers ou de centaines de milliers
de victimes ? Il paraît toujours cynique de traiter les morts comme des
statistiques, et pourtant on peut honnêtement dire que cette guerre n’a pas
provoqué un bilan terriblement élevé de pertes humaines. »
L’article pose le problème suivant: si l’Etat s’engage dans des massacres
à grande échelle, le sentiment populaire anti-guerre risque de rendre
impossible le développement d’un soutien majoritaire pour la politique de
l’Etat. Le Spiegel écrit que « la majorité des Allemands ne se passionnent
toujours pas pour la démocratie et pour la nation. » Mais une telle passion
« est nécessaire pour rendre la mort quelque peu supportable. Et lorsqu’une
jeune personne meurt, et spécialement dans ce cas, nous avons besoin d’un
objectif plus élevé pour nous réconforter. »
Le Spiegel en conclut que « le pacifisme a trahi la démocratie. »
Cette formule remarquable exige une explication. Jusque-là, jamais un
régime démocratique n’a été renversé par un coup mené par des pacifistes et
réprimant une exigence populaire pour la guerre. La formule affirme plutôt
qu’étant donné l'opposition de la population à la guerre que l’Etat est
résolu à mener, la prétention de maintenir le pouvoir démocratique est de
plus en plus difficile.
Le Spiegel n'écrit pas en toutes lettres la conclusion inéluctable de ses
arguments – à savoir que si la population a « trahi » l’Etat en s’opposant à
sa guerre, au diable la démocratie !
Le magazine avance plusieurs arguments appuyant cette position. D’abord,
il met en avant l’affirmation stupide que la démocratie signifie le
fonctionnement de l’appareil d’Etat ignorant l’opinion populaire.
Il écrit: « La guerre en Afghanistan manque soi-disant de légitimité
parce que les deux tiers des citoyens allemands y sont opposés. Mais c’est
là la plus grande erreur de ce débat. L’Allemagne a une démocratie
représentative dans laquelle les politiciens se présentent à des élections
tous les quatre ans. Durant ce temps, toutefois ils peuvent agir librement
dans le cadre de la constitution et des lois de l’Allemagne. »
Une telle formule témoigne de l’absence de conscience démocratique des
organes influents de la presse allemande et européenne. Cette opinion
transforme les élections en une sorte de loi de pleins pouvoirs – une
formalité juridique qui, une fois remplie, donne à l’Etat le droit de faire
comme bon lui semble.
Il est bien connu que les partis gouvernementaux traditionnels en
Allemagne, le parti conservateur au pouvoir, l’Union chrétienne-démocrate
(CDU) et les anciens partenaires de la coalition – le Parti social-démocrate
allemand (SPD) et les Verts (qui avaient commencé à faire participer
l’Allemagne à la guerre lorsque le chancelier Gerhard Schröder était au
pouvoir en 2001) – soutiennent la guerre malgré l’opposition de la
population. En l’absence d’un parti de masse de la classe ouvrière, la
classe dirigeante « a carte blanche » pour imposer sa politique belliqueuse
impopulaire, avec ou sans élections.
L’argument du Spiegel selon lequel l’opinion publique allemande doit
apprendre à revoir son attitude à l’égard des nazis, est encore plus
sinistre. Le magazine se lamente de ce que « quelqu'un qui dirait qu’il est
acceptable que des soldats allemands risquent leur vie pour la raison d'Etat
de la République fédérale, déclencherait un grand malaise. » Le magazine
souligne que ce sentiment « n’a rien à voir avec le passé de l’Allemagne.
Les nazis ont envoyé des millions d’Allemands à une mort qui par la suite
fut célébrée comme celle du martyre. »
Le magazine estime qu’un tel sentiment antimilitariste est dépassé : « La
phrase ‘plus jamais la guerre’ l’un des principes directeurs de l’Allemagne
moderne, est une conséquence évidente de l’histoire du pays. Mais cette
phrase a été rattrapée par la réalité, vu que l’Allemagne est mêlée à la
guerre depuis huit ans. »
La position du Spiegel est celle-ci : étant donné que la politique du
gouvernement requiert que de nombreux citoyens doivent tuer ou être tués,
l’opposition populaire contre une tuerie de masse doit être surmontée. Pour
le Spiegel, la nouvelle idée à propos du nazisme est : cessez d'y penser.
Brusquement, à la fin de l’article, apparaît une nouvelle et importante
justification de la guerre en Afghanistan. Le Spiegel écrit que, pour la
chancelière allemande Angela Merkel « la protection des citoyens… fait
partie de l’une de ses plus importantes tâches. » Il poursuit : « Mais il
[le politicien] doit également prendre en compte la situation mondiale, les
intérêts allemands et les rapports avec les alliés – principalement les
Etats-Unis en l’occurrence. Ce n’est qu’alors qu’il peut conclure que 43
militaires allemands tués sont le prix que la République fédérale doit
payer, mais peut-être même 100 ou 200. »
Le magazine n’explique pas ce qu’il entend par « intérêts allemands. »
Toutefois, il ne peut s’agir d’une coïncidence que le Spiegel promeuve le
militarisme au moment où la crise financière menace de saper les
exportations allemandes, la monnaie européenne, les relations
internationales en Europe et le gouvernement Merkel.
Comme la classe dirigeante allemande est confrontée à des problèmes pour
lesquels elle n’a pas de réelles solutions, c'est la force militaire qui
vient à l’esprit des médias et du personnel de l’Etat.
Dans l’un des quelques passages sincères de l’article, le Spiegel
explique qu’il veut que l’Allemagne contrôle l’Europe de l’Est, l’une des
principales sources de main d’œuvre bon marché pour l’industrie allemande.
Il écrit que la Bosnie et le Kosovo « font tous deux partie de l’Europe et
l’Europe ne doit pas admettre que la civilisation et la civilité s’effritent
tout le long de sa bordure périphérique. » Il ajoute, « C’est là que se
retrouvent les arguments moraux et géopolitiques. Et s’il ne peut en être
autrement, la Bundeswehr restera 100 ans de plus. »
Cette formule est la nouvelle maxime de l’impérialisme allemand: la
morale ajoutée à la géopolitique donne 100 ans d’occupation militaire.
Qu’une telle politique puisse être avancée par un organe de presse influent
65 ans à peine après l’occupation par les nazis d’une grande partie de
l’Europe, est une mise en accusation accablante de l’état politique et moral
dans lequel se trouve le capitalisme européen.
C’est là le langage d'une classe dirigeante qui a perdu la tête et qui
tente d’éradiquer le souvenir de ses crimes passés au moment où elle
s’apprête à en commettre de nouveaux.
Certaines questions doivent être posées si des responsables politiques
considèrent « la situation mondiale » et décident du nombre « d’Allemands
morts » que le pays doit sacrifier. Combien d’Allemands morts (et de morts
afghans, serbes, albanais, américains, canadiens, français et britanniques)
les politiciens estiment-ils, vaut l’occupation de l’Afghanistan et du
Kosovo ? Quel prix seraient-ils prêts à payer pour le gazoduc North Stream
ou même pour l’Alliance atlantique ?
La classe ouvrière, à qui l’on dit de faire le sacrifice de sa vie pour
une guerre à laquelle elle est largement opposée, a le droit de savoir.
(Article original paru le 14 juillet 2010)
Voir aussi :
La
déclaration du gouvernement allemand sur la mission de la Bundeswehr en
Afghanistan
Les mensonges de la chancelière
(27 avril 2010)