C'est
avec le sentiment d'une grande perte que nous informons de la mort
prématurée de la camarade Piyaseeli Wijegunasingha qui était
membre du Socialist Equality Party (SEP), la section sri-lankaise du
Comité international de la Quatrième
Internationale (CIQI). Piyaseeli fut trotskyste durant toute sa vie
adulte, elle était une scientifique marxiste et une combattante
pour les intérêts de la classe ouvrière internationale.
Piyaseeli
est morte le jeudi 2 septembre au matin à la suite d'une
défaillance de ses organes vitaux après une intervention
chirurgicale pour un cancer du sein. Elle avait suivi pendant
plusieurs années un traitement pour ce cancer et dans l'intervalle
elle avait souffert de plusieurs autres maladies. Elle n'avait que
67 ans.
Piyaseeli
était la femme et la compagne de Wije
Dias, le secrétaire général du SEP. Elle laisse derrière elle un
fils de 42 ans, Keerthi Ranaba Wijegunasinghe, une belle-fille,
Anjana, et une petite-fille de sept mois, Janarthi.
Tous ceux qui
connaissaient Piyaseeli, qu'ils soient membres du parti, collègues
de travail ou étudiants de l'université de Colombo, qu'ils
fassent partie de ses amis ou de sa famille, appréciaient son
caractère chaleureux, sa culture et sa dignité. Elle s'est
montrée exigeante vis-à-vis de toute une génération d'étudiants
qu'elle a éduquée dans l'étude de la littérature, qui était
sa passion intellectuelle. Même ses ennemis politiques et
universitaires la traitaient avec respect.
Pour
les camarades du parti, Piyaseeli était une hôtesse généreuse ;
pour eux sa maison était toujours grande ouverte. Elle était
généralement réservée, mais elle
pouvait à l'occasion être encouragée à jouer dans des pièces de
théâtre et à chanter de sa belle voix. Outre son amour pour la
littérature, elle était amatrice de beaucoup de sortes de musique,
dont Beethoven.
Piyaseeli est née le 20
février 1943 dans le village de Hapagula près de Galle, dans le
Sud du Sri Lanka. Elle fréquenta l'école du village de Mahamodera
avant d'entrer au collège de filles de Southland à Galle qui, se
rappelait-elle toujours, fit une très forte impression sur elle.
Là, on l'introduisit à la littérature anglaise et c'est là
qu'elle prouva d'abord ses capacités intellectuelles et
rhétoriques, en tant que dirigeante du cercle de débats de
l'école.
Mais la
vie de Piyaseeli fut surtout marquée par le trotskisme. Elle entra
dans la politique en tant que jeune étudiante à l'université de
Peradeniya et devint en 1965 une des dirigeantes des protestations
étudiantes contre le manque de logements adéquats. La police
réprima les manifestations à coup de matraque
et de gaz lacrymogène. Piyaseeli fut suspendue de l'université
pour trois mois, avec d'autres étudiants, parmi lesquels se
trouvait aussi le président du syndicat étudiant, Wije Dias, qui
devint à l'époque son compagnon.
Wije
Dias faisait partie d'un groupe de jeunes gens radicalisés
politiquement et cherchant à comprendre la trahison historique du
trotskisme par le LSSP (Lanka Sama Samaja Party) en 1964. Celui-ci
était entré dans le gouvernement bourgeois de Madame Sirima
Bandaranaike. Cet abandon fondamental des principes de
l'internationalisme socialiste était le produit d'une tendance
opportuniste internationale, conduite par Michel Pablo et Ernest
Mandel, et qui avait sanctionné des années de désertion politique
de la part du LSSP.
Le CIQI
avait été fondé en 1953 afin de s'opposer à l'opportunisme
pabliste. Tirant les leçons des luttes menées par le CIQI, la
Revolutionary Communist League (RCL) fut fondée en 1968 en tant que
sa section sri-lankaise, sous la direction de Keerthi Balasuriya.
Wije était un des membres fondateurs de
la section et Piyaseeli devait adhérer peu après.
En 1967, Piyaseeli avait
épousé Wije et la même année elle était devenue
maître-assistante à l'université de Colombo. Wije prit un poste
similaire l'année suivante lorsque leur fils Keerthi est né. En
1969, Piyaseeli et Wije partirent pour l'Angleterre afin de
poursuivre leurs études. Piyaseeli obtint un diplôme de
littérature anglaise à l'université de Leeds.
En Angleterre, Piyaseeli
était membre de la section anglaise du CIQI, la Socialist Labour
League (SLL), qui avait joué le rôle principal dans la lutte
contre la réunification sans principe du SWP américain (Socialist
Workers Party) avec le camp pabliste en 1961-1963. Plus tard, elle
devait se souvenir que sa participation aux campagnes et aux camps
éducatifs de la SLL avait renforcé ses conceptions
internationalistes.
Wije et Piyaseeli
retournèrent au Sri Lanka en 1972 après les turbulences politiques
qui avaient suivi l'installation du second gouvernement de coalition
Bandaranaike qui avait déployé l'armée en 1971 pour écraser un
soulèvement armé de la jeunesse rurale cingalaise dirigé par le
JVP (Janatha Vimukthi Peramuna). On estime que les forces de
sécurité tuèrent alors 15.000 jeunes.
La RCL
défendit le JVP contre la répression d'Etat, malgré ses
différences fondamentales avec la politique de nationalisme
cingalais et de guérilla du JVP. En conséquence, les journaux de
la RCL furent interdits ; deux de ses membres furent tués
alors qu'ils se trouvaient en garde à vue.
La RCL continua cependant sa campagne contre l'extension de la
chasse aux sorcières menée par le gouvernement.
En
1973, Piyaseeli joua un rôle prédominant dans la défense par le
parti d'artistes connus qui se montraient critiques vis-à-vis de la
coalition gouvernementale et dont les oeuvres avaient été
interdites ; parmi elles The Dead
Rise Again, de Damma Jagoda, Puslodan
de Simon Navagaththegama et Wessanthara
de Saman Susiri. La position de principe prise par le parti lui valu
un grand respect, entre autres de la part des artistes eux-mêmes.
Piyaseeli
écrivait sous le nom de plume de Manel Hapugala pour le journal du
parti dans le domaine de l'art et de la littérature, auquel
s'intéressait aussi le secrétaire général de la RCL, Balasuriya.
Elle participait et jouait aussi dans des
pièces montées par la RCL sur des questions politiques, parmi
lesquelles une pièce qui montrait le rôle du stalinisme et
examinait les infâmes procès de Moscou.
Dans
son travail en tant que professeur d'université, Piyaseeli
développa une approche marxiste, c'est-à-dire matérialiste de la
littérature et de la critique littéraire. Son premier livre, Une
étude matérialiste de la littérature,
publiée en 1982, se penchait sur
l'idéalisme philosophique et les conceptions religieuses qui
dominaient la critique littéraire au Sri Lanka. « De nombreux
critiques bourgeois au Sri Lanka ont basé leurs méthodes de
critique sur des concepts idéalistes développés par l'école
Rasavada [en Inde]. Le présent travail comprend une critique de
nombreuses conceptions courantes du point de vue de la conception
matérialiste dialectique », écrivait-elle dans la préface de ce
livre.
Ediriweera
Sarachchandra, une autorité littéraire de premier plan dont le
travail avait été critiqué dans ce livre avait déclaré que
Piyaseeli ne connaissait rien de la philosophie. Elle répondit par
un second livre, Une étude marxiste de
la critique littéraire sri-lankaise moderne,
démasquant plus encore la pauvreté de la méthode philosophique de
Sarachchandra et développant une critique du travail de deux autres
écrivains sri-lankais connus, Martin Wickramasinghe et Gunadasa
Amarasekara.
Les
conséquences terribles de la trahison du LSSP en 1964 et de son
adaptation au chauvinisme cingalais devinrent visibles à la suite
de la défaite du gouvernement Bandaranaike en 1977. Le gouvernement
droitier de l'UNP (United National Party) dirigé par J.R.
Jayawardene se tourna vers les restructurations pro-marché et une
ouverture de l'île à l'investissement
étranger. En réponse à l'opposition grandissante à cette
politique, Jayawardene attisa le chauvinisme anti-tamoul afin de
diviser la classe ouvrière, pour finalement s'engager en 1983
dans la longue et acerbe guerre civile contre les LTTE (Tigres de
libération de l'Eelam Tamoul).
Ces
années furent particulièrement difficiles pour la RCL. En
Grande-Bretagne, le successeur de la SLL, le WRP, qui avait été
constitué en 1973, avait lui-même commencé à battre en retraite
politiquement, s'adaptant précisément à la politique contre
laquelle il s'était battu avec tant d'énergie au début des années
1960. Du fait de son autorité politique dans le mouvement
international, cela eut un impact destructeur sur toutes les
sections du CIQI, y compris sur la RCL. Mais en 1982, la Workers
League des Etats-Unis commença une lutte politique contre
l'opportunisme de la direction du WRP, qui culmina dans la scission
de 1985-86. Dans la scission avec le WRP, Piyaseeli resta fermement
avec la RCL et le CIQI et, à la suite de la scission, elle
contribua à la renaissance du marxisme dans le mouvement trotskyste
international.
De façon tragique,
Keerthi Balasuriya mourut subitement d'une crise cardiaque en
décembre 1987, à l'âge de 39 ans. Dans ces circonstances
difficiles, Wije Dias prit la responsabilité de diriger la RCL en
devenant son nouveau secrétaire général. Bien qu'engagée dans
son propre travail, Piyaseeli fut une source constante de soutien.
La
guerre civile sri-lankaise s'intensifiant Jayawardene fut forcé en
1987 d'accepter un accord de paix, connu sous le nom
d'entente indo-lankaise et qui fut négocié
par le gouvernement indien. Le JVP réagit à cet accord par une
virulente campagne communaliste, dénonçant l'entente
comme une trahison de la nation. Des bandits armés du JVP
assassinèrent des centaines d'adversaires politiques, de
syndicalistes et d'ouvriers, parmi lesquels trois membres de la RCL
qui avaient refusé de soutenir sa campagne chauvine. Face à la
terreur incessante du JVP et celle de l'Etat, Wije Dias et d'autres
membres dirigeants de la RCL allèrent dans la clandestinité et
Piyaseeli les y rejoignit.
Dans
les années 1990, Piyaseeli a mené une importante polémique contre
le professeur Sucharitha Gamlath, qui
avait été membre de la RCL et avait écrit sur la critique
littéraire. Gamlath avait quitté le parti indiquant qu'il
soutenait la déformation de la philosophie marxiste proposée par
le leader du WRP, Gerry Healy. Il se mit à attaquer les livres
précédents de Piyaseeli, ce à quoi elle répondit par un
troisième livre, Une réponse à
Sucharitha Gamlath: principes marxistes sur la critique d'art,publié en 1995.
Dans son quatrième livre,Le dieu des petites choses: un examen
et une réponse, Piyaseeli défendit
une nouvelle fois les principes du marxisme. Sucharitha Gamlath
avait objecté à son examen du roman « The god of small
things » (Le dieu des petites choses) de l'auteur indien
Arundhathi Roy, disant qu'elle n'était pas critique. Dans sa longue
réponse, Piyaseeli a montré la relation existant entre la
politique opportuniste de Gamlath et son approche superficielle de
la critique littéraire. Il avait donné trop d'importance aux
limitations politiques de Roy sans considérer suffisamment ses vues
importantes sur la société indienne.
Les travaux de Piyaseeli
ont eu une influence considérable. Elle a contribué de façon
importante à la fondation d'un cours de critique littéraire
marxiste à l'université de Colombo et a été promue à la
position de professeur et de chef du Département de littérature
cingalaise en 1997. Poste qu'elle occupa jusqu'à sa retraite en
2009.
En même
temps, Piyaseeli a traduit en cingalais un certain nombre de textes
fondamentaux du mouvement trotskyste dont
une partie du livre de Léon Trotsky, En
défense du marxisme ;
L'Héritage que nous défendons
et Gerry Healy et sa place dans
l'Histoire de la Quatrième Internationale,
tous deux de David North; Le
bolchevisme post-soviétique et les artistes d'avant-garde
et La composante esthétique du
socialisme, de David Walsh. Piyaseeli
a aussi contribué au site du World
Socialist Web Site avec ses propres
articles, se concentrant en particulier sur les films venus du
sous-continent indien.
Il y a
un peu plus d'un mois, Piyaseeli avait été interviewée sur sa
carrière par le journal hebdomadaire Ravaya. L'intervieweur lui
a demandé de revenir sur « l'âge d'or »
de la critique littéraire au Sri Lanka, incarné par elle-même,
Keerthi Balasuriya et le professeur
Sucharitha : « Votre lutte
idéologique a produit un grand réveil. Que dites-vous, quand vous
revenez en arrière et pensez à cette époque ? »
Piyaseeli
a répondu avec la modestie et l'objectivité qui la
caractérisaient : « Je ne
pense pas qu'on doive ou puisse parler d'une ère d'or de la
critique d'art dans ce pays. La critique d'art marxiste se développe
sur le plan international. Durant la période récente, il y a eu un
progrès sans précédent dans le domaine de la critique d'art,
[plus encore] que dans la période que vous appelez la période d'or
de la critique d'art marxiste. Aujourd'hui, le véhicule de la
critique d'art marxiste est leWorld Socialist Web Site. »
Cette
réponse de Piyaseeli était pénétrée des conceptions
internationalistes qui avaient guidé
toute sa vie adulte. Elle reflétait aussi son optimisme quant
à l'avenir, l'idée que la critique d'art est
une partie importante du travail du mouvement trotskyste
international pour guider la classe ouvrière dans sa lutte pour
façonner un monde juste et humain, basé sur des principes
socialistes.
Le SEP salue la mémoire
de Piyaseeli Wijegunasingha.