La vague
continue des soulèvements populaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord a
alarmé le Kremlin qui craint l’impact déstabilisateur de ces événements
sur les intérêts nationaux russes dans la région, sur l’économie mondiale
et sur la conscience de masse partout dans l’ancienne sphère soviétique.
Au cours de ces dernières semaines, Moscou s’est opposé au
renversement du dictateur égyptien Hosni Moubarak, a mis en garde contre le
recours à la force militaire contre Mouammar Kadhafi de Libye et a cherché à
nier qu’un mouvement d’opposition pourrait avoir lieu en Russie. La
réponse du Kremlin est motivée par sa conscience de se trouver à califourchon
sur une société rongée par des tensions sociales et de classe.
Confrontée à un effondrement imminent du régime de Kadhafi, la Russie cherche
actuellement un moyen de contenir la situation sans approuver
l’intervention soutenue par l’OTAN en Libye qu’elle considère
comme une menace de ses intérêts.
Mercredi, devant la presse, une source du Kremlin a décrit Kadhafi comme
« un cadavre vivant de la politique qui n’a plus sa place dans le
monde civilisé moderne », demandant sa démission. Ces remarques
officieuses faisant suite à des commentaires la semaine dernière par le premier
ministre Vladimir Poutine et qui mettaient en garde contre une intervention
militaire étrangère en Libye. Cette position a été réitérée dans un communiqué
de l’ambassadeur russe à l’OTAN, Dmitri Rogozin, qui s’est
exprimé contre l’établissement d’une zone d’exclusion
aérienne au-dessus du pays.
« Une interdiction de vol pour l’aviation militaire ou civile
au-dessus de son propre territoire est une ingérence grave dans les affaires
intérieures d’un autre pays, » a-t-il dit.
La Russie, qui détient 4 mille milliards de dollars de contrats
d’armement avec la Libye, avait initialement proposé des sanctions contre
le régime Kadhafi, pour ne faire marche arrière que le 1er mars. En
plus de la perte potentielle de parts dans les entreprises pétrolières libyennes
et de contrats de ventes d’avions s’élevant à 1,8 mille milliards
de dollars, Moscou pourrait voir cesser des ventes d’armement hautement
lucratives avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement, notamment d’un
gouvernement se trouvant sous le contrôle de Washington et de Bruxelles.
Au sein de sections de l’élite dirigeante russe, il existe une réelle sympathie
à l’égard de Kadhafi assiégé et de ses méthodes de répression. Ceci a
trouvé une expression dans des commentaires faits récemment au journal russe Nezavisimaia
Gazeta par Goris Lakimenko, un responsable influent du groupe de la
jeunesse pro-Kremlin, Nashi. « Le
dirigeant de la Libye, le colonel Mouammar Kadhafi, a montré au monde comment traiter
des provocateurs qui tentent des faire des coups d’Etat, de déstabiliser et
de fomenter la guerre civile. Il a commencé à les détruire, » a-t-il dit.
Mais, compte tenu de l’isolement croissant du régime Kadhafi et de la
crainte de Moscou qu’un soutien du dictateur signifierait qu’ils
seraient écartés du partage post-Kadhafi de l’influence en Libye, la ligne
du Kremlin est à présent une critique ouverte du dictateur. S’exprimant
en début de semaine, le président Dmitri Medvedev a condamné « le recours
à la force contre les civils » par le gouvernement libyen.
L’élite dirigeante de la Russie considère pour diverses raisons avec
inquiétude les soulèvements au Moyen Orient et en Afrique du Nord. S’exprimant
jeudi à Bruxelles, le premier ministre Vladimir Poutine a averti de ce que l’envolée
des prix du pétrole « représent[ait] une
menace pour la croissance économique dans le monde. » En faisant cette
remarque, il a impliqué que les dangers que cela signifiait pour la Russie
– dont la « reprise » après la crise financière de 2008 est
extrêmement précaire – dépassaient de loin les profits que le pays pourrait
faire à travers des gains supérieurs grâce à son principal marché
d’exportation.
Un problème particulier en Russie est l’impact de la hausse du coût du
pétrole sur les prix des produits de base qui ont augmenté à pas de géant au
cours de l’année passée et ont attisé le mécontentement populaire. Dans
des remarques affichées le 25 février sur le site Internet d’information
du Kremlin en langue anglaise, Russia Today, Nikolai Svandize, un commentateur
politique influent qui a d’étroits liens avec le gouvernement a
dit :
« [Un]monde arabe déstabilisé rendra la Russie aussi fébrile
que l’UE. L’Europe ne devrait pas penser que nous allons profiter
de la flambée des prix du pétrole déclenchée par des troubles grandissants.
Après tout, les prix de l’énergie devraient rester dans certaines limites
et s’ils devaient dépasser une limite donnée, ceci nuirait aussi à
l’économie de la Russie. Un tel cadeau financier est, bien sûr,
incroyablement agréable et bien que nous ayons là « un cadeau du
ciel », Poutine ne sait que trop bien à quel point les choses risquent de
mal se terminer. »
Mêlées aux inquiétudes économiques, il y a les craintes de l’élite
dirigeante russe que les soulèvements populaires au Moyen Orient et en Afrique
du Nord trouveront une résonance auprès des masses laborieuses de la Russie et
de l’ancienne Union soviétique. Celles-ci sont confrontées à des
conditions de vie – chômage, pauvreté, manque d’opportunités pour
les jeunes, hausse des prix, répression et gouvernements imperméables –
qui sont fondamentalement identiques à celles des masses arabes.
Dans une déclaration faite la semaine passée au Wall Street Journal,
Sergei Markov, un législateur du parti gouvernemental Russie unie, a remarqué,
« Nous en Russie avons vu des révolutions, et elles débutent souvent comme
celle de Février [qui a entraîné la chute du régime tsariste] et finissent
comme celle d’Octobre [qui a porté au pouvoir les Bolcheviques]. »
Selon le Service fédéral de statistiques, les salaires réels ont chuté en
Russie de 23,8 pour cent rien que depuis décembre 2010. Ce processus a été en
grande partie provoqué par l’augmentation du prix de la nourriture, des
services énergétiques et autres produits de première nécessité. Un récent
article de l’AFP a saisi l’essentiel de la situation dans le pays
en qualifiant de « nouveaux produits de luxe » les choux et les
pommes de terre, produits de base de la nourriture russe. En janvier, le taux
de chômage officiel en Russie a atteint une hausse record depuis huit mois, en
grimpant d’un mois à l’autre de 7,2 pour cent à 7,6 pour cent. Dans
le Nord Caucase, la région agitée et majoritairement musulmane du Sud-Ouest de
la Russie, le chiffre se situe à 48,8 pour cent.
Le système politique et économique en Russie est caractérisé par de hauts
niveaux de corruption et de népotisme. Un article, par exemple, paru dans Nezavisimaia
Gazeta et daté du 22
février montre que des listes de candidats soumises pour les prochaines
élections à la Douma [la Chambre basse du parlement russe] sont dominées par
les « enfants, épouses, amis et promoteurs » des actuels représentants
du gouvernement. Dans un papier publié deux jours plus tard, le journal The
Moscow News a souligné que depuis septembre 2008, 500.000 personnes se sont
présentées aux bureaux locaux de Russie unie, le parti au pouvoir, mis en place
pour s’occuper des griefs des citoyens relatifs au manque de
disponibilité et au traitement peu réactif, inefficace et indifférent d’une
myriade de programmes gouvernementaux.
Selon un sondage réalisé en février par la Fondation de l’Opinion
publique (POF), 49 pour cent de la population russe est « mécontente et
prête à participer à des protestations. » Ceci représente une augmentation
de 17 pour cent par rapport à décembre. La POF rapporte également que le nombre
de gens qui ont vu leurs économies diminuer a augmenté et leurs perspectives
financières futures empirer. Selon le VTsIOM, le Centre d’étude de
l’opinion publique de Russie, 80 pour cent des Russes considèrent que
l’inflation est élevée et signale que le premier facteur influençant la
situation est le coût en hausse de l’énergie.
Au cours de ces deux dernières années, les protestations des travailleurs
ont éclaté dans les villes industrielles touchées par des fermetures
d’usines et des mineurs se sont livrés à des batailles rangées avec les
forces de sécurité lors de manifestations concernant des accidents mortels dans
les mines. Un mécontentement largement répandu demeure après que des feux de
forêts évitables ont laissé l’été dernier les habitants de la capitale
russe étouffer des semaines durant dans la fumée et que des tempêtes hivernales
ont mis hors d’état de fonctionner l’infrastructure délabrée de
Moscou
Le Kremlin a cherché à faire dérailler le développement d’une
opposition de masse en promouvant le nationalisme et un sentiment anti-immigré
ciblant les minorités ethniques, notamment les immigrés musulmans venus
d’Asie centrale et du Nord Caucase. A la fin de l’année dernière,
des forces de droite, encouragées par ce climat, ont fomenté des émeutes
ethniques à Moscou et à St Petersbourg. Bien que réprimé par le gouvernement
(après la mort seulement de nombreuses personnes d’apparence non slave),
le premier ministre Poutine s’est ouvertement solidarisé avec des forces
politiques de l’extrême droite en se rendant sur la tombe d’un Russe
ethnique prétendument tué par des hommes du Caucase.
Le fait que la révolution en Egypte et les protestations dans d’autres
pays n’ont pas été menées par des fondamentalistes islamiques, va à
l’encontre de l’effort continuel entrepris par le gouvernement
russe pour diviser les populations de la région suivant des lignes ethniques en
promouvant un sentiment anti-islamique en Russie. Ceci a fait éclater
l’un des moyens qui ont été utilisés pour étouffer les tensions de classe
depuis la chute de l’Union soviétique.
Medvedev qui a insisté pour dire qu’il n’y a aucune possibilité
d’un soulèvement de masse en Russie, a mis en garde la semaine passée de
ce que le gouvernement ne tolérerait aucun trouble social. Attribuant, par
avance, de futures protestations à l’œuvre d’étrangers
« qui ont planifié un tel scénario et qui essaieront maintenant avec
acharnement de le réaliser, » le président russe a promis que « ce
scénario ne marchera pas. » « Nous sommes obligés d’imposer
l’ordre et nous imposeront l’ordre, » a-t-il dit.
Sergueï Abeltsev, député du Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR) ultra
droit, a dit à des collègues législateurs la semaine passée, « Evidemment,
cette infection se répandra à l’Asie centrale au printemps et atteindra
la Russie en été. » Albetsev a dit que le gouvernement recourrait à la
force militaire, en cas de besoin.