De nombreuses questions politiques importantes
sont soulevées par le mouvement Occupons Wall Street (OWS) qui se
développe. L'ampleur internationale du mouvement, sa dénonciation des
opérations du capital financier et son insistance sur le besoin d'une véritable
égalité sociale résonnent dans de larges couches de travailleurs de tous les
pays.
Ces manifestations annoncent un grand
mouvement politique de la classe ouvrière. Il est significatif que ce mouvement
ne se soit pas développé autour de revendications syndicales, mais sur des
questions politiques tournant autour du besoin d'une réorganisation
fondamentale de l'économie et de la société dans son ensemble.
Il y a un élan fondamentalement
anticapitaliste dans ces manifestations. Il reflète l'émergence de la
compréhension que les principaux problèmes auxquels sont confrontés de grandes
masses de gens - les « 99 pour cent » - ne peuvent se résoudre par quelques
réformes éparses.
Une autre caractéristique significative de ce
mouvement, aux États-Unis du moins, est qu'il s'est développé largement en
dehors du contrôle des divers groupes pseudo-gauche, qui ont tous passé les
trente dernières années à faire la promotion de diverses sortes de politiques
orientées sur des questions sexuelles et identitaires, faisant une croix sur le
rôle révolutionnaire de la classe ouvrière. Craignant ce que signifie
l'émergence de ce mouvement, et l'accent qu'il met sur la question de classe de
l'égalité sociale et sa coloration anticapitaliste, ces forces cherchent
maintenant à en reprendre le contrôle.
C'est le but d'un article récent intitulé «
Zone autonome sur Wall Street ? » écrit par Doug Singsen et affiché le 11
octobre sur le site Socialist Worker, appartenant à l'International
Socialist Organisation aux États-Unis. Ayant rejeté il y a longtemps le
rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et la lutte pour le développement de
son indépendance politique, l'ISO joue un rôle essentiel comme soutien de «
gauche » du Parti démocrate.
Prétendant établir les bases de la
construction d'un parti révolutionnaire aux États-Unis, l'article ne parvient
même pas à mentionner la question politique centrale à laquelle est confronté le
mouvement socialiste dans le pays depuis plus d'un siècle, à savoir l'attitude
envers le Parti démocrate.
La rupture avec le Parti démocrate est le
point de départ du développement d'un mouvement politique indépendant de la
classe ouvrière. Sans une telle orientation, les dénonciations du capitalisme
et l'insistance sur le besoin d'une perspective révolutionnaire ne sont le plus
souvent que de l'agitation vaine visant à détourner les étudiants et les jeunes
d'une lutte dans la classe ouvrière et à les ramener sous l'aile du Parti
démocrate.
La cible avouée de l'article de Singsen est un
groupe qu'il appelle les « préfigurationnistes, » qui affirment qu'un
mouvement révolutionnaire devrait en quelque sorte « préfigurer » une société
post-capitaliste et créer dans le présent un modèle pour l'avenir. Mais au lieu
de se pencher sur cette tendance du point de vue marxiste, qui a analysé, il y
a déjà longtemps ce genre de perspectives du socialisme utopique, Singsen les
attaque par la droite. De toute façon, ceux-ci ne sont pas sa véritable cible.
Singsen se sert de ces tendances pour diriger son tir contre le développement
d'une perspective révolutionnaire.
Singsen insiste sur le fait que le mouvement
ne pourrait aller de l'avant que s'il commence à présenter une série de
réformes qui répondraient aux inquiétudes immédiates de larges couches de la
population et les attirerait vers la lutte révolutionnaire.
Le mouvement socialiste révolutionnaire a
toujours mis en avant la revendication de réformes, mais il se bat pour ces
revendications du point de vue de la lutte, par la classe ouvrière, pour
prendre le pouvoir politique en lien avec des revendications explicitement
socialistes.
Ce n'est pas la perspective de Singsen. Il
n'explique nulle part que même les demandes de réformes les plus limitées -
comme des taxes supplémentaires sur Wall Street et l'élite patronale -
exigeraient une lutte politique de grande ampleur contre le Parti démocrate et
la bureaucratie syndicale.
Prenons la demande d'un salaire minimum de
subsistance, par exemple, - ce qui n'a rien d'une demande révolutionnaire
socialiste. L'application d'une mesure aussi nécessaire impliquerait un conflit
ouvert avec toute la bureaucratie syndicale, qui est le principal moyen par
lequel le gouvernement Obama applique un régime de bas salaires pour rendre le
capitalisme américain « compétitif internationalement, » ce que la situation
dans l'industrie automobile révèle bien.
Dans les mains de Singsen, la demande de
réformes ne vise pas à élever la conscience des participants au mouvement OWS
en leur montrant la nécessité d'une orientation vers la classe ouvrière et la
lutte pour le pouvoir politique, mais à renforcer les illusions sur la capacité
du mouvement à juguler certains des pires excès des banques et du capital
financier s'il parvient à exercer une pression assez forte.
Il n'indique nulle part que toute
réglementation significative de l'oligarchie patronale et financière est une
impossibilité complète dans le cadre du capitalisme contemporain. Il n'explique
pas non plus que dans le contexte de la pire crise de l'économie capitaliste
mondiale depuis la Grande dépression des années 1930, toute proposition de
réformes sociales réellement progressistes entraîne inexorablement la question
de la lutte pour le pouvoir politique.
Le programme de la bourgeoisie dans chaque
pays est de détruire tous les gains sociaux faits par la classe ouvrière au
cours des 100 dernières années afin de répondre aux exigences de vampires des
banques et du capital financier qui veulent des ressources sans cesses plus
importantes pour alimenter leurs activités spéculatives, parasitaires et
quasi-criminelles sur les marchés financiers.
Singsen n'est que le dernier d'une longue
lignée d'opportunistes qui cherchent à séparer les demandes dites immédiates de
la lutte pour le pouvoir politique en prétendant qu'il faudrait en quelque
sorte mener les travailleurs à travers une série d'étapes avant qu'ils ne
parviennent à comprendre le besoin d'une changement fondamental dans l'ordre social.
Mais le mouvement OWS et le soutien très large
qu'il a obtenu ont révélé que des millions de gens commencent à être conscients
que les problèmes sociaux, économiques et politiques grandissants auxquels ils
sont confrontés exigent un changement fondamental de la société dans son
ensemble et cherchent les moyens de réaliser cet objectif.
La tâche est de rendre clair le fait qu'on ne
peut atteindre ces aspirations par des réformes à la petite semaine et que les
tentatives politiques, pour l'instant encore hésitantes, des masses telles
qu'elles se reflètent dans le mouvement OWS ne peuvent se développer que dans
la mesure où elles sont transformées en une lutte politique consciente pour
briser l'emprise de l'oligarchie financière sur les leviers du pouvoir
politique.
Le marxisme a traité, il y a longtemps, la
question des relations entre la réforme et la révolution, expliquant qu'au lieu
de voir l'accumulation des réformes entraîner une révolution, c'est en fait
l'inverse qui se produit. Toutes les réformes sérieuses sont toujours le
résultat de luttes massives de la classe ouvrière qui mettent en péril
l'existence même de l'ordre capitaliste. Et le marxisme a révélé la relation
entre les demandes immédiates et la révolution socialiste.
Dans le programme fondateur de la Quatrième
Internationale, Leon Trotsky expliquait qu'il « faut aider les masses, dans le
processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs
revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit
consister en un système de revendications transitoires, partant des
conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la
classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion :
la conquête du pouvoir par le prolétariat. »
Singsen veut construire un pont dans l'autre
sens : loin de la conquête du pouvoir politique et de retour dans les confins
du Parti démocrate et des syndicats.
Sa véritable cible, ce ne sont pas les
utopistes « préfigurationnistes, » mais ceux qui présentent une perspective
révolutionnaire et luttent pour transformer les sentiments instinctivement
anticapitalistes des participants au mouvement OWS et des centaines de millions
de par le monde qui les soutiennent en une lutte politique consciente visant à
la prise du pouvoir par la classe ouvrière et à l'établissement du socialisme
international.
L'hostilité de classe organique de Singsen
envers une telle perspective et celle de l'entière fraternité pseudo-gauche
dont l'ISO et ses partenaires internationaux font partie intégrante est résumée
à la fin de l'article : « Finalement, il est important d'être réaliste au sujet
des chances de changement aux États-Unis aujourd'hui. Toute personne qui pense
qu'une telle transformation fondamentale est possible aux États-Unis dans un
avenir immédiat, exagère le nombre, certes croissant mais toujours très petit,
de gens engagés dans ce genre de changement et sous-estime aussi la force des
puissances politiques, militaires, sociales et économiques rassemblées contre
notre lutte. »
Cela rend clair le contenu essentiel de
l'argument de Singsen. Puisque nous ne sommes pas dans une situation
révolutionnaire aujourd'hui aux États-Unis, il n'est pas permis de lutter pour
faire tomber le pouvoir des patrons par une lutte politique contre ses
principaux défenseurs et soutiens, y compris le Parti démocrate et les
syndicats. La chute du capitalisme peut être soulevée comme une perspective
future, un but auquel le mouvement peut aspirer. Mais elle ne doit pas devenir
le fondement d'une lutte politique menée dans les conditions présentes parce
que ces conditions ne sont pas révolutionnaires.
Il est par conséquent nécessaire de présenter
une liste « réaliste » de revendications et de perspectives. L'objectif d'une
telle position est clair. Il y a plus de 100 ans de cela, Lénine polémiquait
contre le courant économiste en Russie, lequel voulait confiner la classe
ouvrière dans des demandes dites immédiates plutôt que de se tourner vers la
déposition de l'autocratie tsariste. Comme l'a expliqué Lénine, être « réaliste
» d'après ces gens, signifie lutter pour ce qui est possible étant donné les
circonstances, et ce qui est possible en fin de compte ce n'est que l'état
présent des choses.
Dans le cas de la situation actuelle aux
États-Unis, le « réalisme » de l'ISO signifie travailler au sein des syndicats
et des abords du Parti démocrate, contre le Tea Party et le Parti républicain
en général, et s'embarquer dans la campagne d'Obama pour 2012, présenté comme
un « moindre mal » comparé à une victoire républicaine.
L'insistance de Singsen sur le « réalisme »
vise à obscurcir les processus économiques et sociaux sous-jacents qui ont créé
les conditions objectives nécessaires à l'émergence d'une situation
révolutionnaire.
Rappelons l'analyse de Trotsky sur le
développement d'une situation révolutionnaire :
« La première et la plus importante prémisse
d'une situation révolutionnaire, c'est l'exacerbation intolérable des
contradictions entre les forces productives et les formes de la propriété. La
nation cesse d'aller de l'avant. L'arrêt dans le développement de la puissance
économique et, encore plus, sa régression signifient que le système capitaliste
de production s'est définitivement épuisé et doit céder la place au système
socialiste.
« La crise actuelle, qui embrasse tous les
pays et rejette l'économie des dizaines d'années en arrière, a définitivement
poussé le système bourgeois jusqu'à l'absurde. Si à l'aurore du capitalisme des
ouvriers affamés et ignorants ont brisé les machines, maintenant ceux qui
détruisent les machines et les usines ce sont les capitalistes eux-mêmes. Avec
le maintien ultérieur de la propriété privée des moyens de production,
l'humanité est menacée de barbarie et de dégénérescence.
« La base de la société, c'est son économie.
Cette base est mûre pour le socialisme dans un double sens : la technique
moderne a atteint un tel degré qu'elle pourrait assurer un bien-être élevé au
peuple et à toute l'humanité ; mais la propriété capitaliste, qui se survit, voue
les peuples à une pauvreté et à des souffrances toujours plus grandes. »
Ces lignes ont été écrites il y a près de 80
ans, mais on pourrait difficilement trouver une description plus juste de la
situation objective actuelle aux États-Unis et partout ailleurs.
Bien sûr, les conditions objectives ne
déterminent pas à elles seules la transition vers le socialisme. Une révolution
a lieu par l'activité consciente des hommes et des femmes qui entrent dans la
lutte politique. C'est-à-dire qu'une situation révolutionnaire surgit des
actions réciproques de facteurs objectifs et subjectifs.
La conscience politique de la classe ouvrière
aux États-Unis et dans les autres pays n'est pas encore révolutionnaire. Mais
en disant cela, on n'a pas tout dit. De vastes changements dans la situation
économique et les luttes dans lesquelles des masses de gens sont soit déjà
engagées soit sur le point d'y être - et dont le mouvement OWSest une
des expressions - créent les conditions où le fossé entre la conscience sociale
et l'être social peut être comblé.
Combler ce fossé représente le travail du
parti révolutionnaire. La question cruciale est l'assimilation par les sections
les plus politiquement avancées de la classe ouvrière des conceptions
fondamentales du marxisme et des leçons clés des luttes historiques du
mouvement social. C'est crucial pour démasquer la « fiction bourgeoise qui
empoisonne la conscience des masses. » (Trotsky).
Dans les discussions que Trotsky tenait avec
des dirigeants du mouvement trotskyste américain en mai 1938, il expliquait que
le programme du parti révolutionnaire devait prendre pour point de départ la
crise objective du capitalisme mondial et non le niveau existant de la
conscience ouvrière. « Le programme, doit exprimer les tâches objectives de la
classe ouvrière plutôt que l'arriération des travailleurs. Il doit refléter la
société telle qu'elle est, et non l'arriération de la classe ouvrière. C'est un
instrument pour vaincre l'arriération. C'est pourquoi nous devons exprimer dans
notre programme toute la gravité de la crise sociale de la société capitaliste,
y compris en premier lieu aux États-Unis. Nous ne pouvons remettre à plus tard
ou modifier des conditions objectives qui ne dépendent pas de nous. Nous ne
pouvons pas garantir que les masses résoudront la crise ; mais nous devons
exprimer la situation telle qu'elle est, et c'est là la tâche du programme. »
La description « réaliste » que fait Singsen
des États-Unis est caractéristique de ce que Trotsky décrivait comme le mode de
pensée métaphysique des petits-bourgeois conservateurs, à savoir : opposer une
situation révolutionnaire à une situation non-révolutionnaire.
Pourtant, écrivait-il, « les caractéristiques
les plus notables de notre époque de capitalisme en déclin sont intermédiaire
et transitoire : situations entre le non-révolutionnaire et le
pré-révolutionnaire, entre le pré-révolutionnaire et le révolutionnaire ou. le
contre-révolutionnaire. Ce sont précisément ces étapes transitoires qui ont une
importance décisive du point de vue de la stratégie politique. »
La situation politique aux États-Unis, et en
fait dans tous les pays du monde, est entrée dans une telle étape transitoire.
Le développement dynamique trouve ses sources dans des processus économiques et
sociaux fondamentaux.
La bourgeoisie dans chaque pays, surtout aux
États-Unis, ne peut plus utiliser les vieilles méthodes de domination. Elle n'a
aucune solution économique à la crise et doit lancer des attaques de plus en
plus profondes contre la classe ouvrière d'une part, tout en se préparant à la
guerre contre ses rivaux internationaux d'autre part.
En même temps, la classe ouvrière ne peut pas
non plus continuer comme avant, et est poussée à lutter contre le nouvel ordre
qui lui est imposé par la bourgeoisie. Cela signifie le déclenchement de luttes
politiques et sociales dans lesquelles la lutte pour le pouvoir politique
devient la question clé, non pas comme un objectif lointain, mais émergeant de
la situation immédiate elle-même.
La victoire de la classe ouvrière dans ces
luttes, qui ont déjà commencé, dépend de sa capacité à établir ses propres
intérêts indépendants et à construire le parti révolutionnaire par une lutte
politique et idéologique incessante contre les organisations
petites-bourgeoises telle l'ISO, qui oeuvrent pour l'ancien régime et
préparent la voie de la contre-révolution.