La conférence suivante a été donnée par David North,
secrétaire national du Parti de l'égalité socialiste des États-Unis, le 3
février 1993 à Montréal. Elle commémorait la vie et la contribution
politique de Keerthi Balasuriya, dirigeant de longue date de la section sri lankaise
du Comité international de la Quatrième Internationale (qui s'appelait alors Revolutionary
Communist League, RCL). Le camarade Balasuriya est décédé tragiquement d'une
crise cardiaque en décembre 1987 à l'âge de 39 ans.
Il est difficile de croire que cinq ans se sont déjà écoulés
depuis la mort de Keerthi Balasuriya. En premier lieu, nous commémorons la vie
d'un camarade qui, s'il était encore vivant, aurait tout juste fêté son
quarante-quatrième anniversaire. Il était tellement jeune quand il est mort
– il venait d'avoir trente-neuf ans – on ne s’y attendait pas
du tout. Keerthi faisait même plus jeune que son âge ; et malgré son immense
savoir et son expérience politique, son enthousiasme et son humour avaient
quelque chose d’enfantin. Et pourtant, il n'y avait rien d'immature ou
d’insouciant chez lui. C'était un homme d'une intensité intellectuelle
pénétrante, dont les convictions politiques avaient été développées et
renforcées par des années d'études méthodiques.
J'ai rencontré Keerthi pour la première fois durant l'été
1972, lors d’une université d’été en Angleterre qui avait été
organisé par la SLL (Socialist Labour League), prédécesseur du WRP (Workers Revolutionary
Party). Il assistait à une série de conférences sur l'histoire de la Quatrième
Internationale ; et je me rappelle encore d'une longue contribution qu'il fit à
propos de la révolution allemande manquée de 1923. Keerthi parlait en cingalais,
mais toute l'assistance était captivée par la passion avec laquelle il
s'exprimait. Les mots semblaient couler de sa bouche comme de la lave, et son
traducteur – je crois que c'était le camarade Wije Dias – ne
parvenait pas à suivre le rythme, malgré tous ses efforts. De temps en temps,
quand Keerthi se rendait compte que son traducteur ayant plusieurs phrases de
retard était en train de perdre le fil, ou bien n’avait pas réussi à
traduire une expression particulière avec la précision nécessaire, alors il
passait subitement à l'anglais pour faire comprendre son argument du mieux
qu'il le pouvait.
À cette époque, je ne savais pas que Keerthi, tout juste
quelques mois plus tôt, s'était opposé avec véhémence à la ligne politique qui
avait été adoptée par la SLL concernant l'invasion indienne de ce qui était
encore le Pakistan oriental (et qui devait bientôt devenir le Bangladesh). Il
fallut attendre encore quatorze ans, jusqu’à la scission d’avec le
WRP, pour voir les lettres que Keerthi avait écrites en décembre 1971 et en
janvier 1972 pour protester contre l'acceptation par la SLL de l'invasion
indienne.
Ce n'est que plusieurs années plus tard que j'ai eu
l'opportunité d’une longue discussion avec Keerthi. Nous nous rendions
tous les deux au Sixième congrès du Comité international à Londres en mai 1975.
Ce congrès se tint après que Tim Wolforth avait quitté la Workers League (WL). Keerthi
avait connu Wolforth et voulait vraiment savoir quelles étaient les questions
politiques sous-jacentes à la crise qui avait fait irruption dans la Workers League.
En fait, Keerthi avait vu Wolforth pour la dernière fois au Cinquième congrès,
qui s'était tenu une année plus tôt. À ce congrès, le rapport de Wolforth
indiquait que la WL avait souffert de sérieuses pertes, dont la démission d'un
grand nombre de membres importants. Cette information avait beaucoup troublé Keerthi,
et il avait tenté d'obtenir des explications politiques plus précises de la
part de Wolforth sur ce qui semblait être une grave crise au sein de la Workers
League. Cependant, les questions que Keerthi posait à Wolforth furent
interrompues par Healy et Banda, qui étaient plus impressionnés par le
compte-rendu de Wolforth sur des « recrutements en masse » dans la
jeunesse qu'ils ne s’inquiétaient de la perte de membres expérimentés et
de valeur.
Je n'ai rencontré Keerthi qu'en quelques occasions durant les
dix années suivantes ; et, en général, dans des conditions qui rendaient
impossible tout échange ouvert de vues politique. Ce n'est qu'en octobre 1985 qu'il
devint finalement possible pour nous de travailler ensemble étroitement et de
manière systématique. La crise du WRP avait éclaté au grand jour ; et Keerthi
arriva à Londres vers la fin de la troisième semaine d'octobre. J'étais
retourné aux États-Unis pour rendre compte à la WL de la situation du WRP et du
CIQI (Comité international de la Quatrième Internationale.) Je me rappelle très
bien avoir reçu, chose inattendue, un appel de Mike Banda le 20 octobre au
matin. Il me dit que Keerthi était arrivé à Londres et qu'il était, en fait,
dans les locaux du WRP. Dès la conversation avec Banda terminée, je téléphonai
au quartier général du WRP sur une autre ligne, et je demandai à parler à Keerthi.
Il prit le téléphone, et ses premiers mots furent : « J'ai lu vos
critiques de la ligne politique du WRP, et je suis d'accord avec elles. »
Cette approche était caractéristique du camarade Keerthi. Il commençait
toujours par les questions politiques. La veille, dès son arrivée à Londres,
Banda l’avait abreuvé de détails salaces sur le « scandale
sexuel » de Healy. Quand Banda s'était finalement arrêté pour reprendre
son souffle, Keerthi lui avait simplement demandé : « Quelles sont vos
différents politiques avec Gerry Healy ? » Banda avait été pris de court
par cette question ; et il n'avait absolument rien à dire. Ce n'est qu'après
des atermoiements politiques considérables que Banda, cherchant une issue à la
situation difficile dans laquelle il se trouvait, avait donné à Keerthi une
copie des documents politiques que j'avais écrits entre 1982 et 1984.
Mais ces documents, sans importance pour Banda au-delà de leur
valeur utilitaire et factionnelle immédiate, étaient d'une importance
essentielle pour Keerthi. Pendant plus d'une décennie, la Revolutionnary Communist
League (RCL) avait été pratiquement isolée au sein du Comité international. En
1972 les critiques de l'opportunisme qui se développait dans la SLL et le WRP
étaient inconnues. La RCL avait été soumise à une série de provocations
déloyales et perturbatrices de la part de Healy, Banda, et Slaughter. Le WRP
avait concocté de faux rapports sur le travail de la RCL dans le but de
discréditer sa direction aux yeux des autres sections du Comité international.
Le but de ces attaques était de saper la lutte de la RCL en faveur des
principes et du programme développés historiquement par la Quatrième
Internationale, à laquelle Keerthi et ses camarades de la direction de la RCL
étaient passionnément dévoués. Keerthi était le dirigeant d'un parti qui était
profondément ancré dans toute l'histoire de la Quatrième Internationale et le
fier représentant de ses meilleures traditions.
En dépit des terribles difficultés que le WRP avait causé à la
RCL et personnellement à Keerthi, il n'y avait aucune trace de subjectivité ou
d'amertume dans la réaction de Keerthi face à la crise politique qui avait
explosé à l'automne 1985. Il voyait plutôt dans cette crise une occasion de
réarmer le Comité international avec un programme trotskyste et de lancer une
offensive mondiale contre l'opportunisme qui avait affaibli la Quatrième
Internationale pendant tant d'années.
La période qui va d'octobre 1985 à décembre 1987 fut la plus
enrichissante politiquement et, je crois, la plus heureuse de la vie de Keerthi.
Il joua un rôle irremplaçable et décisif dans la renaissance politique et
théorique du Comité international.
Aux funérailles du camarade Keerthi, le 23 décembre 1987, j'ai
dit que la génération de travailleurs et de jeunes révolutionnaires à venir ne
tireraient pas leur inspiration des Mao Zedong, Ho Chi Minh, ou Fidel Castro ni
d'aucun autre représentant du nationalisme bourgeois et du gauchisme
petit-bourgeois se faisant passer pour des marxistes. Au contraire, les
combattants révolutionnaires de l’avenir auraient comme référence l'exemple
politique de Keerthi Balasuriya. Les événements des cinq dernières années ont
démontré qu'il n'y avait aucune trace d'exagération dans cet hommage. Les
événements des cinq dernières années ont porté des coups sans merci à la
réputation de tous les soi-disant Grands hommes du panthéon stalinien dont les
carrières politiques étaient basées sur l'illusion politique et le
charlatanisme théorique. Mais ces événements ont confirmé le pouvoir des
perspectives historiques du marxisme et de la méthode scientifique sur laquelle
il s'appuie.
La vie politique de Keerthi s'est étendue sur un peu plus de
vingt ans. Toutes ces années ont été consacrées à la défense des traditions
authentiques du Marxisme révolutionnaire. Cependant, ce fut son destin de mener
cette défense du marxisme dans des conditions où la vie politique du mouvement
ouvrier international était dominée par les formes les plus grotesques
d'opportunisme politique. Cet opportunisme avait d'immenses ressources
matérielles à sa disposition ; mais ces ressources ne pouvaient pas
indéfiniment, le sauver des conséquences inexorables de sa propre faillite
politique, idéologique et morale. Les fictions prétentieuses du passé ont
toutes été mises à nu. On se rappellera des Mao, Hoxha, Ho, Tito, des Castro et
autres célébrités révolutionnaires de l'après deuxième guerre mondiale comme
d'imposteurs politiques et de charlatans théoriques. Toutes leurs prétendues
réussites étaient construites sur des fondations délabrées. La pagaille
politique qu'ils ont crée s’est soit effondrée, soit est en train de
s'effondrer ignominieusement. Dans la plupart des cas, la mort leur a permis
d'échapper aux conséquences dévastatrices de leurs trahisons. C'est la classe
ouvrière qui a dû en payer le prix. Seul Castro, apparemment, a vécu assez
longtemps voir les conséquences du marché cynique qu'il a passé avec le
stalinisme. Mais, au-delà de leur sort personnel, tous ces faux héros –
auxquels, en passant, on pourrait en ajouter bien d'autres – ont cela en
commun : aucun d'eux n'a apporté une contribution de valeur durable à la cause
de la classe ouvrière internationale. Ils l'ont plutôt exploitée, égarée, et
trahie.
Quant à Keerthi, on se souviendra de lui comme de l'un des
meilleurs représentants de la grande école du marxisme révolutionnaire tel
qu'il fut enseigné par Lénine, Trotsky et Luxembourg. Les problèmes auxquels il
s’est confronté sont liés aux problèmes les plus fondamentaux de la
stratégie révolutionnaire à l'époque de l'impérialisme.
Pour mesurer la signification de la vie de Keerthi et
l’importance cruciale des principes et perspectives pour lesquels il
s'est battu à l'époque actuelle, il est nécessaire de revenir sur les grandes
luttes politiques du vingtième siècle dans lesquelles son développement
politique personnel était ancré. Il nous faut donc revenir près de 90 ans en
arrière, aux premières années de ce siècle, alors que les marxistes russes
débattaient des diverses conceptions de la révolution à laquelle ils se
préparaient.
Au tournant du siècle, la Russie était la moins développée des
principales puissances capitalistes de l'époque. Sa structure politique, sous
l'autorité dictatoriale d'une monarchie réactionnaire et obscurantiste, était
de nature semi-féodale. La grande majorité de la population était constituée de
paysans qui vivaient dans une ignorance et une pauvreté épouvantables. Ce n'est
que dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle qu'une classe ouvrière
importante émergea, sur la base d'un développement industriel récent et rapide.
Mais elle était très peu nombreuse, au regard de la population de la Russie, et
elle était concentrée dans quelques centres urbains.
En ce début de siècle, les marxistes en Russie s'accordaient
sur le fait que les tâches principales de la révolution à venir seraient de
nature démocratique : c'est-à-dire qu'elle balayerait les structures étatiques semi-féodales
et qu'elle détruirait tout ce qui restait des relations féodales dans les
campagnes. Les grands domaines de la noblesse russe seraient divisés et
distribués à la paysannerie.
Analysée du point de vue de ses tâches historiques, la
révolution prévue par les marxistes russes se définissait comme une révolution
démocratique bourgeoise. Cependant, des dissensions s'élevèrent à propos
de la relation politique entre la bourgeoisie et le prolétariat dans
l'avènement de la révolution démocratique et les formes politiques et étatiques
à travers lesquelles la révolution démocratique serait réalisée.
Le père du marxisme russe, Georgi V. Plekhanov, maintenait que
la révolution russe ne pouvait aspirer qu'à créer une république démocratique,
sur le modèle de celles qui avaient été créées en Europe de l'Ouest et en
Amérique du Nord sur la base des grandes révolutions démocratiques des
dix-huitième et dix-neuvième siècles. La Révolution russe, selon lui,
produirait essentiellement le même résultat que la Révolution française de
1789-1794 : la victoire sur l'absolutisme placerait le pouvoir politique entre
les mains de la bourgeoisie. Il s'en suivrait une période plus ou moins prolongée
de domination bourgeoise durant laquelle, dans le cadre d'une démocratie
libérale, la classe ouvrière serait formée à la lutte politique et préparée à
la réalisation future du socialisme. En termes de stratégie politique, la ligne
de Plekhanov signifiait que le parti de la classe ouvrière ne pouvait pas
aspirer à la direction de la révolution qui se préparait. Il devait plutôt
céder le premier rôle aux partis politiques de la bourgeoisie et accepter leur
revendication du pouvoir. La social-démocratie russe devait fonctionner
comme l'allié loyal des partis bourgeois.
C'est là que Lénine, qui avait été un temps un élève dévoué de
Plekhanov, se sépara de son maître. Lénine acceptait la définition de la
révolution russe comme étant une révolution bourgeoise ; mais il avançait une
toute autre conception de sa dynamique de classes. Alors que Plekhanov tenait
pour acquise l'hégémonie de la bourgeoisie dans la révolution à venir, Lénine
expliquait que cette classe était bien trop conservatrice, trop prête à faire
des compromis, et craignait trop les masses pour mener à bien la lutte
nécessaire pour débarrasser la Russie de tous les reliquats politiques et
sociaux du féodalisme. À l'opposé de l'alliance entre le prolétariat et la
bourgeoisie libérale proposée par Plekhanov, Lénine défendait une alliance
entre le prolétariat et la paysannerie, dont l'objectif serait l'avènement
d'une « dictature démocratique » sous la direction de ces deux
classes.
La formule de Lénine était incontestablement plus radicale que
celle de Plekhanov ; et sa ligne tactique était entièrement différente. Là où
Plekhanov insistait sur la direction politique de la bourgeoisie dans la
révolution démocratique et expliquait qu'il était nécessaire pour la classe
ouvrière, dans l'intérêt d'une alliance politique avec les capitalistes
libéraux, de s'abstenir de toute mesure trop radicale qui risquerait de diriger
la bourgeoisie dans le camp de la réaction, Lénine affirmait que la classe
ouvrière devait conduire sa lutte en toute indépendance des partis bourgeois et
de ses inévitables atermoiements. Seule l'alliance de la classe ouvrière avec
les sections les plus radicales de la paysannerie, poussant jusqu'au bout la
réforme agraire et réglant ses comptes sans pitié avec le vieil appareil tsariste,
pouvait assurer la victoire de la révolution démocratique.
Il y avait cependant une incongruité dans la perspective
politique de Lénine. En dépit de sa rupture claire avec la ligne conciliante de
Plekhanov, qui refusait tout rôle indépendant à la classe ouvrière, la
perspective de Lénine ne prévoyait aucune atteinte à la propriété bourgeoise
elle-même de la part de la révolution. De plus, la conception d'une
« dictature démocratique » de deux classes était fondamentalement vague.
Une troisième conception, plus radicale et ayant une
plus grande logique interne, fut avancée par Trotsky. S'appuyant sur une
conception historique globale, Trotsky expliquait que la position de la
bourgeoisie russe (comme dans tous les pays avec un développement bourgeois
retardé) était fondamentalement différente de celle de la bourgeoisie française
de 1789. Elle n'était plus en position de faire sa propre révolution
« bourgeoise. » Les événements de 1848 avaient démontré que
l'attitude de la bourgeoisie devant la tâche de la révolution démocratique
était déterminée, par-dessus tout, par la dynamique de classes de la société
dans laquelle elle vit. La croissance de la classe ouvrière représentait un
bien plus grand danger que l'autocratie tsariste pour la bourgeoisie. De plus, la
paysannerie était organiquement incapable de jouer un rôle politique
indépendant. Aussi influent que soit son rôle politique, elle ne pouvait
agir qu'en suivant la perspective d'une autre classe. Ainsi, le rôle décisif
dans la révolution démocratique devait être joué par la classe ouvrière ; et
elle ne pouvait se réaliser que dans la forme de la dictature du prolétariat.
De plus, il ne serait pas possible pour le prolétariat de s'arrêter à des
tâches purement démocratiques ; il serait obligé de s'en prendre à la propriété
bourgeoise et, en conséquence, la révolution démocratique prendrait un
caractère toujours plus ouvertement socialiste.
La révolution prolétarienne en Russie aurait des répercussions
explosives partout à travers le monde ; et Trotsky expliqua que la survie du
régime prolétarien en Russie et la possibilité de construire le socialisme dans
une société arriérée dépendaient de l'extension de la révolution au-delà de ses
frontières.
La relation entre la Révolution russe et la révolution socialiste
mondiale constituait le fondement essentiel de la théorie de la révolution
permanente de Trotsky. Avec une cohérence et une clairvoyance qui étaient sans
égales chez ses contemporains, Lénine y compris, Trotsky affirmait que le
caractère de la révolution russe serait déterminé, en dernière analyse, non par
des conditions nationales, mais internationales. Aux pédants mencheviques, qui
ne cessaient d’expliquer que la Russie était trop en retard
économiquement pour se lancer dans un programme de développement économique
socialiste, Trotsky répliquait qu’on ne pouvait évaluer correctement le
potentiel économique de la Russie si on ne considérait que son niveau de
développement national et les ressources nationales à sa disposition. La
véritable dynamique du développement russe ne pouvait être comprise que dans le
contexte de l'économie mondiale et des relations politiques internationales
dans lesquelles elle existait réellement.
Contrainte, du fait de la situation mondiale, à un état de
dépendance semi-coloniale vis-à-vis des économies impérialistes bourgeoises de
la Grande-Bretagne et de la France, la bourgeoisie russe, selon Trotsky,
n'était capable de résoudre aucune des tâches historiques associées aux
révolutions démocratiques du passé.
L'incapacité de la bourgeoisie russe à conduire et mener à
bien la révolution démocratique était en soi l'expression, comme l'expliquait Trotsky,
d'un phénomène historique à échelle mondiale: l'impossibilité de résoudre, à
l’ère de l’impérialisme, les problèmes fondamentaux de l'humanité
sur une base nationale. L'impérialisme, s'appuyant sur le développement mondial
des forces productives du capitalisme, sonnait le glas de l'état national
lui-même. Les forces de l'économie mondiale avaient dépassé le cadre politique du
système d'état-nation sur lequel est ancré le capitalisme.
Pour la classe ouvrière d'un état arriéré, la logique de la
lutte politique pour effacer l'héritage du féodalisme menait inexorablement à
la conquête du pouvoir et à la dictature du prolétariat. Cependant, une fois
qu'il avait établi sa dictature, le prolétariat russe, ou celui de n'importe
quel autre état arriéré, serait confronté, d'une part, aux limites inhérentes à
l'économie nationale et, d'autre part, à l'hostilité féroce de la bourgeoisie internationale.
Par conséquent, la survie du pouvoir prolétarien et
l’avancée finale vers le socialisme dépendait, non seulement du soutien
de la classe ouvrière des pays développés, mais, en dernière analyse, de leur
victoire contre leur propre bourgeoisie. Comme Trotsky l'avait dit dès 1907 :
« Sans le soutien direct étatique du prolétariat européen, la classe
ouvrière de Russie ne pourra pas se maintenir au pouvoir et transformer sa
dictature temporaire en une dictature socialiste de longue durée. » (La
révolution permanente & Résultats et perspectives)
Le début de la Première guerre mondiale confirma la primauté
accordée par Trotsky à la situation internationale sur les facteurs nationaux.
La guerre impérialiste signifiait, en essence, l'impossibilité de réconcilier
pacifiquement les forces productives du capitalisme mondial avec l'état-nation
dépassé. La classe ouvrière, dans les pays développés comme dans les pays
arriérés, était confrontée au même dilemme : Ce n’est qu’au niveau
du développement économique mondial et par le moyen de la lutte révolutionnaire
internationale que l’on trouverait la solution à tous les problèmes
fondamentaux de la société humaine.
Cette conception scientifique constitue le fondement de
l'évaluation par Trotsky de tous les problèmes politiques. Même alors qu'il
reconnaissait, comme le faisait Lénine, le droit des nations opprimées à
l'autodétermination, le soutien de Trotsky à cet élément du programme
démocratique était néanmoins de nature absolument cruciale. Même s'il s'opposait
catégoriquement à l'incorporation par la force des petites nations dans un
grand état, Trotsky affirmait avec force que la social-démocratie, comme il
l'écrivait en 1915, « ne transforme pas le principe national en une sorte
d'idée absolue, au-dessus de l'histoire. »
« [La N]ation et l'économie sont arrivées à une
contradiction – avec l'état et entre elles-mêmes. L'état est devenu trop
étroit pour l'économie. En essayant de s'étendre, il foule au pied la nation.
L'économie, quant à elle, refuse de subordonner le mouvement naturel de ses
forces et de ses ressources à la distribution des groupes ethniques sur la
surface de la terre. » (Lénine, La lutte pour une internationale
révolutionnaire.)
Aucun événement historique n'a eu un impact aussi immense et
stimulant sur la conscience des masses du monde que la Révolution d'octobre. La
conquête du pouvoir par la classe ouvrière dans un vaste territoire
représentant un sixième de la surface terrestre, peuplé par une myriade de
groupes ethniques et de nationalités diverses, a donné une impulsion
fantastique au mouvement des masses dans cette vaste portion du globe qui était
sous le contrôle, soit direct soit par des mécanismes plus ou moins déguisés,
des puissances impérialistes.
La Révolution d'octobre a fourni non seulement une inspiration
morale, mais elle a aussi apporté de profondes leçons stratégiques aux masses
des pays arriérés en Afrique, au Moyen-orient, et, surtout, en Asie, où le
mouvement contre la domination impérialiste avait commencé à prendre des
proportions gigantesques. Les questions décisives – au moyen de quelles
méthodes et sur la base de quel programme les masses colonisées se
libèreraient-elles de l'impérialisme ? – avaient reçu une réponse
concrète de la part de la Révolution d'octobre. Comme en Russie, les tâches
auxquelles étaient confrontées les masses en Chine et en Inde – pour
mentionner les plus importants pays arriérés d’Asie – étaient
essentiellement de nature démocratique : la libération de l'oppression coloniale,
l'unification nationale, et la fin du joug des relations féodales qui pesait
sur les paysans. Du point de vue d'une définition politique formelle, les
tâches confrontant la Chine et à l'Inde étaient essentiellement celles qui
avaient été « résolues » par les grandes révolutions démocratiques
bourgeoises des siècles passés en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord. En
conséquence, d'après la logique politique du menchevisme, la direction
politique du mouvement anti-impérialiste en Inde et en Chine appartenait à la bourgeoisie
nationale et ses objectifs ne pouvaient être réalisés que sous la forme d'une
république bourgeoise indépendante.
Mais le même paradoxe historique qui avait réfuté le
menchevisme en Russie existait également en Inde et en Chine. Les directions bourgeoises
du mouvement national étaient confrontées à un mouvement ouvrier qui croissait
rapidement et dont les luttes sociales menaçaient les intérêts économiques
essentiels. De plus, il était impossible que ces pays opprimés puissent se
libérer de l'emprise économique de l'impérialisme en s'appuyant sur une
révolution nationale dirigée par la bourgeoisie (même si on était prêt à
accepter que la bourgeoisie puisse fournir une direction révolutionnaire). La
théorie de la révolution permanente était donc tout aussi peu adaptée au
prolétariat émergeant en Asie qu'elle l'avait été à la classe ouvrière en
Russie.
Les documents du Comintern entre 1919 et 1922 qui traitaient
de la question coloniale, en particulier ceux des Deuxième et Quatrième
congrès, furent élaborés en s'appuyant sur la théorie de la révolution
permanente. Tout en prenant en compte les degrés variables de développement
économique et industriel dans les pays arriérés et la force de la classe
ouvrière qui en résultait, les résolutions du Comintern insistaient sur l'indépendance politique
du mouvement ouvrier, même s'il n'existait que sous forme embryonnaire, par
rapport aux partis et aux organisations de la bourgeoisie locale.
L'orientation de l'Internationale communiste changea
radicalement après la mort de Lénine. La révélationde la théorie du
« Socialisme dans un seul pays » par Staline et Boukharine en 1924
fournit les fondements idéologiques de l'abandon du programme de la révolution
socialiste mondiale par le régime soviétique et la subordination du mouvement
ouvrier international à la défense, par la bureaucratie stalinienne, de ses
propres intérêts.
Ce n’est pas le sujet de cette conférence que de
s'intéresser aux menus détails de la lutte politique menée par Trotsky et
l'Opposition de gauche contre cette révision fondamentale du marxisme ou aux
conséquences tragiques de cette théorie pour l'Union soviétique et, de fait, la
classe ouvrière internationale. Mais nous devons, ne serait-ce que
brièvement, mentionner les événements qui se produisirent en Chine parce que
l'étude de leurs leçons tragiques a joué un rôle vraiment fondamental dans la
formation politique de Keerthi.
Dans les faits, on peut dire que la cour que fit
Staline à Chang Kaï Check et au parti bourgeois du Kuomintang – et pour
laquelle la classe ouvrière chinoise allait payer un prix tellement élevé
– émanait directement des considérations opportunistes qui motivaient
l'élaboration de la théorie du « socialisme dans un seul
pays. »
Selon cette théorie, la construction du socialisme en Union
soviétique ne dépendait pas de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière
dans les pays développés. Au contraire, le socialisme pouvait être réalisé à
l'intérieur de l'URSS en s'appuyant sur ses propres ressources internes.
Cependant, Staline ne négligeait pas entièrement l'importance du Comintern et
son influence sur la classe ouvrière internationale pour aider à la réalisation
du socialisme en Union soviétique. D'après le Kremlin, le socialisme pouvait
être construit en URSS pourvu que l'impérialisme ne lance pas d'attaque
militaire.
Ainsi, le Comintern pouvait avoir une utilité pour prévenir ce
risque soit en cultivant des alliances avec les régimes bourgeois, soit en
exerçant des pressions, par l'intermédiaire des mouvements ouvriers nationaux,
pour que les gouvernements bourgeois adoptent une attitude favorable à
l'URSS.
En Angleterre, une telle politique fut pratiquée en 1925-1926
à travers la création du Comité anglo-russe qui conduisit à la trahison de la
grève générale anglaise.
En Chine, la bureaucratie stalinienne tenta de cultiver
l'amitié du Kuomintang et de son chef, Chiang Kaï Chek. Staline ordonna au
Parti communiste chinois de se soumettre à la discipline politique du Kuomintang,
qui était défini comme un « Bloc de quatre classes » : les ouvriers,
les paysans, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale.
En mai 1926 le Kuomintang fut admis dans l'Internationale
communiste en tant que parti sympathisant, et Chiang Kaï Chek fut nommé
« membre honoraire » de son présidium.
La glorification du Kuomintang et de Chiang se déroulait sur
le fond d'une vague montante de luttes révolutionnaires par la classe ouvrière
et la paysannerie. La montée du mouvement des masses intensifia le conflit
entre la bourgeoisie chinoise et la classe ouvrière et poussa de plus en plus
la première dans les bras de l'impérialisme. Pourtant la différenciation des
forces de classes fut niée par la direction stalinienne du Comintern, en
s'appuyant sur l'idée que l'oppression nationale de la Chine assujettissait
toutes les classes et les menait toutes vers la lutte révolutionnaire contre
l'impérialisme. S'opposant à cette conception erronée, Trotsky expliqua :
« C'est une grossière erreur que de penser que
l'impérialisme soude de façon mécanique toutes les classes chinoises de
l'extérieur... La lutte révolutionnaire contre l'impérialisme n'atténue pas la
différenciation politique des classes, elle les renforce plutôt. L'impérialisme
est une force extrêmement puissante dans les relations internes de la Chine. La
principale source de cette force, ce ne sont pas les navires de guerre dans les
eaux du Yang tsé kiang – ce ne sont que des auxiliaires – mais les
liens économiques et politiques entre le capital étranger et la bourgeoisie native.
La lutte contre l'impérialisme, précisément en raison de son pouvoir économique
et militaire, exige un exercice puissant de la force venant du plus profond du
peuple chinois… Mais tout ce qui fait se lever les masses opprimées et
exploitées des travailleurs et paysans pousse inévitablement la bourgeoisie
nationale à faire bloc ouvertement avec les impérialistes. La lutte des
classes entre la bourgeoisie et les masses d'ouvriers et de paysans n'est pas
atténuée, au contraire, elle est aiguisée par l'oppression impérialiste,
jusqu'à la guerre civile sanglante à chaque conflit sérieux. » (Léon Trotsky,
sur la Chine.)
Les avertissements de l'Opposition de gauche furent
tragiquement confirmés par le massacre de milliers de membres du Parti
communiste à Shanghai le 12 avril 1927, par les troupes de Chiang Kaï Chek. Le
Comintern tenta de nier sa responsabilité dans cette défaite catastrophique en
expliquant que le coup d’Etat de Chiang ne représentait la trahison que
d'une petite partie du Kuomintang, l' « aile droite », qui était
constituée de la bourgeoisie nationale. Les staliniens opposaient à Chiang l'
« aile gauche » du Kuomintang, qui était censée représenter 90 pour
cent du « Bloc de quatre classes » et qui était organisée autour du
gouvernement du Kuomintang « de gauche » au Wuhan. Mais en juillet
1927 le gouvernement du Wuhan se retourna sauvagement contre la classe
ouvrière, massacrant des membres du Parti communiste et des ouvriers combatifs.
Devant faire face à l'effondrement complet de sa politique, Staline autorisa
l'aventure extrêmement hasardeuse connue sous le nom de Commune de Canton, qui
se termina par un désastre. Au début de 1928, le Parti communiste chinois, qui
tout juste un an plus tôt comptait des dizaines de milliers de membres, avait
pratiquement cessé d'exister.
Les conséquences historiques de cette défaite sont
pratiquement incalculables. Le résultat le plus immédiat fut d'accentuer
l'isolement de l'Opposition de gauche et sa défaite politique. Au-delà de cela,
la défaite de la révolution chinoise ne fut pas « simplement »
retardée de vingt ans. Le Parti communiste de Mao Zedong qui vint au pouvoir en
1949 était un parti dont la physionomie politique et la composition sociale
avaient été si profondément changées, dans le mauvais sens, par les conséquences
de la défaite de 1927, que c’est à peine s’il était, au sens
marxiste du terme, un parti ouvrier.
Il est évident que la théorie du « socialisme dans un
seul pays » mena assez consciemment et directement à une réorientation
opportuniste de la stratégie du Comintern en faveur d'alliances défensives
visant à alléger la pression impérialiste sur l'Union
soviétique. Cependant, outre les grossiers calculs de Staline, la
glorification de Chiang découlait logiquement des conceptions théoriques qui
sous-tendaient le programme du socialisme national. Au cœur de la
« théorie » de Staline se trouvait une définition complètement
différente de l'époque historique. En contradiction avec la théorie de la
révolution permanente, la conception stalinienne de l'époque attribuait un
potentiel considérable à la forme d'organisation économique de l'état national.
De là il s'en suivait que la bourgeoisie nationale dans les pays arriérés
pouvait encore jouer un rôle progressiste. Trotsky, quant à lui, rejetait
une telle possibilité puisque, en dernière analyse, la bourgeoisie coloniale
reposait non seulement sur des relations de propriété dépassées, mais aussi
parce que son existence était ancrée dans la forme de l'état-nation qui
constituait le principal obstacle au développement rationnel des forces
productives de l'humanité.
Trotsky conserva un intérêt prononcé pour le développement du
mouvement révolutionnaire en Asie. Il était parfaitement conscient de
l'importance des luttes des masses colonisées contre la domination impérialiste.
Mais il continuait, comme avant, à rejeter la revendication de la bourgeoisie
nationale à l'hégémonie dans la direction de la révolution démocratique. À ce
propos, ses commentaires sur le Congrès national africain, écrits à un groupe
de militants d'Afrique du Sud en 1934, méritent d'être rappelés :
« Les Bolcheviques-Léninistes révèlent devant les masses natives
l'incapacité du Congrès à réaliser même ses propres demandes, en raison de sa
politique superficielle et conciliatoire. En contraste avec le Congrès, les Bolcheviques-Léninistes
développent un programme révolutionnaire de lutte des classes. » (Léon Trotsky,
Œuvres [1934-35])
Il existe un autre aspect, et celui-ci plus profond, de
l’évaluation par Trotsky des mouvements nationaux bourgeois. Alors
qu’il rendait pleinement hommage aux puissants mouvements de masse qui se
développaient dans les pays arriérés, l’attitude adoptée par Trotsky face
à la perspective de « libération nationale » - dans la mesure où elle
était conçue comme une tâche fondamentalement « nationale » - était
catégoriquement critique. En 1934, par exemple, Trotsky déclarait dans son
manifeste « La guerre et la Quatrième Internationale : »
« Mais il faut en premier lieu comprendre clairement que
les révolutions tardives d’Asie et d’Afrique sont incapables
d’ouvrir une nouvelle étape de renaissance de l’Etat national. La
libération des colonies sera simplement un épisode gigantesque de la révolution
socialiste mondiale, exactement comme le bouleversement démocratique tardif en
Russie, qui était elle aussi un pays semi-colonial, ne constitua que la préface
de la révolution socialiste…
« Le problème national se confond partout avec le
problème social. Seule la conquête du pouvoir par le prolétariat mondial peut
assurer une liberté de développement réelle et durable à toutes les nations de
notre planète. » (LéonTrotsky, Oeuvres [1933-34])
Ses commentaires sur l’Inde qui était en proie à un
puissant mouvement anti-colonial, étaient particulièrement pénétrants. En
juillet 1939, Trotsky anticipant le fait que le déclenchement de la guerre
accélèrerait le mouvement révolutionnaire contre l’impérialisme dans les
colonies, adressa une lettre aux travailleurs de l’Inde dans laquelle il
dénonçait la trahison stalinienne de la lutte contre le colonialisme en
appelant à la construction d’une section de la Quatrième Internationale
en Inde.
« La bourgeoisie indienne, » écrivit-il, « est
incapable de mener une lutte révolutionnaire. Elle est étroitement liée à
l’impérialisme britannique, elle dépend trop de lui. Elle tremble pour
ses propres biens. Elle a peur des masses. Elle cherche à tout prix un
compromis avec l’impérialisme et dupe les masses par des espoirs de
réforme par en haut. Le dirigeant et le prophète de cette bourgeoisie est Gandhi :
faux dirigeant et faux prophète ! » (Léon Trotsky, Œuvres[1939-40], p 305)
L’appel de Trotsky porta ses fruits à Ceylan. Le Parti Lanka
Sama Samaja (LSSP) qui avait été formé comme une organisation anti-capitaliste
radicale existait depuis 1935. Il avait gagné le soutien de la classe ouvrière
et, ce faisant, le LSSP s’était constamment orienté vers la gauche. Au
début de 1940, alors que le programme politique du LSSP prenait un caractère
plus précisément marxiste, il exclut de ses rangs ceux qu’il identifiait
avec le stalinisme. Cette évolution se refléta dans l’élaboration de ses
responsabilités internationales. En soumettant son programme initial à une
évaluation critique, la direction du LSSP exprima son insatisfaction avec sa
conception antérieure d’une révolution « nationale » à Ceylan
et déclara que le mouvement socialiste révolutionnaire sur l’île devait
être construit en tant que partie intégrante essentielle d’un mouvement
révolutionnaire pan indien. C’est sur cette base que le LSSP rejoignit le
Parti bolchevique léniniste des Indes (BLPI) et, à peu près à la même époque,
chercha à s’affilier à la Quatrième Internationale.
Le LSSP prit la direction de la lutte anti-impérialiste à
Ceylan en opposition aux staliniens qui étaient alliés à l’impérialisme
britannique.
Ainsi, à Ceylan, du fait de la lutte courageuse des
trotskystes, l’indépendance idéologique et politique de la classe
ouvrière fut établie. C’était une réussite que les staliniens en Inde
n’avaient pas tenté de faire ni n’étaient d’ailleurs pas en
mesure de faire. Là-bas, ils traînaient misérablement derrière le Congrès
bourgeois de Gandhi et de Nehru. A Ceylan toutefois, sur la base d’un
programme prolétaire internationaliste les trotskystes avaient remporté la
direction du mouvement de masse contre l’impérialisme britannique. Ce
succès était, de plus, digne d’être signalé d’un point de vue de la
théorie historique. Il prouve que la supposition largement répandue que la
lutte anti-impérialiste, à savoir le combat contre l’assujettissement colonial,
est et doit simplement être un combat national simplifie la réalité au point de
la déformer et mystifie en fait la dynamique sociale du mouvement
anti-impérialiste de masse. La force de l’intervention du BLPI provenait
du fait que les trotskystes basaient leur lutte sur la perspective
internationale plutôt que sur la libération nationale. En dépit de la trahison
ultérieure du LSSP (avec lequel le BLPI fusionna en 1950), cette contribution
historique créa une puissante tradition politique qui inspira la création de la
Revolutionary Communist League (RCL) et fournit le fondement sur lequel se basa
le développement politique futur de Keerthi.
A peine quelques mois avant son assassinat, Trotsky évalua
pour la dernière fois les tâches historiques auxquelles était confrontée la
classe ouvrière dans les pays arriérés. Il avertit qu’aucune solution
positive aux problèmes des masses coloniales ne pourrait émerger de la guerre
impérialiste à moins de mettre fin à l’assujettissement colonial par une
révolution socialiste. « Les espoirs de libération des peuples coloniaux
sont donc liés de façon encore plus étroite qu’avant à
l’émancipation des travailleurs du monde entier. Les colonies ne seront
libérées politiquement, économiquement, et culturellement que lorsque les
travailleurs des pays avancés mettront fin au régime capitaliste et
commenceront, avec les peuples économiquement arriérés, à réorganiser
l’économie mondiale sur une nouvelle échelle, l’orientant sur les
besoins sociaux et non pas les profits des monopoles. Ce n’est que de
cette manière que les pays coloniaux et semi-coloniaux seront capables
d’émerger de leurs différents stades d’arriération et de prendre
leur place en tant que sections faisant partie intégrante des Etats unis socialistes
du monde en progression. » ( traduit de Documents of the Fourth
International: The Formative Years 1933-40)
Les événements qui suivirent la Seconde guerre mondiale
fournirent une preuve tragique du pronostic de Trotsky. Comme devaient le
démontrer les développements en Inde, le fait d’accorder de façon
formelle l’indépendance nationale ne représenta pas, au sens fondamental,
la concrétisation des aspirations des masses indiennes. Tout au plus, le terme
d’indépendance apporta la preuve irréfutable de la nature profondément
réactionnaire de la bourgeoisie nationale. La partition de l’Inde, qui
établit le schéma qui devait se reproduire sous des formes tellement tragiques
tout au long de la période d’après-guerre, sauvegarda les intérêts de
l’impérialisme. Elle fournit le moyen par lequel l’impérialisme et
la bourgeoisie nationale furent en mesure d’inciter et de manipuler les
antagonismes communautaires dans le but de diviser et d’affaiblir la
classe ouvrière.
A Ceylan, les représentants du BLPI, se basant, comme je
l’ai déjà dit, sur un programme internationaliste, votèrent contre
l’indépendance en disant que l’accord entre la bourgeoisie
ceylanaise et les impérialistes n’accomplissait ni l’unification
nationale ni l’indépendance par rapport à l’impérialisme. Et de
fait, la position de principe adoptée par les trotskystes fut justifiée presque
immédiatement. L’une des premières mesures prises par la bourgeoisie
ceylanaise fut de promulguer une loi de citoyenneté privant du droit de vote
précisément la section de la population qui avait joué un rôle décisif dans la
lutte contre le régime britannique : les travailleurs tamouls des
plantations. La citoyenneté se déterminerait non sur la base de la naissance,
de la résidence ou du travail mais sur la base de la descendance familiale.
Cette loi démontrait que la bourgeoisie, de par ses propres actions, était le
principal obstacle à l’unité nationale.
Un discours visionnaire fut prononcé à l’encontre de
cette loi de citoyenneté par Colvin R. de Silva :
« S’il existe quelque philosophie politique qui
sous-tende cette loi, à savoir, si cette loi fonctionne selon certaines
suppositions, il est clair que le principe de base philosophique ou politique
ou sociologique avec lequel ce gouvernement opère inconsciemment, est que
l’Etat doit coïncider avec la nation et la nation avec la race. Il ne
peut y avoir aucune autre signification et aucune autre philosophie d’où
puisse découler le principe de descendance comme principe premier de
citoyenneté. Ceci est une philosophie dépassée et éclatée… C’est
précisément dans la période actuelle avec l’effondrement du système
capitaliste que, dans le but de servir la réaction, cette vieille théorie
dépassée a été reprise ; et c’était précisément sous le régime
fasciste que l’on voulait faire coïncider la nation avec la race ;
et faire de la race le facteur déterminant de la composition de
l’Etat… Et donc le statut des citoyens de Ceylan risque
d’être réduit à la position d’un statut racial. Et ceci aussi est
un principe qu’il faut combattre. »
Le passage ci-dessus avait été cité par Keerthi dans une
lettre qu’il m’avait écrite à l’automne 1987. Il faisait
souvent référence aux premières luttes du BLPI parce qu’il tirait une
inspiration intellectuelle et politique à la fois de ce riche héritage historique.
Bien que la RCL ait été le produit de la lutte contre la trahison de cet
héritage par ceux qui avaient été à une époque les meilleurs dirigeants du
prolétariat indien et ceylanais, Keerthi était incapable de rejeter ce qui,
dans la contribution d’hommes comme Colvin de Silva, gardait une valeur
perdurable. Si la question de la position du BLPI en 1948 était d’une
telle importance pour Keerthi c’est parce qu’il considérait que le
problème de l’accord d’après-guerre était d’une importance
fondamentale pour l’élaboration de la stratégie du prolétariat dans les
pays arriérés.
Comme Keerthi le soulignait souvent, l’incapacité
organique de la bourgeoisie nationale à contribuer en quoi que ce soit à la
cause du progrès historique trouva son expression la plus concentrée dans les
marchés conclus après la Seconde guerre mondiale et par le biais desquels une
frauduleuse « indépendance nationale » servit de couverture à la
poursuite de la domination de l’impérialisme sur les masses des anciennes
colonies. Keerthi rejetait catégoriquement les affirmations par essence
réformistes et timides des partisans opportunistes de Pablo et de Mandel pour
qui l’indépendance d’un Etat représentait une sorte de gain partiel
pour lequel la bourgeoisie nationale méritait qu’on lui accordât au moins
un certain crédit. Durant les premières années de son travail politique, Keerthi
assimila les enseignements de base de la lutte acharnée menée par le Comité
International contre la capitulation des pablistes devant Castro, Ben Bella et
autres représentants du nationalisme bourgeois.
Rétrospectivement, il n’est absolument pas surprenant
que Keerthi ait été en conflit dès 1971 avec la direction de la Socialist
Labour League (SLL). Etant donné les fondements politiques sur lesquels la RCL
était fondée, il ne pouvait pas ne pas être extrêmement sensible aux tendances
opportunistes qui devenaient de plus en plus prononcées au sein de la SLL à
partir de la fin des années 1960. Tout spécialement en ce qui concerne une
série de questions décisives Mike Banda - qui, aux côtés de Healy et de Slaughter,
faisait partie du trio politique qui avait dirigé la Socialist Labour League -
développa des position de nature distinctement opportuniste. Tout
d’abord, à la fin des années 1960, Banda s’était mis à rendre un
hommage chaleureux à Mao Zedong et à Ho Chi Minh, en suggérant que leur
politique représentait une alternative au stalinisme et qu’elle en était
même une première application, quoique éclectique, de la théorie de la
révolution permanente de Trotsky. Bien que Healy cherchât à éviter une
confrontation politique avec Banda et écartât ses déclarations plus
extravagantes comme n’étant qu’une excentricité personnelle, la
réalité politique était que la SLL était en train de s’adapter elle
aussi, tout comme les pablistes, qu’elle avait précédemment combattus, à
la politique du radicalisme petit-bourgeois qui était à l’époque
largement répandue.
Incontestée au sein de la direction de la SLL, la
glorification par Banda du potentiel du nationalisme bourgeois de gauche - dont
le maoïsme et la politique du FLN représentaient des formes différentes -
aboutit à une vaste réévaluation de la signification historique des
arrangements de l’après-guerre et des mouvements nationaux bourgeois.
Banda développa progressivement la conception que les Etats bourgeois établis
dans les anciennes colonies représentaient des avancées authentiques dans la
lutte pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et que la classe
ouvrière était obligée d’apporter son soutien politique à ces Etats.
C’est en cela que réside l’essence du conflit qui
surgit durant les années 1971-1972 entre la RCL et la SLL. Nous en résumons
brièvement le contexte. Durant l’été de 1971, les nationalistes bourgeois
de la Ligue Awami, dirigée par Sheikh Mujibur Rahman, remportèrent une victoire
électorale au Pakistan oriental, territoire habité par le peuple bengali et
séparé par des milliers de kilomètres du reste du Pakistan. En réaction à la
victoire de la Ligue Awami, la junte militaire au pouvoir au Pakistan, menée
par Yahya Kahn, envahit le Pakistan oriental. L’armée de Kahn organisa
des représailles sanglantes contre la population bengali. Tout au long de la
fin de l’été et de l’automne, toutefois, un mouvement de guérilla
nommé Mukti Bahini organisa une résistance fructueuse. Comme la crise de
l’armée pakistanaise s’intensifiait, le gouvernement indien,
craignant l’établissement d’un régime radical au Bengale oriental
intervint militairement. C’est sans grande surprise que ceci se
produisit, au moment même où le gouvernement indien était engagé dans une
répression féroce contre le mouvement radical Naxalite au Bengale occidental.
Banda jubilait. Dans une déclaration datée du 6 décembre 1971,
il écrivit : « Nous apportons un soutien critique à la décision du
gouvernement bourgeois indien pour son aide militaire et économique au
Bengladesh. »
La position adoptée indépendamment par la Revolutionary Communist
League (RCL) le 8 décembre 1971 était diamétralement opposée à celle de la
SLL :
« Nous appelons le prolétariat indien à rejeter la
prétention de la bourgeoisie indienne d’être les libérateurs du Bengale
oriental. Les trotskystes déclarent que l’intervention armée indienne au
Bengale oriental n’a qu’un seul et unique but : Celui
d’empêcher que la lutte pour le Bengladesh ne se développe en une lutte
pour l’unification, sur une base révolutionnaire, de l’ensemble du
Bengale. L’intervention armée indienne avait pour but de détruire la
lutte révolutionnaire bengali de libération, d’écraser le soulèvement des
masses au Bengale et d’installer un régime fantoche qui, par usurpation
frauduleuse du nom du gouvernement du Bengladesh, restreindrait et contiendrait
le mouvement de masse dans l’intérêt de la bourgeoisie et de
l’impérialisme. De ce fait nous appelons le prolétariat indien à adopter
lui aussi une position de défaitisme révolutionnaire par rapport à la guerre
contre révolutionnaire de la bourgeoisie indienne tout en soutenant par tous
les moyens possibles la lutte de Mukti Bahini.
« C’est là le seul programme révolutionnaire
destiné au prolétariat du sous-continent indien. Il découle logiquement et
inexorablement d’une analyse marxiste de l’ensemble de
l’histoire d’après-guerre du continent.
« Ce qui a été démontré durant ces vingt-cinq dernières
années, depuis l’octroi de ‘l’indépendance’ frauduleuse
par l’impérialisme britannique à ses loyaux serviteurs, la bourgeoisie
autochtone de ces pays, c’est qu’aucun des problèmes de base
économiques, nationaux ou sociaux ne peuvent être résolus par ces bourgeoisies.
Leur faillite absolue face à ces tâches historiques prouve la thèse centrale de
la théorie de la révolution permanente de Trotsky que seul le prolétariat
rassemblant derrière lui les masses rurales écrasées peut résoudre ces
problèmes qui représentent une partie des tâches de la révolution socialiste.
Le partage du sous-continent indien, conformément à la politique du diviser
pour mieux régner, soutenu par les bourgeoisies hindoue et musulmane ainsi que
par le stalinisme international formait le cadre dans lequel les énormes
antagonismes sociaux et nationaux étaient répriméset contenus afin de
garantir la domination du capitalisme, de la famine et de la misère de
centaines de millions de gens. Ces antagonismes, qui se développent comme à la
fois participant et résultant du développement de l’ensemble du système
impérialiste international, ne peuvent plus être contenus. »
Dans une lettre adressée à Cliff Slaughter le 16 décembre
1971, Keerthi déclare catégoriquement : « Il n’est pas possible de
soutenir la lutte de libération nationale du peuple bengali et de
l’unification volontaire de l’Inde sur la base de fondements
socialistes sans lutter contre la guerre indo-pakistanaise… Comment
peut-on même parler d’unification de l’Inde sans lutter pour le
renversement des classes dirigeantes en Inde et au Pakistan qui sont les
principaux obstacles à une telle unification ? »
Le 11 janvier 1972, dans une autre lettre, Keerthi critiquait
sévèrement l’approbation enthousiaste de Banda des succès de
l’armée indienne en lançant l’avertissement : « Ce qui se
cache derrière ces éloges enthousiastes sur l’armée indienne c’est
un rejet clair et net des capacités révolutionnaires du prolétariat bengali,
indien et pakistanais. »
Finalement le 27 janvier 1972 Mike Banda répondit : « Qu’a
représenté la guerre ? D’abord elle a représenté les tentatives de
la bourgeoisie pakistanaise de réprimer le peuple du Bengladesh avec le total
soutien de l’impérialisme américain. Mais, plus important encore, de par
la création du problème des réfugiés et de l’occupation militaire du
Bengale oriental, elle s’est développée en une menace manifeste à
l’encontre du marché intérieur déjà restreint de la bourgeoisie indienne pour
le compte de l’impérialisme américain…
« Presque du jour au lendemain la situation a
dramatiquement changé. La contradiction entre la classe ouvrière indienne et
les capitalistes indiens n’a pas pris fin. Certes non, mais elle a été
remplacée par le conflit entre la nation indienne et l’impérialisme
représenté par le Pakistan. »
Voilà qui était vraiment ahurissant : le conflit entre
les classes, selon Banda, était subordonné à la lutte entre les Etats bourgeois
de l’Inde et du Pakistan. Cette déclaration représentait une trahison des
principes les plus fondamentaux du marxisme. Il n’y avait aucune
différence fondamentale entre la position de Banda et celle des sociaux-chauvins
qui arguaient en 1914 que la contradiction entre la classe ouvrière et sa
bourgeoisie avait été remplacée par le conflit entre la nation allemande (ou
française, russe, britannique, etc.) et l’impérialisme de leur ennemi
national.
Banda réprimanda Keerthi dans des termes qui ont bien souvent
été lancés contre les marxistes : « ta position est trop dogmatique
et inflexible. Elle ne peut donc pas refléter fidèlement la diversité et les
contradictions de la réalité, et ne peut pour cette raison se frayer un chemin
vers les masses.»
Enfin, la lettre de Banda finissait sur une note plutôt
navrante : « S’il te plaît, n’en déduis pas que nous
soutenons la présence permanente des troupes indiennes au Bangladesh ou le
désarmement des guérilla par Rahman. Nous sommes et nous avons été opposés à
ceci. »
La critique de Keerthi n’apparut pas au grand jour,
et le CIQI paya un prix élevé. Le WRP dériva inexorablement vers la droite. Le
WRP se consacra de plus en plus impudemment à la tâche de défendre et de
justifier la politique des nationalistes bourgeois de Rhodésie, d’Irak,
de Libye ou du Liban. Dans le même temps, Banda devenait le plus fervent
défenseur des prétendues réussites de constructions d’Etatsréalisés
par la bourgeoisie nationale. Ceci eut des conséquences politiques qui furent
vraiment grotesques. En 1979, la junte indonésienne dirigée par le boucher
Suharto réagit à la déclaration d’indépendance du Timor oriental en
envoyant des troupes et en assassinant des dizaines de milliers de personnes.
Contrairement à la Socialist Labour League, section australienne du Comité
International, qui avait défendu le droit des habitants du Timor oriental de
faire sécession, Banda justifia la répression au Timor oriental au motif que
Suharto défendait la grande conquête du mouvement national indonésien :
l’unité de l’archipel indonésien.
Entre 1978 et 1982, le WRP trahit systématiquement les
principes du trotskysme en subordonnant le prolétariat aux mouvements nationaux
bourgeois tels l’OLP, le Front Patriotique de Mugabe et Nkomo et aux
régimes bourgeois tels ceux de la Libye, de l’Iran et de l’Irak.
Les positions adoptées par le WRP reflétaient celles des
pablistes qui trouvèrent leur expression la plus crue dans un discours prononcé
le 31 décembre 1982 par Jack Barnes. Il déclara : « La révolution
permanente n’est pas une généralisation correcte, ni adéquate,
c’est plutôt une généralisation qui crée plus de problèmes qu’elle
n’en résout, pour ce qui est de notre problème… Nous réussirons
bien plus de choses en restreignant la révolution permanente, en montrant à mon
avis qu’elle n’est pas correcte et de grande utilité en tant que
terme général dans notre programme. »
Quelle était l’alternative de Barnes ? « Nous nous
considérons comme faisant partie d’un mouvement marxiste mondial
englobant le Front Sandiniste de Libération nationale (FSLN), le New Jewel Movement,
le Parti communiste cubain… »
Le discours de Barnes ne laissait aucun doute dans nos esprits
quant à la trajectoire du WRP et dans notre rapport au CIQI du 11 février 1984,
nous avions consacré une partie substantielle de notre analyse à la critique de
la position de Barnes. Ceci provoqua, soit dit en passant, une réaction vive de
la part de Banda qui déclara avec colère : « Vous commencez par Barnes
et après ce sera le tour du WRP. » C’est en effet ce qui se
produisit
La RCL n’avait pas été invitée à la réunion plénière et il
lui fallut attendre encore vingt deux mois avant d’avoir connaissance de
mes critiques. Mais, je n’ai aucun doute que si Keerthi avait été
présent, il aurait soutenu sans équivoque et avec enthousiasme ce rapport.
La lutte au sein du CIQI avait une signification
objective : elle anticipait les profonds changements survenus dans la
situation mondiale et qui ont provoqué l’effondrement des mouvements
bourgeois et nationalistes petits-bourgeois qui furent tellement glorifiés par
les opportunistes.
Toute évaluation objective de la période d’après-guerre
révèle la faillite manifeste du nationalisme bourgeois et la fausse réalité des
« Etats indépendants » qui furent créés sous ses auspices.
Même dans les pays où les luttes de « libération
nationale » étaient menées par des mouvements au caractère ostensiblement
communiste, le résultat final fut la capitulation à l’impérialisme. La
Chine est à présent en train d’évoluer entièrement selon des critères
capitalistes et le Vietnam, qui a fait pendant trente ans la guerre contre
l’impérialisme français puis américain, est réduite à s’afficher
comme une source de main-d’œuvre bon marché dans le monde.
La scission au sein du Comité International a rendu possible
un réexamen intensif de toute la signification historique des mouvements de
« libération nationale » et de leur relation au prolétariat et à la
perspective de la révolution socialiste. Je dois dire qu’entre 1985 et
1987, l’évaluation par Keerthi de ces mouvements de libération nationale
devint de plus en plus critique, surtout lorsqu’il étudia le
développement politique de la lutte entre le régime de Colombo et les Tigres de
libération de l’Eelam tamoul (LTTE) dans le nord du Sri Lanka.
Dans l’intérêt de l’histoire, et afin de
comprendre le développement de la ligne politique de la RCL, il est nécessaire
de mettre l’accent une fois de plus sur le rôle véritablement traître
joué par le WRP au sein du Comité International et ses effets sur les
trotskystes sri lankais. Entre 1972 et 1979, le WRP invoqua la discipline du
CIQI pour imposer à la RCL une ligne politique par rapport au mouvement
national tamoul avec laquelle Keerthi et les autres dirigeants du parti étaient
en fort désaccord. C'est-à-dire que, conformément au point de vue de Banda
selon lequel les Etats bourgeois formés durant la période d’après-guerre
représentaient un phénomène historique progressiste, le WRP s’opposa
catégoriquement à la lutte des masses tamoules. L’opposition du WRP au
mouvement national tamoul revêtait un caractère droitier vu qu’elle se
basait sur une défense totalement réactionnaire de la légitimité des Etats
bourgeois établis après la Seconde guerre mondiale. Plus tard, en 1979, le WRP
effectua subitement un virage sur la question tamoule : il devint un
partisan enthousiaste du LTTE, le soutenant sans critique en adoptant la même position
qu’il avait déjà eue à l’égard de l’OLP et des autres
mouvements nationaux bourgeois.
Ce n’est qu’après la scission qu’il devint
possible de reconsidérer les problèmes du mouvement national tamoul dans le
cadre des riches expériences historiques faites durant toute la période
d’après-guerre et de l’application critique de la théorie de la
révolution permanente. Comme le disait souvent Keerthi, les opportunistes du
WRP ont « rendu l’eau trouble » et il fallait à présent que le
Comité International réaffirme les principes du marxisme en élaborant la
stratégie de la révolution socialiste mondiale.
En opposition à toutes les tendances opportunistes au Sri Lanka,
la RCL défendit inlassablement les droits démocratiques du peuple tamoul,
soutint le droit à l’autodétermination des Tamouls dans le nord et
s’opposa sans équivoque à la guerre réactionnaire et sanglante menée par
le régime cinghalais chauvin de Colombo contre les Tamouls. Toutefois, dans le
contexte de l’opposition intransigeante de la RCL à l’encontre des
chauvins cinghalais et de leur Etat bourgeois réactionnaire, Keerthi, dans les
derniers mois de sa vie, était de plus en plus convaincu que les tâches
stratégiques du prolétariat dans les pays historiquement opprimés ne pouvaient
être correctement définies en invoquant simplement les mots d’ordre de
« libération nationale » et « d’autodétermination ».
La signature de l’accord indo-sri-lankais début août
1987 révéla au grand jour plus que toute chose la faillite politique du LTTE,
et Keerthi réagit à ce développement par une lettre jetant la base d’un
développement plus poussé du programme du Comité International.
Il m’écrivit le 11 septembre 1987 : « La
situation actuelle exige tout particulièrement de résumer l’expérience
historique du prolétariat révolutionnaire par rapport aux mouvements de
libération nationale, notamment après la Seconde guerre mondiale. On peut être
sûr de tirer de nombreuses conclusions des expériences analysées par Lénine.
Mais nous devons aussi garder en mémoire le fait que lorsque Lénine a écrit sa
thèse pour la Troisième Internationale, les peuples coloniaux venaient tout
juste d’entamer leur lutte nationale contre l’impérialisme…
Et sa thèse ne doit pas être utilisée sans un œil critique, sinon elle
servira à obscurcir les nombreux changements qui ont eu lieu après la Seconde
guerre mondiale, notamment dans les pays de l’Est. Dans les pays de
l’Est aussi le nationalisme a subi une dégénérescence. Le révisionnisme
s’est adapté à cette dégénérescence, proclamant la nécessité de soutenir
le nationalisme de la bourgeoisie semi coloniale contre l’impérialisme.
Banda fut le porte-parole de cette tendance au sein du Comité International, du
moins à partir du début des années 1970. La subordination de la classe ouvrière
à ce nationalisme, subordination orchestrée par les staliniens et les
révisionnistes, a joué un rôle direct dans la séparation du reste de la classe
ouvrière des masses opprimées appartenant à de nombreuses petites nationalités,
et a ouvert la voie au développement de mouvements nationaux pour
l’indépendance de petites nations. Bien que ces aspirations à la liberté
démocratique sous la bannière du nationalisme à l’encontre de
l’Etat capitaliste aient un contenu progressiste bien défini, le nationalisme
s’est révélé incapable de réaliser l’émancipation nationale ou
d’unir les forces nécessaires au renversement de l’oppresseur. Et
en fait, au moment décisif, il fut un obstacle à l’unification de la
classe ouvrière qui seule est capable de diriger toutes les forces de la révolution
démocratique. »
La dernière réunion du Comité International du vivant de Keerthi
eut lieu en novembre 1987 et c’est au terme de cette réunion que fut
publiée une déclaration qui opposa au programme bourgeois du séparatisme
national tamoul la perspective des Etats-Unis socialistes de l’Eelam
tamoul et du Sri Lanka.
A présent, cinq ans après la mort de Keerthi, il est
indispensable de finir ce travail en dressant un bilan de la période
d’après-guerre et en évaluant la totalité de l’expérience des mouvements
bourgeois de libération nationale.
Tout en défendant les droits démocratiques de tous les peuples
opprimés, il est de l’obligation des marxistes de révéler comment les
mots d’ordre de « libération nationale » et
d’« autodétermination » ont, dans la pratique, été transformés
par les nationalistes bourgeois en justifications réactionnaires au service de
programmes séparatistes et communalistes ne disposant d’aucun authentique
contenu social démocratique ou progressiste.
Là où les marxistes ont attribué un contenu progressiste aux
mouvements de libération nationale, ils l’ont fait parce que ces
mouvements étaient, à certains égards, identifiés aux luttes pour surmonter la
domination impérialiste et l’héritage de l’arriération, des divisions
tribales et de caste, etc. L’« Inde » et la « Chine »
n’étaient pas des nations unifiées du point de vue ethnique ou
linguistique mais étaient des concepts politiques, supposant
l’unification graduelle des peuples de par un vaste territoire, en
ouvrant la perspective de véritables progrès économiques et culturels.
Ce contenu ne se trouve guère dans les mouvements qui
présentement revendiquent de prendre fait et cause pour la « libération
nationale. » Dans tous les cas, quels que soient les buts subjectifs des
différents mouvements, la libération de l’humanité ne peut progresser en
cette ère d’intégration économique mondiale en établissant de nouveaux
Etats nationaux. La création d’enclaves territoriales spéciales pour
chaque couche de la population revendiquant une identité nationale,
linguistique, religieuse ou ethnique distincte est une perspective dont la
réalisation signifierait une descente vers la barbarie.
Trotsky a avancé des arguments très clairs à ce sujet. Même de
son vivant, époque où la revendication de l’autodétermination avait
encore un contenu progressiste, elle ne se situait pas au-dessus de la lutte
pour l’établissement de l’unité de la classe ouvrière sur la base
d’un programme socialiste. La revendication de l’autodétermination
ne signifiait, ni à cette époque ni de nos jours, la réconciliation entre le
marxisme et le nationalisme. Avant tout, elle ne contraint pas le parti
marxiste à soutenir de quelque manière que ce soit les mouvements séparatistes.
Les écrits de Trotsky sur la question de l’autodétermination de la
Catalogne par exemple sont très instructifs à ce sujet.
Pour conclure ce long exposé, permettez-moi d’expliquer,
tout comme l’a fait le président de la réunion, la raison pour laquelle
j’ai choisi la forme d’une conférence. La raison en est qu’à
mon avis l’appréciation de la signification du travail de Keerthi
n’est possible que sur la base d’un examen historique des
traditions théoriques de l’internationalisme révolutionnaire sur lequel
était fondé son travail intellectuel et politique.